Le Dhamma de la Forêt


Lokavidu

 Ajahn Sumedho

 

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/

 

Centre de Méditation de Beatenberg, Suisse. Juin 2001 

Les mots ont le pouvoir de nous toucher de différentes façons. Il nous arrive souvent de nous sentir heureux ou abattus selon ce que les gens disent de nous. Que l’on chante nos louanges, et nous voilà heureux, que l’on nous critique et nous voilà furieux ou déprimés. Les mots, l’intonation de la voix, toute la sphère sensorielle dans laquelle nous baignons a cet effet sur nous. Le fait d’être né dans un corps humain en tant qu’entité consciente dans cet univers est une expérience sensorielle permanente. Cette sensibilité est parfois très pénible parce qu’il arrive que nous ne la comprenions pas, donc nous l’interprétons mal et, bien sûr, elle fait peur. Nous passons énormément de temps à nous désensibiliser ou à créer autour de nous un monde de sécurité illusoire qui nous donne l’impression d’être à l’abri. La société fait de son mieux pour isoler les étrangers, les gens bizarres, les fous, les lépreux et autres inadaptés, de façon à créer l’illusion que tout va bien. Dans le Dhamma, par contre, nous n’essayons pas de nous illusionner sur nous-mêmes ou sur le monde dans lequel nous vivons mais de connaître vraiment le monde tel qu’il est.

L’un des qualificatifs utilisés pour décrire le Bouddha est lokavidū, « celui qui connaît le monde ». Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’un monde qu’un dieu aurait créé il y a quelques milliards d’années comme on le conçoit généralement, mais du monde que nous créons nous-mêmes. En effet, quand on considère l’immédiateté de l’instant, il devient évident que c’est nous qui créons le monde dans lequel nous vivons.

Je vous propose cela comme sujet de réflexion, pas comme un dogme qu’il vous faudrait adopter mais comme une autre façon de considérer et de comprendre ce que vous faites dans le présent. Je dis que, en cet instant, vous vous créez vous-même ainsi que le monde dont vous faites l’expérience, à travers vos peurs, vos désirs et vos habitudes.

Pour transcender cela nous avons l’Attention, la présence consciente. Pas pour créer un monde meilleur ou pour nous mettre d’accord sur le monde que nous allons créer — ce qui est d’ailleurs impossible — ou pour nous débarrasser du monde et le réduire à néant, mais pour connaître le monde. Loka signifie monde et vidū celui qui connaît, celui qui voit — Celui qui Voit le Monde.

Donc le monde dont je parle n’est rien d’autre que ce que vous croyez être — vos peurs, vos désirs, vos habitudes, vos idées et vos opinions. C’est cela, le monde que vous créez. Par exemple nous croyons qu’ici nous sommes en Suisse. Nous croyons très fermement à ce genre de choses et nous sommes tous d’accord là-dessus. Pourtant le territoire lui-même dit-il : « Vous êtes en Suisse » ? Non, c’est nous qui le disons. En fait le monde entier s’accordera à dire que cette région, sur ce continent, s’appelle la Suisse.

Je me revois, il y a quelques années, en Angleterre, en train de pratiquer la méditation en marchant. Je regardais le sol sous mes pieds en contemplant simplement la situation et tout à coup je me suis dit : « Est-ce que ce sol, là, dit ‘Je suis l’Angleterre’. Non. C’est moi qui dis tout le temps ‘Je suis en Angleterre’ Je projette mon idée sur cette terre et donc je crée cela, je crée l’Angleterre. » Quand on regarde les choses sous cet angle, on voit qu’il n’y a ni Angleterre ni Suisse ni rien de ce genre. Les choses sont ce qu’elles sont et c’est tout. Mais l’être humain crée ces idées autour des choses. Ensuite nous en venons à désigner une région en lui donnant un nom et puis nous y croyons comme à une réalité. Mais quand nous examinons tout cela, nous constatons qu’il n’y a là rien de réel. 

C’est la même chose pour ce qui nous concerne. Quand nous grandissons, nous sommes conditionnés par nos parents, notre culture. Nous avons une idée de qui nous sommes et de ce que nous devrions être. Les images ou les attentes que les parents ont pour leurs garçons ou leurs filles, tout cela est projeté sur nous dès la naissance. Le sentiment d’être suisse ou américain est quelque chose que nous acquérons. Nous acquérons aussi l’idée de comment les garçons ou les filles devraient se comporter, comment les choses devraient être. Tout cela nous est inculqué tout de suite après la naissance.

Quand nous prenons vie dans un corps humain, il y a rupa, le corps, et nama, l’esprit. C’est naturel, c’est le Dhamma, l’aspect naturel des choses ; ce n’est pas culturel, ce n’est pas quelque chose qui a été ajouté par la société — et nous en prenons conscience : c’est ainsi. En grandissant nous nous approprions une image de nous-mêmes avec le nom, l’identification à une famille, une classe sociale, une race, un groupe ethnique ou une tribu … Tout cela nous vient après la naissance. Ce sont des conditionnements culturels. De même, ce que nous pensons de nous-mêmes — que nous méritons ou pas d’être aimés, que nous sommes intelligents ou stupides — tout cela est acquis, ce n’est pas « naturel », pas Dhamma. Si nous ne le voyons pas, si nous ne remettons pas ces choses-là en question, nous aurons tendance à fonctionner à partir de ces fabrications mentales, parfois durant toute notre vie.

Ce que nous faisons, en méditation, ce n’est pas essayer de nous débarrasser de nos idées pour en adopter d’autres — des idées bouddhistes, par exemple. Il ne s’agit pas de vous débarrasser de votre perception suisse ou de votre perception chrétienne des choses, il ne s’agit pas de substituer un type de perception par un autre, mais de transcender votre capacité de perception et de prendre du recul par rapport à elle pour cesser de fonctionner à partir de ces préjugés ou de ces habitudes acquises.

Il y a des gens qui ont une vie très dure dès la naissance, qui viennent au monde dans des circonstances très difficiles. Nous avons tous des problèmes différents dans la vie, que ce soit la pauvreté, une forme de handicap, les conditions économiques et politiques du pays où nous naissons …. et cela agit sur nous de telle sorte que, si nous ne nous éveillons pas à la véritable nature des choses, nous pouvons nous retrouver plus ou moins programmés par certaines perceptions et habitudes et réagir toute notre vie en fonction de cela . Pourtant je suis sûr qu’en chacun de nous il y a le sentiment que quelque chose d’autre existe derrière cette programmation, une espèce d’intuition que la vie n’est pas simplement être bien programmé, avoir les bonnes pensées, appartenir au bon groupe — ou même essayer de perfectionner le monde et d’y intégrer nos idéaux.

J’ai grandi aux Etats-Unis, pays de culture très idéaliste. Nous sommes élevés avec des idées très arrêtées sur comment les choses devraient être. Nous avons un fort sentiment de liberté par exemple, de liberté personnelle, d’individualité, d’égalité des droits. Ce sont là des valeurs et des idéaux américains très puissants qui nous sont distillés à travers notre éducation, les opinions de nos parents, etc.

Contemplons la nature d’un idéal. Avoir un idéal, c’est créer quelque chose à son plus haut niveau : nous imaginons la façon dont les choses devraient être si tout était parfait, à leur point culminant, là où tout est absolument juste, honnête, beau, vrai, absolument parfait. Prenons l’exemple de la liberté. L’idéal de la liberté pour un Américain revient à dire : « Etre libre est mon droit », d’où il découle : « Je peux faire ce que je veux et quiconque essaie de m’en empêcher, de m’arrêter ou de me limiter va à l’encontre de mon droit à la liberté. » A partir de là, il se peut que l’on se sente terriblement frustré, menacé ou furieux contre toutes les influences, les forces, qui empêcheront d’être libre, autrement dit de vivre son idéal. Ou bien prenons l’exemple de l’égalité : tout le monde est pareil, nous sommes tous égaux — riche ou pauvre, homme ou femme, blanc ou noir — selon l’idéal, nous sommes tous égaux. C’est l’idéal de l’égalitarisme mais ce n’est pas la réalité. Au quotidien, dans la vraie vie, les Américains sont loin d’être égalitaires ...

Donc il y a l’idéal et puis la réalité de l’instant qui n’a rien d’idéal. Or, dans la méditation, nous observons les choses telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être selon un idéal. Les idéaux sont bien, ils sont beaux, ils sont parfaits. On peut imaginer un idéal qui soit parfait, sans faille, supérieur à tout … mais cela restera une idée, un idéal. C’est statique, sans vie, sans la souplesse, le mouvement, le changement dont nous faisons l’expérience dans la vie. On peut le figer, dire que la vie devrait se conformer à cette image parfaite — mais que se passe-t-il ensuite ? Nous devenons très critiques. Nous nous observons et nous constatons immédiatement : « Je ne suis pas une personne idéale. Il y a des tas de choses que je ne devrais pas penser ou ressentir. » Et puis nous regardons autour de nous et ne trouvons rien ni personne qui soit idéal, aucune société, aucun système politique ... Ah, si ! La démocratie ! Voilà ! C’est le système que l’on devrait appliquer partout ! Mais quand on regarde les démocraties de près, il est évident qu’elles sont loin de l’idéal que nous avons de la démocratie, n’est-ce pas ? Il y tellement de choses à redire, tellement d’inégalités, tellement de situations qui ne sont pas démocratiques — et qui devraient l’être ! Alors viennent l’indignation, la colère et la frustration contre le pays en question. C’est la même chose pour nous. Ne sommes-nous pas souvent très critiques envers nous-mêmes parce que nous ne sommes jamais aussi bons que nous pensons devoir l’être ? Nous n’avons jamais assez de sagesse, de compassion, de gentillesse, de bienveillance, comparé à ce que nous devrions avoir si nous étions aussi parfaits que notre idéal.

Il est très important de réfléchir aux idéaux. Un idéal a une raison d’être. C’est une sorte d’étoile qui nous guide ; elle est très haute, parfaite et nous montre une direction. C’est comme le Bouddhisme, ou le Bouddha en tant qu’idéal : le Bouddha est l’Eveillé, le Parfaitement Eveillé, Celui qui est toute compassion, etc. C’est un idéal, une haute et belle étoile qui nous donne une direction à suivre. Mais si on compare la vie quotidienne que l’on mène à un idéal, on aura toujours l’impression de ne pas pouvoir y arriver, ne jamais être assez bon, assez valeureux parce que les réalités de la vie ne permettent pas de connaître cette apothéose avant la mort.

C’est comme Ajahn Chah, mon maître, dont on dit aujourd’hui qu’il est au milieu des étoiles. Quand nous parlons d’Ajahn Chah maintenant, nous évoquons les souvenirs que nous en avons gardé et souvent ce sont des souvenirs d’un Ajahn Chah idéal. On entend toutes sortes d’histoires où Ajahn Chah se montre toujours incroyablement sage, plein d’humour et de compassion, la parole parfaitement juste au moment parfait, sans jamais commettre la moindre erreur — et s’il en fait c’était volontairement, par sagesse, pour enseigner quelque chose !! … Il est mort maintenant, c’est pour cela que les Thaïlandais disent qu’il est au milieu des étoiles. Il y a un autre grand maître en Thaïlande, Ajahn Mun, qui est mort bien avant que j’arrive en Thaïlande. Lui aussi est au milieu des étoiles maintenant. « Ajahn Mun ne commettait jamais la moindre erreur, il avait probablement marché sur sept lotus, comme le Bouddha, à sa naissance ... » Il y a d’innombrables histoires sur la sagesse et la grandeur de ce maître qui est à présent au ciel parmi les étoiles. Mais la réalité de la vie est différente. J’ai vécu avec Ajahn Chah pendant dix ans, pas quand il était au ciel mais quand il était ici sur terre ! … Et ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son humanité — pas sa perfection, son impeccabilité, son infinie sagesse, son absence de défauts et tout ce que l’on imagine aujourd’hui être Ajahn Chah. C’était un homme de chair et de sang comme nous tous, avec ses humeurs, ses sentiments, ses limites. C’est cela être humain et cette humanité n’est pas idéale, ce n’est pas un idéal. Etre humain, c’est avoir un corps, des yeux, des oreilles, un nez, une langue. Un corps toujours plus ou moins irrité, d’une façon ou d’une autre, du fait de nos sens et de notre sensibilité à la chaleur, au froid, au plaisir, à la douleur, aux contacts qui s’imposent à nous par la vue, les sons, les odeurs, les goûts, le toucher ; et puis par notre mental avec ses pensées et cette mémoire qui retient tout, qui fait que nous nous souvenons des bons moments comme des mauvais.

Je me souviens avoir eu une véritable révélation par rapport au ressentiment. C’était un état d’esprit que j’avais tendance à refouler. Etant essentiellement idéaliste, j’étais capable de me dire : « La vie n’a pas toujours été très tendre pour moi, je n’ai pas toujours été traité comme j’aurais dû l’être mais bon, il faut avancer et ne pas en vouloir au monde entier pour autant. » C’est l’attitude qui consiste à dire : redresse le menton, sois brave et continue ta vie là où tu en es ! Or voilà qu’après huit ans — seulement huit ans ! — de vie monastique, j’ai dû assumer des responsabilités dont je n’avais aucune envie. A cette époque-là, nous avions ouvert un monastère international en Thaïlande, Wat Pah Nanachat, et Luang Por Chah m’a demandé d’en être l’abbé. C’était la dernière chose au monde que je voulais faire ! Je voulais pratiquer, je voulais partir dans les montagnes, je voulais méditer dans des grottes … Je ne voulais pas avoir à m’occuper des problèmes des autres, être responsable des enseignements et du développement d’un monastère … Je n’avais jamais rien fait de tel ! Je ne savais même pas comment faire ! Et pourtant, mon côté idéaliste voyait bien que c’était une bonne chose ; et puis j’avais fait vœu d’obéir à tout ce que me demanderait Ajahn Chah ... Donc, pour respecter mon vœu et avec le sentiment de rendre service, j’ai accepté cette responsabilité — mais, en même temps, j’ai commencé à accumuler inconsciemment beaucoup de ressentiment, j’ai refoulé ma rancoeur, je l’ai complètement ignorée. Ensuite, après dix vassa, je suis allé en Angleterre et là, on m’a demandé de rester vivre en Europe et d’assumer encore plus de responsabilités ! Plus les obligations s’accumulaient, plus le ressentiment augmentait — et cette fois je n’avais même plus Luang Por Chah à mes côtés … Je me souviens quand il m’a quitté à l’aéroport d’Heathrow et que son avion s’est envolé dans le ciel, j’ai soudain pris conscience que j’étais tout seul. Je me sentais comme un orphelin. Mon papa s’envolait, tous ces gens me regardaient avec plein d’attente dans les yeux, et moi je me disais : « Je ne veux pas être ici ! »

Au cours des années qui ont suivi, ce ressentiment s’est exprimé de différentes façons : dans ma façon de parler, le ton de ma voix, etc. jusqu’au jour où j’en ai pris conscience. J’ai réalisé que c’était devenu une tendance sous-jacente, ignorée de ma conscience. Par contre, une fois que je l’ai vraiment regardée en face, j’ai pu la laisser partir. Cette fois ce n’était plus rejeter la réalité, lever le menton et avancer courageusement ; renoncer par idéal, comme un noble cœur qui accepte sans créer de remous, alors qu’en réalité, ce que l’on vit au quotidien c’est un ressentiment sous-jacent.

Dans la méditation de l’ici et maintenant, si vous vous y autorisez, ce genre de chose va faire surface et remonter à la conscience — et c’est une bonne chose, ce n’est pas le signe d’une mauvaise méditation. Si des émotions désagréables ou des états d’esprit négatifs remontent au niveau du conscient, c’est parce que vous vous ouvrez véritablement. A ce moment-là, des souvenirs, des pensées, des émotions qui vous aviez refoulés ou niés resurgissent. C’est en leur permettant d’être pleinement conscients que vous pourrez les laisser partir, lâcher prise. Dans ce cas, le lâcher prise n’est pas un rejet, un déni ou un refoulement mais la capacité à vous libérer de l’habitude du refoulement et du déni.

C’est dans l’instant présent que nous pouvons accéder à cela. Même si vous comprenez la théorie et que vous en voyez intellectuellement le bien-fondé, c’est dans la dure réalité de l’instant qu’apparaissent la colère et le ressentiment. Voyez ces moments comme des occasions plutôt que comme une mauvaise méditation. C’est l’occasion de voir les choses clairement, telles qu’elles sont : c’est ainsi.

J’ai donc autorisé ces sentiments à être pleinement vus et reconnus — non seulement la rancœur d’avoir été forcé à accepter une position que je ne voulais pas mais aussi le ressentiment lié à la vie monastique : j’avais toujours fait de gros efforts pour que tout aille au mieux mais il y avait toujours des gens pour me critiquer indéfiniment. Cela aussi est cause de ressentiment ! Alors un jour on commence à observer ce que l’on ressent, pas pour l’analyser à travers ses perceptions personnelles, mais simplement pour observer la sensation de rancœur et se dire : » D’accord, c’est ainsi. » Le mental embrasse l’ensemble de la situation et l’accueille pleinement — » embrasser » dans le sens de « inclure le tout » : quand on embrasse quelqu’un on prend toute la personne dans ses bras, avec ses bons et ses mauvais côtés, pas seulement les parties que l’on aime ! Donc on embrasse, on s’ouvre, on accueille simplement, en acceptant les choses telles qu’elles sont, grâce à cette prise de conscience ou sati sampajañña, la conscience intuitive. Alors seulement on peut laisser les choses être ce qu’elles sont. On n’essaie pas de les changer ou de blâmer quelqu’un. Non, c’est ainsi et c’est tout. Ensuite on va observer que tout cela disparaît naturellement. Les choses apparaissent, se maintiennent un moment et puis disparaissent.

« Ce » qui est conscient de cette apparition et de cette disparition, de la présence et de l’absence des phénomènes, c’est Bouddho, la connaissance, la pure subjectivité en laquelle nous commençons à avoir confiance — je l’espère, en tous cas, je vous y encourage ! La personnalité apparaît dans le cadre de la conscience mais la conscience, elle, n’est pas personnelle, c’est une condition naturelle. Tout cet univers dans lequel nous vivons est une expérience de la conscience. Ce n’est pas masculin ou féminin, américain ou suisse, personne ne peut revendiquer la conscience. Bien sûr, on peut croire qu’elle nous appartient mais c’est une illusion que nous créons. Donc il ne s’agit pas d’y croire comme en quelque chose de personnel mais de commencer à reconnaître l’état naturel qui consiste à être conscient avant de devenir « quelqu’un ».

C’est pour cela que j’ai trouvé très pratique d’utiliser ce son cosmique primordial, cette vibration que j’appelle le « son du silence » — est-ce bien un son, d’ailleurs ? C’est ce que c’est. Quand on apprend à reconnaître cette vibration aiguë, presque électrique, et que l’on commence à y être attentif, on s’ouvre, on se détend, on l’accueille et on abandonne automatiquement le « moi » — qui cherche à avoir quelque chose ou à devenir quelqu’un — pour se retrouver dans un état naturel de conscience pure. On voit clairement que cet état-là est véritablement « normal », naturel. Ce n’est pas quelque chose que l’on a réalisé grâce à des heures et des heures de méditation. C’est simplement en regardant, en s’ouvrant à l’instant présent, que l’on apprend à le connaître ou à le reconnaître.

Il faut en parler sinon nous risquons de le laisser passer sans y accorder d’importance. C’est pourquoi je parle de ce son comme d’un possible objet de méditation. Dans la tradition Théravada on n’en parle pas, je crois que je suis le seul à l’utiliser … Du coup certaines personnes se demandent si je suis très orthodoxe dans mon enseignement, mais cela ne me dérange pas ! Ce qui m’intéresse c’est d’apprendre à partir d’une expérience directe, vécue. C’est cela qui est important : « A cet instant précis voilà je que je vis. » Que cela fasse ou non partie des Ecritures n’est pas la question. C’est ainsi et c’est tout.

Il faut aussi développer une certaine confiance en notre propre capacité à apprendre de l’instant. Nous avons tendance à préférer croire les Ecritures ou ce que disent les maîtres plutôt que notre propre vécu parce que l’image que nous avons de nous-mêmes est peu sûre. Notre « personnalité » est si instable, si facilement perturbée par les événements, que nous ne pouvons pas la considérer comme un refuge — et c’est aussi vrai pour la personnalité de quiconque ! Par contre, ce à quoi nous pouvons nous fier, c’est à cette conscience, cette Attention au présent.

 

A cet instant, vous pouvez simplement prendre conscience de l’existence physique du corps : la posture, la présence de ce corps tel que vous en faites l’expérience — non en fonction de théories sur le corps, mais à partir d’une conscience directe : avoir un corps en position assise, c’est ainsi. Simplement en vous disant cela, vous vous ouvrez à l’expérience de l’assise et le corps apparaît soudain dans la conscience. Quand vous le reconnaissez, vous pouvez percevoir certaines sensations : tensions, douleurs, picotements, sensations agréables, désagréables ou neutres … Votre Attention s’ouvre aux choses telles qu’elles sont, à la sensibilité de ce corps tel que vous le ressentez dans l’instant.

Et puis il y a la respiration. Développer la méditation sur l’inspiration et l’expiration — c’est l’ici et maintenant …

Et puis citta vipassanā : observer l’état mental, la qualité du mental dans l’instant présent, observer l’humeur, l’état émotionnel. Simplement observer. Il ne s’agit pas d’essayer d’y échapper mais de prendre conscience que vous pouvez regarder l’état émotionnel comme un objet. Cette conscience embrasse toute l’émotion que vous ressentez. Au lieu de l’analyser pour en rechercher la cause, vous la voyez comme une qualité énergétique. Cette énergie est là. C’est ainsi.

Et puis il y a le « son du silence ». L’arrière-plan qui englobe tout, le sans-limites. Quand on médite sur le son du silence, on a un sentiment d’infinitude. Il n’a aucune frontière, il est partout, il pénètre tout, il est incommensurable.

Tout cela vous permet de cesser de vous positionner sur le plan personnel habituel : « Il faut que je pratique, je dois me débarrasser de tous mes défauts, je dois faire plus d’efforts pour aller plus loin et trouver l’Eveil un jour. » Cela, c’est le conditionnement habituel de l’esprit. Mais quand vous percevez ce calme infini, cet incommensurable, cette immobilité du mental, vous commencez à voir que les idées erronées qui vous font fonctionner habituellement — « Je suis une personne qui doit pratiquer pour pouvoir devenir … » — sont une fabrication mentale, c’est le monde que vous créez à partir de votre vision conditionnée des choses. Ce qui sait, ce qui perçoit la vérité, n’est pas personnel. Bien sûr, il ne s’agit pas non plus de dire : « Inutile de méditer, il n’y a ni passé ni futur, je suis déjà parfait. » Non, ce que nous faisons, c’est apprendre ce qui est naturel sans le transformer aussitôt en autosatisfaction ou en autocritique.

Ceci dit, Ajahn Chah nous encourageait souvent à contempler nos propres qualités, même sur le plan personnel, parce que la tendance des Occidentaux est de s’appesantir sur leurs défauts. Il est vrai que, dans nos cultures, dire quelque chose de bien sur soi, c’est se vanter. Cela ne se fait pas, c’est prétentieux, c’est orgueilleux. On n’est même pas censé avoir la moindre idée positive sur soi, au point que nous croyons qu’être honnête signifie reconnaître tous ses défauts ! « Le vrai Sumedho est … » et là, on fait la liste de tous ses défauts. Si je disais : « Le vrai Sumedho aime ce qui est bon, il est gentil et généreux … », on dirait : « Pour qui se prend-il, celui-là ? » et je serais moi-même gêné de dire quelque chose de bien sur moi. Mais, vous voyez, dans la tradition bouddhiste ceci est encouragé, non pas pour se vanter ou cultiver une bonne image de soi mais comme une réflexion honnête sur notre véritable nature.

Par exemple, pourquoi venir à une retraite de méditation ? Rester assis sans bouger pendant une semaine, s’engager à respecter les Huit Préceptes, ne pas pouvoir parler, se lever à 5h30 le matin … quand vous pourriez passer du bon temps ailleurs ! Pourquoi ? Parce qu’il y a quelque chose en nous qui aime ce qui est bon et qui a envie de se rapprocher de ce qui est authentique. Nous sommes prêts à sacrifier confort et plaisir pour en avoir l’occasion. Sinon nous ne viendrions pas dans un endroit comme celui-ci ; il y a tellement d’autres possibilités en cette belle saison, tellement de choses plus drôles à faire !

Reconnaissons donc les bonnes choses qui sont en nous sans pour autant écarter les mauvaises. Le but est de voir que nous ne sommes pas vraiment cela : nous ne sommes ni bons ni mauvais. Ces choses-là apparaissent et cessent selon les circonstances mais notre véritable nature transcende cette dualité, cette perception du bon et du mauvais. Quand nous le voyons, nous entrons dans la sagesse, pañña, et le anattā dhamma. Quand nous psalmodions, le matin, les qualités du Dhamma, nous disons sanditthiko akāliko ehipassiko opanayiko paccattam veditabbo viññuhi. Tous les jours nous récitons cela dans les monastères.

Sanditthiko dhamma signifie « le dhamma apparent ici et maintenant » — ce n’est pas l’Eveil un jour futur. Connaître, voir ce qui est présent en cet instant, c’est s’éveiller, s’y éveiller. Cet Eveil n’est pas lié à une certaine idée, à un certain point de vue, mais au fait immanent de s’éveiller. Il n’a pas de point de vue sauf qu’il inclut tout. Il voit que les choses sont comme elles sont : la douleur est ainsi, le plaisir est ainsi, le corps est ainsi, la sensibilité est ainsi, l’état émotionnel est ainsi.

Le son du silence ... Là aussi, inutile d’avoir un point de vue qui fait que l’on juge les choses, que l’on décide de ce qui devrait ou ne devrait pas être. Tout ce dont vous faites l’expérience en ce moment est exactement tel que ce doit être. C’est ainsi. Quels que soient votre état d’esprit, votre état physique, mental ou émotionnel, ou ce qui vous entoure, qu’il pleuve ou que le soleil brille … c’est un tout, tout fait partie de cet instant. C’est ainsi dans l’instant. « Apparent ici et maintenant. »

Akālika dhamma signifie « éternel », hors de l’illusion du temps. Quand on lâche prise, on a aussitôt ce sentiment d’être hors du temps. La notion de temps intervient quand on commence à penser à l’heure qu’il est, quand on parle de méditation de 45 minutes, d’heure de repas, de se lever à 5h30, etc. Ce n’est qu’une façon de concevoir le temps mais nous l’assimilons à la vraie vie alors que le dhamma est akālika, éternel. C’est pourquoi, quand on est totalement présent, on a un sentiment d’éternité … et on se demande ce qui est arrivé à ces 45 dernières minutes !

Ehipassika dhamma. Le mot ehi signifie « viens voir ! », c’est une incitation, un encouragement à regarder, à s’éveiller à l’instant. On le traduit habituellement par « qui encourage à l’observation » mais, dans la langue originale, en pāli, il y a aussi une notion d’immédiateté : « Regarde ! Viens voir tout de suite !. »

Opanayika dhamma signifie « ce qui pousse en avant » — ou « à l’intérieur ». Une traduction dit « en avant » et l’autre « en dedans » mais ne vous en préoccupez pas, soyez simplement conscients. Quand on a confiance en cette qualité d’Attention, de présence consciente au Dhamma, on comprend les choses de mieux en mieux et la vision pénétrante s’approfondit. Quand on avance sur ce chemin de conscience, toutes les zones d’ombre ou de confusion par rapport à nous-mêmes se dissipent peu à peu.

Paccattam veditabbo viññuhi signifie « dont le sage fait l’expérience par lui-même ». En thaï Ajahn Chah employait souvent le mot paccattam … par exemple si on lui demandait : « Ajahn Chah que signifie (ceci ou cela) ? », il répondait : « C’est paccattam ! » ce qui signifie « vous devez le découvrir par vous-mêmes » parce que personne ne peut vous le dire et si quelqu’un vous le disait, ne le croyez pas ! Cela signifierait que vous n’êtes pas éveillé et que lui l’est. Ne croyez rien, c’est vous qui savez. Vous voyez comme il est important de développer cette confiance en la conscience de ce qui est, apprendre à vous faire confiance plutôt que vous fier entièrement aux Ecritures ou aux paroles et aux opinions des autres !

Donc ce sentiment d’ouverture est une chose à laquelle vous pouvez vous fier. La conscience, l’Attention, la présence, l’intuition, sati sampajañña, l’aperception. On peut avoir confiance en cela parce qu’il n’y a là rien de personnel, c’est une ouverture à une réalité universelle. Vous commencez à avoir confiance en cette simple Attention à la vie.

 

Je vous offre ces paroles comme matière à réflexion et à contemplation.