Le Dhamma de la Forêt


L’Eveil, c’est Maintenant !

Ajahn Sumedho

 

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/

 

Centre de Méditation de Beatenberg, Suisse. Juin 2001 

La méditation, c’est nous entraîner à nous ouvrir à l’instant présent. L’Eveil, c’est maintenant. La seule chose que nous puissions réellement expérimenter, c’est maintenant. Etre attentif, apprendre à maintenir notre Attention dans le présent, c’est ce que nous développons, ce que nous cultivons.

Nous vivons avec l’illusion du temps comme base de notre réalité, de sorte que nous trouvons très facile d’éloigner de nous le présent pour pouvoir mieux penser à l’avenir. Quand on est jeune, on croit que le futur contient toutes les promesses. La société dans laquelle nous vivons pense comme cela et nous encourage ainsi à toujours programmer l'avenir. C’est là aussi que nous attend l'Eveil.

Même dans le contexte bouddhique, on retrouve cette illusion selon laquelle on pratique maintenant pour trouver l’Eveil plus tard.

L’avenir semble contenir d’infinies possibilités. Pourtant, l’avenir n'est que spéculation, c’est ce que nous ne savons pas. Les choses pourraient arriver ou pas. Peut-être que oui, peut-être que non. Mais ce que nous pouvons savoir de l’avenir aujourd’hui, c’est l’inconnu. Nous ne savons pas. Même pour demain, nous pouvons toujours dire que nous nous retrouverons demain matin à six heures, mais c’est encore une hypothèse : nous pensons que nous pourrons le faire mais, là où nous en sommes à cet instant, il s’agit d’une simple supposition, d'une possibilité.

Quand nous vivons pour l’avenir, nous vivons toujours dans un monde de planification, supposition, espoir, anticipation ou encore de peur et de crainte. Plus nous vieillissons, plus l’avenir se présente avec des restrictions : vieillesse, maladie et finalement mort. Ce n’est pas si drôle, n’est-ce pas ? Quand on est jeune, on voit dans l’avenir d’infinies possibilités de succès, d’amour, d’aventure, de plaisir, d’épanouissement. Et puis il y a aussi la crainte, la peur d’échouer que nous connaissons tous. Mais ce que je veux montrer clairement, c’est que le futur, à cet instant précis, c’est l’inconnu. Soyez simplement attentifs à ce que cela signifie de ne pas savoir. Faites-en l’expérience : demain ...  l’année prochaine ... dans 10 ans …

Réfléchissez à la façon dont vous vivez le temps actuellement. Nous donnons tellement d’importance au temps. Combien parmi vous vivent leur vie pour l’avenir ? C’est là que se trouvent vos espoirs, n'est-ce pas, mais aussi vos peurs. La mort se situe dans le futur et pour beaucoup, c’est effrayant. La mort est ce que l’on ne connaît pas. Elle n’a pas encore été. On peut croire certaines choses sur la mort, par exemple «quand on est mort on est mort, c’est l’oubli total», mais on n’en sait rien. On peut croire à la version bouddhiste de la réincarnation : si vous avez bien agi dans cette vie et que vous n’atteignez pas l’Eveil, vous pouvez renaître dans un monde meilleur, le monde des dévas par exemple. C’est ce que beaucoup de gens espèrent en Thaïlande en donnant de la nourriture aux moines tous les jours ! Dans une prochaine naissance vous serez peut-être plus beau ou vous vivrez dans un monde meilleur. Il y a aussi la possibilité d’aller dans un monde pire que celui-ci. Mais ce sont des suppositions, nous n’en savons rien. En ce qui me concerne, j’ai peut-être des préférences pour la façon dont les Bouddhistes voient les choses mais, en cet instant précis, tout ce que je peux dire sur la mort et ce qui va se produire quand je mourrai, c’est que je n’en sais rien.

Je voudrais insister sur la réalité de ce « je n’en sais rien » plutôt que l’ignorer et passer à côté. C’est un fait, une certitude « je n’en sais rien ».

Quant au passé, que représente-t-il en cet instant ? C’est ce dont nous nous souvenons : il y a deux semaines, j’étais en Thaïlande ; il y a deux mois, j’étais aux Etats-Unis. Nous avons des tas de souvenirs mais, pour ce qui concerne cet instant précis, ce moment présent, ce pur présent, nous voyons que l’élément temps est une illusion : le passé n’est qu’un souvenir qui apparaît dans le présent ; l’avenir est l’inconnu. Nous constatons que cette conscience est la connaissance. La connaissance est maintenant, dans l’ici et maintenant.

Bien sûr, c’est quelque chose qu’il faut voir clairement, en toute confiance. Si vous cultivez cette vision des choses, vous verrez qu’elle peut vous apprendre beaucoup. C’est une forme de prise de conscience. Ce n’est ni une supposition ni une croyance aveugle en une théologie ou une métaphysique. Il n’est pas question de convaincre, de convertir ou de nier. Simplement de prendre conscience, à travers sa propre expérience, de ce qui est vraiment.

Le Dhamma, ici, c’est que le futur est l’inconnu. Nous commençons ainsi à reconnaître les choses telles qu'elles sont réellement au lieu d'imaginer l’avenir selon notre conditionnement.

Nous avons l'habitude de nous voir en fonction de notre passé, de notre histoire. Parfois on me demande une petite biographie pour me présenter avant une conférence. Il en ressort quelques lignes du type : « Moine américain, né en 1934, était dans la Navy, a fait ses études à Berkeley, disciple d’Ajahn Chah … » Seulement les bonnes choses de ma vie (jamais rien de négatif !) pour inspirer les gens qui vont venir m’écouter parler. Mais en termes de réalité, il n’y a aucune continuité dans cette personnalité. Il n’y a rien dont je puisse dire qu’il soit encore mien depuis 1934. Regardez le corps : il a complètement changé comme le reste. Mais la mémoire donne l’impression d’une continuité, comme si j’étais aujourd’hui la même personne que cet enfant né en 1934 et qui a vieilli. C’est pourquoi, quand nous nous accrochons à ces perceptions, nous avons un sentiment de continuité, le sentiment qu’il existe une personnalité, que nous sommes quelqu’un de permanent, né il y a tant d’années et assis ici aujourd’hui. En réalité, quand on examine de près ce sentiment d’exister par rapport à nos souvenirs, il n’y a là que des moments plus ou moins vagues ; nous avons oublié la plupart des événements de notre vie. Nous ne nous rappelons que les succès ou les échecs, les moments forts de notre vie ; mais la routine, le quotidien, on a tendance à l’oublier. Par exemple, tous ceux qui étaient assez âgés à l’époque se rappellent où ils étaient quand le président Kennedy a été assassiné. Moi, je m’en souviens. Je ne me souviendrais pas de grand-chose si on me le demandait, seulement des moments spectaculaires comme celui-ci.

Mais ces souvenirs apparaissent dans le présent et cessent dans le présent. C’est ce que nous remarquons : tous les phénomènes conditionnés ont la caractéristique du changement : ils apparaissent puis disparaissent. Apparaître et cesser, naître et mourir — ces mots contiennent la notion de début et de fin, tout comme l’inspiration et l’expiration, ce processus permanent de commencement et de fin. Inspirer et expirer. On ne peut inspirer que jusqu’à un certain point et puis on ne peut plus. A ce moment l’inspiration s’arrête, ce qui conditionne l’expiration et puis on ne peut plus expirer, on s’arrête et on inspire. Tel est le modèle des phénomènes conditionnés : ils apparaissent, et puis cessent.

Ce dont nous devons être conscients, c’est de l'impermanence des phénomènes plutôt que nous accrocher à leurs qualités. D’habitude nous nous attachons à la qualité des conditions : si une chose est belle ou laide, bonne ou mauvaise, importante ou pas. Nous nous intéressons à la qualité : ceci vaut la peine, cela est une perte de temps, etc., mais nous ne développons la sagesse. Dans la vision pénétrante, la qualité ne nous intéresse pas; nous observons plutôt comment sont les choses, comment elles changent, car il n’y a pas de qualité qui ne subisse le processus du changement. On s’éveille ainsi au changement, à ce mouvement que l’on expérimente, au lieu de se laisser fasciner ou dégoûter par la qualité de nos pensées, de nos émotions, de nos sentiments ou de nos expériences.

Nous sommes donc des personnes qui sont nées un jour, qui sont venues à cette retraite pour pratiquer, pour se libérer de leurs attaches, de leurs problèmes, de façon à atteindre l’Eveil un jour. C’est comme cela que nous nous percevons en général : nous devons travailler sur nous-mêmes, nous ne sommes pas assez bons comme nous sommes : «J’ai des tas de problèmes, de difficultés émotionnelles, d’attachements et, en venant à cette retraite, j’espère obtenir un regard plus juste sur moi-même et ensuite, peut-être, avant de mourir, j’atteindrai l’Eveil … si je vais à suffisamment de retraites de méditation ! » Donc l’Eveil se situe dans le futur. En cet instant il y a cette personne avec son passé qui a des problèmes, des attachements et des besoins, qui n’est pas éveillée et qui espère qu’un jour, après avoir médité assez longtemps, elle atteindra l’Eveil.

Reconnaissez-vous là votre façon de penser ? Vous créez cette perception, cette supposition mais vous n’êtes peut-être pas tout à fait conscients de cette attitude : ce que vous pensez être en cet instant, la façon dont vous vous percevez en tant que personne. Je suis sûr que la plupart d’entre vous ne se considèrent pas comme éveillés. Vous mettez plutôt l’accent sur vos défauts. C’est une attitude typiquement occidentale. On s’attache à ses problèmes, on s’y identifie. On est très critique vis-à-vis de soi : « Il faut que je fasse des efforts, que je médite, que j’apprenne la concentration, que je me débarrasse de ma torpeur, de ma colère, de mes soucis, de mon agitation et de mes doutes. Il faut que je me débarrasse de tous ces défauts parce qu'ils me rendent la vie impossible. Peut-être que si je pratique assez intensément, j’y parviendrai. » Je suis sûr que certains d’entre vous fonctionnent comme cela.

Ce que je veux souligner, c’est qu’en termes d’ici et maintenant, il s’agit là d’une fabrication mentale. Si nous ne nous en rendons pas compte, nous continuons à méditer en nous disant : «Je suis cette personne et pour devenir comme ceci ou comme cela dans l’avenir, je dois faire ceci ou cela». Si vous fonctionnez ainsi, après des années de méditation, vous serez toujours bloqués au même point parce que votre point de départ est erroné. Si vous commencez dans l’erreur, vous finissez dans l’erreur.

Ce que je vous suggère donc aujourd'hui, c’est de placer votre confiance dans une vigilance éveillée plutôt que dans les idées que vous avez sur vous-mêmes — même si, sur le plan conventionnel, il y a du vrai là-dedans. Il ne s’agit pas de dire que ce sont des mensonges ni de les rejeter, mais je vous encourage à mettre votre confiance dans les moments d’Attention éveillée avant que vous n'apparaissiez comme une « personne ». Un simple acte d’Attention, de présence. Nous nous ouvrons simplement et nous écoutons avant même de nous percevoir comme quelqu’un qui doit faire quelque chose de façon à atteindre quelque chose.

Ainsi vous commencez à remarquer, à vous familiariser avec cet état d’Attention, de présence, d’écoute. Cet état transcende le temps, c’est ce que l’on appelle la porte s’ouvrant sur l’immortalité. Grâce à cette Attention, à cette présence, vous vous retrouvez dans un espace où le temps n’existe pas, dans un état hors du temps. Quand vous perdez cela, vous vous retrouvez dans le domaine du temps, vous vous retrouvez une personnalité, le sentiment d’être un « soi », vos limitations, vos défauts, vos espoirs et vos peurs concernant l’avenir, le regret, le remords, la culpabilité par rapport au passé et tout cela tourne encore et encore dans ce que l’on appelle « le cycle sans fin du samsara ». Vous créez vous-même ces illusions et elles tournent sans cesse. Avez-vous remarqué que, quand vous commencez à vous analyser en tant que personne qui doit faire quelque chose pour pouvoir devenir quelque chose, quand vous partez de cette perception des choses et que vous y croyez vraiment, vous vous retrouvez à tourner en rond indéfiniment — en tout cas c’est ce qui se passe pour moi ! Essayez si vous voulez. Le simple fait d’essayer de résoudre mes problèmes en tant que personne, de déterminer ce que je devrais faire, de regretter mes actions passées ou de m’inquiéter de l’avenir, entraîne aussitôt le cercle vicieux du samsara. Mais dès l’instant où l'on en prend conscience, on transcende le samsara et toutes ces habitudes basées sur l’illusion à laquelle on s’identifie, on se lie.

Donc, je vous encourage vraiment à faire confiance à l’Attention éveillée, à la présence éveillée. C’est aussi simple que cela. Il ne s’agit pas de faire de gros efforts pour entrer dans un profond samadhi qu’il vous faudrait cultiver et contrôler. Parce que si vous voulez des expériences de conscience très subtiles, il faut priver vos sens de nombreux éléments environnants. C’est de cette manière que l’on y arrive : en se coupant de toutes les distractions, de toutes les causes d’irritation que le monde peut provoquer sur les sens. Peu à peu, on recherche de plus en plus de calme et on s'éloigne de tout ce qui n’est pas tranquille et paisible. Ce type d’expérience peut être très agréable mais nous ne devons pas nous y fier car elles sont trop liées aux circonstances extérieures. Elles ne peuvent pas nous libérer car elles sont facilement réduites à néant du simple fait que nous vivons dans un monde qui n’a pas cette finesse de perception et que notre corps lui-même n’est pas fait de cette texture raffinée qu'ont les dévas ou les anges. Nous avons des corps d’animaux. Nous devons survivre au moyen de nos énergies instinctives, nous avons besoin de nourriture et de prendre soin du corps et de ses fonctions. C’est pourquoi nous devons remettre en cause ces états d’Attention profonde. Il ne s’agit pas de les critiquer mais de remarquer que la sphère dans laquelle nous vivons est assez grossière et donc avoir des expériences de conscience raffinées, bien que cela témoigne d’une bonne qualité de pratique, ne peut être un refuge du fait de la nature instable du monde où nous vivons. Le véritable Eveil ne peut être atteint qu’au moyen de l’Attention, de la présence et de la sagesse.

J’avais moi-même l’habitude de me considérer ainsi : « Je suis cette personne, j’ai des tas de problèmes, j’ai vécu toutes sortes d'infortunes et j’espère que ma méditation me permettra de résoudre mes problèmes, de me libérer de mes blocages et de m’apporter l’illumination. » J’écoute ces pensées, je les fais tourner dans ma tête; je les écoute mais je n’y crois pas. J’écoute les suppositions que je fais, basées sur le fait que je suis cette personne qui doit faire quelque chose : je ne suis pas assez bien comme je suis, je dois m’améliorer pour devenir cette personne idéale qu’est un être Eveillé, un Arahant.

Si vous regardez bien, vous constatez qu’il s’agit là de fabrications mentales. En réalité, vous inventez tout cela. Par contre, ce en quoi vous pouvez avoir confiance dans cet instant présent, c’est votre Attention — pas votre sentiment d’être une personne ou une personnalité. Et ceci nous amène à Bouddho. Bouddho est cette Attention éveillée en laquelle nous prenons refuge. Le Bouddha connaît le Dhamma, c’est-à-dire les choses telles qu’elles sont. Bouddho, c’est la connaissance : on sait que ces conditions sont des conventions. « Je suis cette personne, je m’appelle … », est une convention. C’est tout à fait acceptable dans le monde conventionnel mais se saisir de cela pour en faire notre identité ne peut que mener à la souffrance et au malheur.

Il s’agit donc de briser cette illusion, cette croyance en une convention que j’appelle « moi ». Quand j’arrive à voir cela clairement, je peux toujours continuer à utiliser le « moi » pour communiquer mais ce n’est plus mon identité, c’est une convention pratique que j’utilise en société. Il s’agit de ne plus se limiter à ces perceptions erronées.

Je vous propose donc de simplement commencer à considérer les choses sous cet angle et à observer. Et quand surgit la pensée : « Mais, alors que suis-je si je ne suis pas cela ? C’est vrai que j’ai des problèmes, je ne peux pas le nier ! », prendre conscience que c’est moi qui ai créé cela aussi. Il ne s’agit pas de nier les faits — dire : « Je n’ai aucun problème » serait encore un jeu — mais d’écouter, d’être dans un état d’Attention plutôt que d’identification avec certaines perceptions, idées, opinions ou façons de voir.

Là, nous voyons aussi que nous ne partons pas d’une illusion mais d’une connaissance, d’une pure connaissance, simplement en ayant confiance en cet état d’Attention. Cette Attention est pure, c’est la conscience pure, non encore contaminée par notre scénario personnel, notre CV. Elle est comme elle est, absolument pure. Et puis, en ayant confiance en elle, nous commençons à voir comment nous créons le sentiment d’un moi : « Je suis cette personne. » Ainsi, en nous éveillant à cette réalité, nous ne partons pas d’une illusion — essayer d’atteindre l’Eveil dans le futur — mais nous utilisons l’Eveil comme moyen. En faisant confiance à cette Attention, nous sommes, en fait, en état d’éveil. L’Eveil est le moyen que nous utilisons. Nous voyons les choses exactement comme elles sont plutôt qu’à travers les distorsions du conditionnement de notre esprit.

Quand on y pense, une telle vision des choses peut faire un peu peur, on a l’impression que l’on risque de disjoncter ! Je reconnais que cela peut paraître très bizarre parce que votre esprit pensant n’est pas encore équipé pour y faire face. Il faut un peu de temps pour douter de son esprit pensant parce que celui-ci est fortement conditionné par une vision erronée des choses. Il est conditionné à croire que je suis cette personne, cette personnalité, ce corps : « C’est moi, j’ai des papiers, un certificat de naissance, un passeport pour prouver la réalité de ce moi qui est une personne née en 1934. J’ai même un certificat de naissance avec l’empreinte de mon pied, un petit pied de bébé … » Quand je regarde mes pieds aujourd’hui ! (Eclat de rire.)

Donc l’Attention est la porte que nous avons, à l’intérieur même de cette forme changeante et vulnérable, pour nous permettre de véritablement transcender la réalité conventionnelle dans laquelle nous vivons et les conditions auxquelles nous nous identifions.

Dans le Dhammapada, une de mes strophes préférées est : « La présence, ou Attention éveillée, est la voie de l’immortalité. » Etre présent, être attentif à la vie, à cet instant. Il ne s’agit pas de pratiquer la méditation pour apprendre à être attentif un jour. C’est immédiat. L’Attention, c’est maintenant. Si vous vous dites : « Je serai attentif demain », vous n’y êtes pas du tout. L’Attention ne peut être que maintenant. Etre attentif au présent c’est l’immortalité, c’est transcender les conditions du corps et de la personnalité qui sont soumises au changement et à la mort. Si vous examinez votre personnalité, vous constatez qu'elle est éphémère, qu'elle change en fonction des circonstances. Quand je regarde ma personnalité, je vois bien qu’elle change selon avec qui je suis, la position de l’un et de l’autre, etc. Donc elle dépend d’autres facteurs. Mais cette chose qui est consciente de la personnalité, cette conscience, ce Bouddho, c’est cette pure subjectivité. Bouddho est le pur sujet, la pure conscience, mais cela n’a rien de personnel. Ce n’est pas Ajahn Sumedho, ce n’est personne. Ce n’est ni bouddhiste ni quoi que ce soit qui serait encore une convention. C’est naturel, c’est le Dhamma, c’est ainsi. Mais nous avons tendance à fonctionner différemment : nous pensons que notre personnalité est le sujet. Alors quand nous fonctionnons à partir de l’illusion de la personnalité — « je suis cette personne, ce corps » — nous fonctionnons dans l’illusion, nous interprétons tout à partir des limitations de la personnalité. C’est ainsi que nos expériences sont parfois extrêmement déformées du fait des limitations de nos habitudes émotionnelles ou de notre identité personnelle.

Il y a une chose, par exemple, qui m’a vraiment poussé à devenir moine. C’était il y a des années, à l’occasion de mon trentième anniversaire. J’étais dans le Peace Corps dans l’état de Saba en Malaisie, au nord de Bornéo. Je me rappelle ce jour-là. Je me suis dit : « Trente ans ! Je vieillis. » (Maintenant cela paraît très jeune, mais c’est ce que j’ai pensé à ce moment-là !) Et j’ai su que j'étais déçu par ma vie. Je n’aimais pas ma façon de vivre, j’étais déçu de ne pas avoir vécu les aspirations que j’avais à vingt ans. J’avais l’impression d’avoir échoué, tout semblait aller mal dans ma vie. Sur le plan personnel, dans la mesure où je m’identifiais à cette personnalité, je me sentais désespéré. Il semblait impossible, à ce stade, d’améliorer ma personnalité. L’intuition que j’ai eu alors c’est que, par contre, je pouvais peut-être la transcender et que cela pourrait se faire grâce à la méditation bouddhiste.

Dans la vie monastique, on a la possibilité de réfléchir à la place que tient cette personnalité. Elle fonctionne toujours mais Ajahn Chah nous encourageait à nous y éveiller, à la voir, à en être conscient plutôt que de fonctionner toujours à partir d’elle. Donc être un moine ou une nonne bouddhiste, c’est se donner la possibilité de transcender sa personnalité, de ne plus fonctionner à partir d’un moi unique et personnel. Nous prenons refuge en Bouddho, le pur sujet, la pure Attention, et non plus en un sujet personnel et individuel — moi en tant que personnalité — car si on part de là, on va inévitablement créer des problèmes à soi et à son entourage.

Donc, si vous prenez simplement conscience de cela au niveau de l’expérience quotidienne et puis vous approfondissez la question de plus en plus, vous allez commencer à voir la différence entre le pur sujet et le moi illusoire à partir duquel on a tendance à vivre sa vie. En ce qui me concerne, sur le plan personnel, par exemple, je n’étais pas une personne particulièrement joyeuse, de sorte que tout ce qui m’arrivait était plus ou moins déformé par ma personnalité. Je prenais tout trop sérieusement ou bien j’étais trop sensible, j’avais peur de toutes sortes de situations sociales, je ne me sentais pas à la hauteur. Je me rappelle avoir pensé qu’en devenant moine je rendais service à l’humanité, je la débarrassais de moi en devenant ermite, en partant dans une grotte quelque part dans la jungle thaïlandaise. Là je ne dérangerais personne ! Parce que j’avais une image de moi-même je me percevais comme quelqu’un qui n’avait pas grand-chose à offrir à la société. Donc, par peur, je souhaitais y échapper. Et pourtant ma vie n’était pas vraiment un échec selon les critères du monde ; j’avais eu beaucoup d’opportunités, une bonne famille, ce n’est pas comme si la vie m’avait vraiment maltraité. Mais mon interprétation personnelle, les distorsions de ma façon de voir, créaient cette illusion et me faisaient peur.

La méditation m’a appris à ne plus me fier à ces façons de voir et à accorder de plus en plus de confiance à l’Attention. A ce moment-là je suis en mesure de voir cette personnalité en tant qu’objet. C’est un objet mental, ce n’est pas une vraie personne, c’est un artifice qui naît et qui meurt. Par contre, ce sur quoi vous pouvez compter, en quoi vous pouvez prendre refuge, c’est Bouddho, le pur sujet, cette Attention, cette présence éveillée, cette sagesse dans l’instant.

Si on considère cela avec notre esprit habituel, avec notre mental ordinaire, ce n’est peut-être pas grand-chose ; on peut passer complètement à côté : « C’est où ? Je ne vois rien du tout. » Il faut peut-être cesser d’essayer de trouver quelque chose et faire confiance en cet instant de présence. Simplement se relaxer et écouter, s’ouvrir. Ouvrez-vous tout grand et écoutez, soyez attentifs. Ecoutez-vous vous-même, prenez conscience de vos états émotionnels, de vos sentiments, de tout mais pas avec un esprit critique, simplement une acceptation d’être cette pure présence. Donc, c’est une sensation de relaxation, de repos. N’essayez pas de saisir quelque chose, ne vous dites pas : « Il faut que je sois attentif pour y arriver », parce que c’est un autre piège, n’est-ce pas ? Si vous dites : « Il faut que je sois attentif », cela occupe votre Attention et, par conséquent, vous rend inattentifs !

Je me souviens, quand j’ai décidé de devenir moine, je suis allé dans un monastère à Bangkok où il y avait un moine occidental qui était très « prêchi-prêcha », sans cesse en train de me faire la leçon. J’étais encore laïc à l’époque, alors il me faisait de petits sermons et me donnait des conseils, ce qui m’agaçait prodigieusement. Un jour, tandis qu’il montait l’escalier devant moi en disant : « L’Attention ! Etre toujours attentif ! », il a trébuché ! J’avoue que cela m’a fait plutôt plaisir … Une expérience freudienne ! Mais il m’est arrivé la même chose. Pendant sept ans j’ai vécu dans un monastère du nord-est de la Thaïlande où il y a beaucoup de collines rocheuses. Chaque matin, nous parcourir plusieurs kilomètres à pied, sans chaussures, pour aller mendier notre nourriture. Les routes étaient pleines de rocaille et de grosses souches. Il fallait vraiment être attentif pour ne pas se cogner les orteils sur ces cailloux pointus et ces souches d’arbres. Je me souviens qu’un matin je me répétais « l’Attention, l’Attention, l’Attention … » et puis je me suis cogné douloureusement contre une souche. En fait, je n’étais pas attentif : je saisissais l’idée d’Attention. L’Attention, ce n’est pas essayer d’être quelque chose que l’on appelle attentif mais c’est faire confiance, se détendre, être présent. C’est aussi simple que cela.

C’est comme ici, en méditation, si vous vous dites qu’il faut absolument pratiquer au maximum, vous forcer à faire de votre mieux … observez, voyez cette façon compulsive de vous accrocher même à l’idée de méditer. Nous pouvons pratiquement faire de l’Attention le but de notre existence sans même réaliser qu’en agissant ainsi, nous ne sommes plus attentifs. Nous sommes attentifs quand nous réalisons soudain que nous sommes obsédés par l’Attention ! Je le vois, je prends conscience des images que je m’en fais, de ma façon de m’y accrocher … et je lâche ! Il s’agit donc de lâcher prise, de se détendre et de faire confiance plutôt que de forcer les choses, de contrôler, d’agir selon nos idées ou celles d’un autre.

Dans cette pratique, vous pouvez simplement être conscients de votre corps. Vous établissez de plus en plus votre conscience dans la façon dont le corps est dans l'instant. Cela vous enracine, vous donne une bonne sensation de conscience du corps, un sentiment de bien-être, d’être vraiment à l’écoute de votre corps. A ce moment-là, le corps est un support, ce n’est pas quelque chose que vous essayez d’éloigner, de faire taire pour arriver à un état mental. Au contraire, vous l’incluez.

Donc prendre conscience de la posture, de la sensation physique du corps. Cultivez cela, développez-le parce que le corps répond d’une manière qui peut vous aider beaucoup à développer cette Attention et à cultiver cette voie. Parfois nous voulons pénétrer dans des états mentaux sans tenir compte du corps. Il est facile de le nier mais cela ne peut que créer toutes sortes de problèmes. Si vous n’êtes pas ami avec votre corps, il peut vous rendre la vie impossible ! Il vous faut vivre avec, alors mieux vaut apprendre comment cohabiter avec lui, comment s’en occuper et le comprendre. D’un certain point de vue, ce corps sait beaucoup plus de choses sur lui-même que le «moi». C’est pourquoi il est bon de l’écouter, d’apprendre à lui faire confiance, de lui permettre d’être accepté, au lieu de le critiquer sans cesse, de l’exploiter ou de l’ignorer. Plutôt y établir notre Attention, prendre conscience des sensations, des sentiments : plaisir, douleur, sensations neutres. Quand vous apprendrez à vous détendre et à reposer votre Attention en passant par le corps, celui-ci vous aidera au lieu de vous déranger tout le temps.

Il y a aussi l’Attention que l’on porte au souffle. Vous affinez les choses quand vous vous concentrez sur anapanassati. Vous commencez à ressentir des sensations plus subtiles, vous faites l’expérience consciente de la tranquillité.

Donc, le simple fait d’être à l’écoute de ces fonctions très ordinaires du corps : la posture, les sensations, le souffle, vous permet d’être réellement présent ici.

Ensuite on peut passer à l’étape qui consiste à observer l’état d’esprit, simplement noter les sensations. Dans l’abdomen, par exemple. Je me rappelle que je sentais une tension, une sensation de peur, d’anxiété dans cette partie du corps ; ou encore un sentiment de solitude ou de tristesse au niveau du cœur. Il ne s’agit pas d’en faire un problème, simplement de voir ce qui est et de l’accepter ; de permettre aux choses qui se présentent d’être ce qu’elles sont plutôt que se dire : « Je ne devrais pas penser cela, il faut que je me débarrasse de cette sensation » — ce qui reviendrait à interférer au lieu de coopérer.

Dans cette retraite, vous avez l’occasion d’écouter, de développer l’Attention. Le cadre que nous avons adopté est une sorte de convention que vous pouvez utiliser. Ce n’est pas notre mode de vie habituel. Nous ne vivons pas toujours dans des centres de méditation où tout est parfaitement organisé. Dans ce centre de retraite tout est simplifié pour nous : nous n’avons pas à nous préoccuper des courses, du menu, de ce que nous allons faire ensuite. Il y a un programme, tout est planifié. Et puis c’est silencieux. Nous pouvons vivre à plusieurs dans la même pièce sans nous sentir obligés de parler ou d’être sociables les uns envers les autres. C’est donc une situation très particulière. Il faut être conscient que c’est très particulier, mais cela nous aide parce que notre Attention peut être entièrement tournée vers les idées que nous nous faisons, vers nos peurs, nos doutes, nos inquiétudes. Nous avons l'occasion de ne plus voir cela sous un angle personnel : nous commençons à accepter ces humeurs, ces sensations, ces émotions : c’est ainsi en ce moment. Et quand vous voyez vraiment clairement ces phénomènes, vous commencez à être très conscient de combien tout cela change. Vous commencez à voir la nature éphémère des émotions comme de votre perception de vous-même.

Ce sera tout pour aujourd’hui. Je vous propose d’y réfléchir.