Le Dhamma de la Forêt


S’engager à fond dans la pratique

par le vénérable Ajahn Dtun Tiracitto


Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Ces enseignements ont été donnés aux moines du monastère d’Ajahn Dtun, Wat Boonyawad le 27 octobre 2000.

 
Nous sommes réunis ce soir à l’occasion d’Uposatha [jour d’observance lunaire]. C’est la fin de la retraite des pluies ; la saison froide approche. La nature change et enchaîne les saisons humides, froides et chaudes tandis que la vie des êtres raccourcit sans cesse. Mais, quelle que soit la saison, faisons en sorte de nous engager toujours à fond dans notre pratique du Dhamma-Vinaya [l’Enseignement du Bouddha et les règles monastiques]. Le Bouddha a instauré le Dhamma-Vinaya pour que nous, en tant que moines et novices, puissions cultiver sila, samādhi et paññā [la vertu, la méditation et la sagesse]. Ces enseignements et ces règles ont été donnés pour que nous puissions suivre jusqu’au bout la voie du Nibbāna. C’est pourquoi nous devons nous remémorer l’exemple tracé par le Bouddha et le suivre fidèlement dans le développement de notre pratique du Dhamma.

Réfléchissez à la façon dont se comportaient les Krooba Ajahns [les grands Eveillés de la Tradition de la Forêt], réfléchissez à la direction que nous font prendre les Arahants. Utilisez tout ce que vous avez pu entendre et apprendre d’eux, depuis Ajahn Mun jusqu’à Ajahn Chah. Ce sont les modèles à suivre.

Comment se comportaient ceux que nous considérons comme nos Krooba Ajahns ? Etaient-ils négligents dans leur pratique du Dhamma-Vinaya ? Avaient-ils de nombreux désirs ? Non, d’après ce que nous en savons, les Krooba Ajahns s’engageaient à fond dans leur pratique. Ils sacrifiaient leur vie au Dhamma en se disant : « Même si mes efforts ne portent pas le fruit de l’Eveil, mieux vaut mourir en essayant d’y parvenir. Et si le moment n’est pas encore venu pour moi de mourir, puissé-je voir le Dhamma ! Puissé-je réaliser le Dhamma ! »

Ils étaient sincères dans leur aspiration à réaliser le Dhamma. La vie n’était pas aussi facile pour eux qu’elle l’est pour nous aujourd’hui. Etudiez bien la manière dont ils pratiquaient. Combien d’effort déployaient-ils chaque jour ? Je suis sûr que vous le savez. Quelle quantité de nourriture mangeaient-ils ? Beaucoup ou peu ? Vous l’avez sûrement entendu dire. Dormaient-ils beaucoup ? Se contentaient-ils d’un minimum d’effort ? Bien au contraire !

Ceux qui aspirent à se libérer de dukkha [la souffrance] et qui ont foi dans la pratique, s’appliquent à méditer sans relâche. C’est cet effort qui mène à la cessation de dukkha dans le cœur. De tels êtres se contentent de peu. Pour eux, s’allonger ne sert qu’à reposer le corps, en général pas plus de quatre heures par jour. Ils mangent juste ce qu’il leur faut, ni trop ni trop peu. Et, quand il s’agit de méditation, ils pratiquent sati-sampajañña [l’attention doublée de claire compréhension] puis l’appliquent à tout ce qu’ils font, rendant la mise en application de ces vertus aussi continue que possible. D’instant en instant, ils essaient d’être attentifs et clairement conscients, de façon à veiller sur leur cœur et leur esprit. Ils pratiquent modération et retenue pour tout ce qui concerne les contacts sensoriels — que ce soit avec les yeux, les oreilles, le nez, la langue ou le corps. Comme ils ne permettent pas à leur esprit de tomber dans le piège du plaisir ou du déplaisir vis-à-vis des choses qu’ils voient, entendent, sentent, goûtent ou touchent, ils peuvent demeurer centrés.

Ne croyez pas que, quand ils ont débuté, tous nos Krooba Ajahns avaient la vie facile. Chacun d’eux a dû faire face à des difficultés et des souffrances. Comme le dit le proverbe : « Si tu tombes, relève-toi ! Si on te frappe, continue à te battre ! » Bien qu’ils aient été « frappés » par les difficultés, ils se sont toujours relevés et ont poursuivi le combat. Ils se sont engagés, avec une détermination à toute épreuve, à faire de leur mieux jusqu’à leur dernier souffle et, sans faillir, cet engagement a orienté leur cœur tout droit sur la voie du Nibbāna.

Leur effort consistait à établir sati [l’attention, la présence consciente] et à maintenir cet effort tout au long de la journée, quoi qu’ils fissent. En position debout, en marchant, allongés ou en pleine action, les Krooba Ajahns étaient des êtres qui avaient sati — du moins autant que cela leur était possible à leurs débuts. Et, à chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, ils recherchaient l’opportunité de méditer, en position assise ou en marchant, de façon à apporter de la continuité à l’effort de leur cœur. Ils essayaient de trouver le temps de développer samādhi bhāvanā [le développement de la concentration] pour que leur esprit soit paisible et concentré. Même si, au début, leur esprit et leur cœur étaient encore obscurcis par l’ignorance ou écrasés par le sommeil, chacun essayait de dépasser patiemment ces obstacles et continuait à pratiquer. S’il sentait le sommeil le gagner quand il méditait en marchant, il continuait à marcher jusqu’à ce que le sommeil se dissipe.

Voilà comment se comporte celui qui fait des efforts. Les obstacles doivent être dépassés. Marchez jusqu’à ce que vos yeux restent bien ouverts et que vous cessiez de bâiller. Marchez jusqu’à ce que votre cœur et votre esprit soient en paix. Si le sommeil brouille votre esprit pendant la méditation assise, c’est que l’attention et la concentration doivent être davantage axées sur votre objet de méditation jusqu’à ce que le bonheur fasse fleurir votre cœur. Si des émotions difficiles remontent à la surface, qu’il s’agisse d’un désir pour des plaisirs sensoriels, d’une colère ou d’une attirance sexuelle, faites usage de votre attention et de votre sagesse pour trouver un moyen d’y remédier.

En général, quand le sommeil se fait sentir, nous nous allongeons, nous n’envisageons même pas la possibilité de le contrer, nous n’essayons pas de contrer ces obstacles qui obscurcissent notre esprit. Nous ne savons pas ce que signifie résister aux obstacles au moyen de la méditation assise ou en marchant. Quand la colère ou le mécontentement apparaît, nous nous y attachons, comme si nous ne savions pas comment agir entre nous avec amitié et pardon, ou bien nous réprimons nos sentiments. Nous ne développons pas les quatre vertus sublimes que sont l’amitié bienveillante, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité. Pourtant ce sont ces qualités qui apaisent et nourrissent le cœur des êtres, qui lui apportent fraîcheur et tranquillité.

Si un corps nous semble attirant, nous ne savons pas comment contempler ce corps dans ce qu’il a d’insubstantiel et d’éphémère. Nous avons tous entendu des enseignements où il est dit que, lorsque l’on ressent de l’attirance pour un corps, on doit investiguer ce corps et contrer l’attirance par la méditation sur le corps — le décomposer en 32 éléments, en voir l’aspect repoussant, ou bien simplement voir qu’il n’est qu’un agrégat des éléments terre, eau, feu et air — pour y voir l’impermanence, la souffrance et le côté non personnel. Cependant, il arrive que nous laissions nos pensées et nos sentiments s’évader, oubliant de méditer sur ces thèmes alors que ces contemplations sont le remède qui soulage le cœur et l’esprit. Dès lors, les obscurcissements mentaux prennent le dessus et, inévitablement, la fermeté de l’esprit décline peu à peu tandis que l’attention, la concentration et la sagesse s’affaiblissent.

Quiconque porte les robes du moine, est soutenu matériellement pour porter les couleurs du Bouddha, mais ne se comporte pas et ne pratique pas selon le Dhamma et le Vinaya, participe au déclin du bouddhisme. Si nous aspirons à pratiquer le Dhamma, nous devons prendre le temps, sur notre route, de contempler l’exemple du Bouddha et de ses grands disciples et tenter de les émuler.

Quand on pratique avec détermination, même si des obstacles s’élèvent dans le cœur et l’esprit, on les voit et on les reconnaît dès qu’ils apparaissent. Si l’attention est vigilante, comment ne pas voir toutes les pensées et les émotions qui viennent obscurcir l’esprit quand elles se manifestent ? Pourtant, nous sommes souvent négligents et nous permettons à l’esprit de s’enchaîner à nos émotions, de monter sur le train des pensées creuses du monde, ce qui porte préjudice à la concentration et ne sert pas à développer la sagesse. Ensuite, du fait de ces obstacles et des états d’esprit qui obscurcissent le cœur, nous ne sommes plus en mesure de voir les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire de voir la nature essentiellement impermanente et impersonnelle de la réalité.

Ce problème des kilesa [les souillures qui obscurcissent le cœur et l’esprit] est dans le cœur de chacun d’entre nous. Pour les contrer et y mettre fin, le Bouddha nous a montré la voie de sila, samādhi et paññā, la voie qui met fin à la souffrance. Puisque vous vous avez été assez inspirés par le message du Bouddha pour vous faire ordonner dans sa communauté monastique, vous devez faire en sorte de ne pas vous laisser aller à la négligence. Comme l’a dit le Bouddha dans son dernier enseignement : « Moines ! Les phénomènes apparaissent, dégénèrent puis périssent, alors ne soyez pas négligents ! » Etes-vous négligents en tant que moines ? Vous dépendez des laïcs pour subsister mais, en échange, déployez-vous des efforts constants ? Ou bien êtes-vous de ceux qui mangent, boivent et dorment beaucoup et recherchent le bonheur dans un petit somme plutôt que dans la méditation et la sagesse ? Si c’est le cas, comment la connaissance et la réalisation du Dhamma pourront-ils jaillir dans votre cœur ?

Il y a encore une grande partie du Dhamma que vous ne connaissez pas, que vous n’avez pas expérimentée. Vous aspirez à connaître et à voir le Dhamma mais si les causes et les conditions favorables ne sont pas en place, les résultats ne pourront pas apparaître. Ou bien croyez-vous que votre cœur est déjà assez pur pour ne plus avoir besoin de consacrer votre temps à la pratique de la méditation, de faire des efforts dans cette pratique pour parvenir à la cessation de la souffrance ? Ou bien croyez-vous que vous allez vivre mille ans ou dix mille ans et qu’il n’y a donc aucune urgence à pratiquer autant que possible ? Croyez-vous que la mort ne soit pas la conséquence inévitable de la naissance ? Que vous n’allez pas être affaiblis par la décrépitude de la vieillesse ? Pas opprimés par la maladie et la santé défaillante ? Pas harcelés par la mort ?

Je vous demande de bien réfléchir à tout cela. Soyez déterminés dans votre engagement. Ne serait-ce que parce que nous mangeons une nourriture qui nous est offerte, que nous dépendons des laïcs pour tout ce dont nous avons besoin, nous devons faire des efforts continus chaque jour et dans toutes les postures. Quand, la foi animant notre cœur, nous nous engageons sincèrement à développer la méditation, nous pensons au Bouddha comme à notre guide, nous approfondissons notre compréhension du Dhamma-Vinaya et le voyons comme notre véhicule, nous nous remémorons comment pratiquaient les grands disciples éveillés et faisons tout notre possible pour suivre leurs traces, puissions-nous tous être inspirés par la confiance qui nous permettra d’avancer, de développer l’attention, de pratiquer samādhi et finalement de voir apparaître la sagesse.

L’effort est ce qui brûle les kilesa et les élimine définitivement du cœur et de l’esprit. Si vous ne faites pas d’efforts, est-ce parce que vous croyez que dormir brûle les kilesa ? Que manger beaucoup vous en délivrera ? Que bavarder entre vous est la solution qui y mettra fin ? L’effort de maintenir sila, une conduite vertueuse, dans les limites du Dhamma-Vinaya, l’effort qui génère samādhi, l’effort d’approfondir la pratique avec sagesse pour bouter les kilesa hors du cœur et de l’esprit, voilà ce qui est important. Il est crucial que chacun tente de fournir un effort régulier et constant. Il faut donc que vous passiez des heures et des heures à méditer en position assise ou en marchant, jour après jour. Utilisez sati et paññā, l’attention et la sagesse, pour trouver des moyens de lâcher ces pensées et ces émotions qui naissent des kilesa.

En toute chose, il doit y avoir le discernement de sati-paññā, l’attention doublée de sagesse, pour renoncer aux kilesa à chaque fois qu’ils pointent leur nez. Si nous fournissons un effort régulier, la concentration du samādhi ne peut manquer d’apparaître et, quand samādhi apparaît, sati, l’attention, devient plus stable. Avec une attention plus stable, les moyens habiles de paññā, la sagesse, apparaissent et les kilesa sont lâchés. L’attachement aux choses est progressivement abandonné, petit à petit. Efforcez-vous donc de vaincre les kilesa de votre cœur et de votre esprit. Ne perdez pas de temps, ne gâchez pas cette précieuse opportunité d’être ordonnés, ne la laissez pas passer sans en profiter, à vous complaire tandis que les jours et les nuits passent inéluctablement ...

Même si la retraite des pluies est terminée, nous devons continuer à développer la méditation quel que soit la saison, le jour ou l’heure, sans jamais reculer.

Je vous en ai dit assez aujourd’hui pour vous donner à réfléchir, donc j’aimerais arrêter là.