Le Dhamma de la Forêt


Oserais-je m’éveiller ?

Ajahn Sumedho


Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/




Enseignement donné à une assemblée de moines, nonnes et laïcs au monastère Abhayagiri de Californie,
aux Etats-Unis, en 1991.


On m’a demandé, ce soir, de donner un enseignement sur le Dhamma, ou plutôt de partager avec vous quelques réflexions sur le Dhamma. J’aime bien le mot « réflexion » parce que mon but n’est pas de vous convertir ni de vous convaincre de quoi que ce soit. L’idée est plutôt de nous éveiller en faisant pleinement usage de notre conscience pour vivre l’instant présent.

Quand on médite, ce n’est pas pour acquérir toutes sortes d’idées bouddhistes ou retenir certains enseignements pour devenir bouddhiste. On médite pour s’éveiller à la réalité des choses, au Dhamma, à ce qui est.

Le mot « Bouddha » signifie « l’Eveillé », donc le mot lui-même ne désigne pas une personne, un personnage historique, pas plus qu’une force abstraite de l’univers. Il désigne plutôt notre propre capacité à être éveillés, à être « un Eveillé » ici et maintenant. C’est aussi direct que cela.

Dans les textes anciens, les mots qui qualifient le Dhamma sont : « apparent ici et maintenant, au-delà du temps, qui encourage l’investigation, qui mène vers l’intérieur, qui doit être réalisé individuellement par les sages ». Quant au Bouddha, c’est celui qui a la connaissance du Dhamma, c’est l’état éveillé de notre être, dans l’instant présent.

Les enseignements bouddhiques ne sont pas des doctrines, pas un système de croyances particulières. Ils ne sont pas transmis pour être crus mais pour être explorés. Ils nous orientent pour que nous voyions les choses telles qu’elles sont, au niveau de notre propre expérience individuelle. « Apparent ici et maintenant » : le Dhamma n’est donc pas quelque chose de subtil ou de lointain ; il nous encourage, au contraire, à nous éveiller à l’instant présent, tel que nous sommes en train de le vivre.

Quand le Bouddha a établi son enseignement des Quatre Nobles Vérités, il a utilisé l’expérience de dukkha (mal-être ou souffrance), en tant que première Noble Vérité. Il a ainsi fait de la souffrance quelque chose de noble au lieu d’une calamité dont il faut se débarrasser ou dont on fait porter la responsabilité aux autres. Quand nous mettons la souffrance en position de « Première Noble Vérité », nous commençons à nous éveiller à elle, à mieux la comprendre. La souffrance est une expérience que tous les êtres humains ont en commun et que nous sommes tous capables de reconnaître. Entre la souffrance que l’on connaissait à l’époque de Gautama le Bouddha, il y a plus de 2544 ans, et la souffrance que nous devons subir de nos jours, il n’y a aucune différence. La souffrance ne dépend pas d’une époque, d’une culture, d’une situation économique ou politique, ou d’une quelconque circonstance extérieure. C’est quand nous sommes ignorants – dans le sens où nous ne sommes pas éveillés à la vérité de ce qui est – que notre vie est souffrance.

Le monde conditionné dans lequel nous vivons est fondamentalement insatisfaisant. Notre ignorance, c’est que nous nous identifions à ce monde conditionné comme étant « nous ». Au départ, nous nous identifions aux 5 khandha ou agrégats qui constituent cet ensemble corps-esprit : rupa (la forme physique), vedanā (les sensations et sentiments), sañña (les perceptions et la mémoire), sankhara (les pensées ou formations mentales karmiques) et viññāna (la conscience sensorielle). « Je suis ce corps. Il m’appartient. J’ai ma conscience, mes sensations, mes souvenirs, mes schémas émotionnels… » Voilà comment nous avons tendance à interpréter notre expérience de l’instant : à travers ce filtre de concepts erronés.

Quand nous nous comportons ainsi, nous créons inévitablement de la souffrance. De sorte que, même dans les situations de vie les plus agréables, quand la vie n’est pas une lutte pour survivre – ce qui est le cas pour la plupart d’entre nous qui venons de pays où règnent l’abondance, les opportunités, le confort, les avantages – même quand la vie se présente sous son meilleur jour, elle s’accompagne toujours d’une forme d’anxiété, de peur. La peur de la mort ou la peur de l’inconnu. Même quand nous prenons conscience que nous vivons un moment exceptionnel de notre vie, quelque chose en nous sait que ce moment ne durera pas toujours. On ne peut pas s’attendre à ce que la vie soit parfaite en permanence.

Nous avons donc tendance à beaucoup souffrir d’angoisse, d’inquiétude, de dépression, de peur, de mécontentement. Ce sont des problèmes communs à tous – même aux personnes les plus riches et les plus talentueuses – tant que nous demeurons dans l’ignorance du Dhamma.

Quand il nous dit de nous éveiller, le Bouddha ne nous demande pas de faire quoi que ce soit d’extraordinaire. Son enseignement n’est pas fondé sur la nécessité d’une conscience excessivement raffinée. Même si nous aimerions vivre les aspects les plus fins de la vie, la vie consiste en une alternance de raffiné et de grossier. Nous devons tenir compte de ce corps physique qui est « grossier » du fait de ses fonctions et de sa propension à la souffrance. Nous devons faire face au vieillissement, à la maladie, à la douleur, à l’inconfort et à une forme d’irritation permanente.

Quand on observe la vie de près, on constate que c’est une expérience continue d’irritation. Le monde sensoriel dans lequel nous vivons est ainsi fait. Avoir des sens, être une créature sensible, cela signifie que nous passons perpétuellement du plaisir à la douleur. Cela signifie que nos sens nous poussent à voir, à entendre, à sentir, à goûter et à toucher tout ce qui se présente. Nous avons aussi une mémoire qui ne cesse de nous rappeler des choses passées, agréables ou désagréables. Quant au futur, c’est l’inconnu et c’est effrayant de ne pas savoir ce qui va arriver : « Si je suis ce corps, si je suis cette personne, que va-t-il advenir de moi ? Vais-je pouvoir vivre en bonne santé, entouré d’amis qui m’accepteront comme je suis et m’aimeront ? Mais il est possible aussi que les choses tournent mal, que je perde la santé, que tous mes amis m’abandonnent, que je sois humilié, souffrant, malheureux et malade pour finir, de toute façon, par mourir. »

La sensitivité à laquelle le corps nous soumet signifie que nous sommes effectivement dans un état de danger permanent. Le corps humain est fragile, il peut facilement être endommagé. Il est aussi très sensible or le monde nous bombarde sans cesse de contacts sensoriels en tous genres que nous ne pouvons guère contrôler.

C’est ainsi que nous développons toutes sortes de mécanismes pour filtrer, ignorer ou oublier les impacts sensoriels. Il arrive aussi que nous essayions de vivre dans l’illusion : « Dites-moi que je suis quelqu’un de bien, que ma vie va être merveilleuse, que tout ira bien pour moi, que je resterai en bonne santé jusqu’à un âge avancé ». On peut même espérer qu’on découvrira le remède à la mort !

S’éveiller à l’instant présent, signifie voir les choses comme elles sont et non comme nous aimerions qu’elles soient. Si on est sensible, on est sensible et c’est tout. Dans cet instant présent, nous utilisons l’attention pour observer, pour prendre conscience de ce ressenti. Il est vrai que la sensitivité revient souvent à souffrir de douleurs physiques, comme quand on reste trop longtemps en position de méditation assise. Il y a aussi tout ce qui peut nous parvenir à travers les sens : ce que l’on risque de voir, entendre, sentir, goûter et toucher. Mais c’est ainsi et c’est tout.

Donc, avec l’attention et la réflexion qui nous montrent que les choses sont comme elles sont, nous remarquons simplement que la douleur, l’irritation ou l’anxiété – qu’elles soient mentales ou physiques – sont comme elles sont. Il ne s’agit pas de s’en plaindre ni d’émettre un jugement mais de reconnaître honnêtement ce que contient cet instant présent, pour lui permettre d’être tel qu’il est. C’est ne pas rejeter ce qui est désagréable, ni essayer constamment d’avoir des sensations agréables ou de créer des situations plaisantes.

Une grande partie de notre vie n’est ni agréable ni douloureuse mais nous n’utilisons pas notre présence d’esprit pour observer la neutralité qui n’est ni plaisir ni douleur. L’être humain ignore ces moments parce qu’il passe sa vie à rechercher le bonheur et à fuir le malheur, à rechercher le plaisir et à fuir la douleur.

Quand on parle de samsara, il s’agit de ce cycle sans fin qui tourne pendant que nous cherchons le plaisir et que nous nous attachons au bonheur. Mais cet effort que nous faisons pour nous y attacher est lui-même douloureux, n’est-ce pas ? Plus vous essayez de vous agripper à ce que vous aimez, plus vous faites d’efforts épuisants pour ne pas perdre une chose qui, par nature, devra inévitablement changer et passer.

Donc la première Noble Vérité consiste à prendre conscience de la souffrance et à la comprendre. On pourrait se dire que comprendre la souffrance signifie analyser les choses : « Pourquoi est-ce que je souffre ? Parce que je suis comme ceci et je devrais être plus comme cela. Parce que j’ai vécu ceci quand j’étais enfant. Parce que la vie n’a pas été tendre avec moi ». Mais ce n’est pas de cette façon que nous sommes censés comprendre la souffrance. Ce n’est pas en l’analysant mais en voyant que la souffrance est comme elle est.

Le Buddha a utilisé la souffrance comme une « noble vérité » pour nous encourager à nous y éveiller au lieu de simplement essayer de nous en débarrasser. Et, effectivement, ce regard change tout à fait notre relation au monde sensible : au lieu de le voir comme une menace permanente dont nous devons nous protéger, au lieu d’essayer de le dominer pour mieux l’exploiter, nous commençons à nous y ouvrir, à nous ouvrir à notre sensitivité. Nous nous ouvrons, nous accueillons, nous nous intéressons vraiment à la souffrance. Nous lui permettons d’être une expérience pleinement consciente, de façon à la comprendre, à la connaître et même à lui ouvrir les bras en tant que « noble vérité ». C’est ainsi que nous commençons à nous éveiller.

Quand nous prenons refuge dans le Bouddha – Buddham saranam gachami – ce que nous faisons vraiment, c’est apprendre à faire confiance à l’Eveil et non à l’idée abstraite d’un être éveillé. Il est possible de prendre cette sorte de refuge à tout moment et dans toute situation. Ce n’est pas une simple formule que l’on prononce quand on est dans un monastère ou une coutume exotique du bouddhisme Theravada. C’est une réalité, un refuge dans lequel on peut vraiment avoir confiance, quel que soit notre état physique, mental, psychique ou émotionnel. On peut toujours s’y éveiller. Il y a toujours ce refuge qui consiste à être pleinement éveillé à ce qui est tel que c’est, au Dhamma.

On peut donc prendre la première Noble Vérité comme une sorte d’indice menant à l’Eveil. Le mot « souffrance » ne recouvre pas seulement les drames et les tragédies. Il peut s’agir de la souffrance toute bête que des gens ordinaires ressentent quand ils ne peuvent pas obtenir ce qu’ils veulent, quand ils sont dans une file d’attente ou dans un embouteillage, quand ils se demandent s’ils vont pouvoir payer leur note d’électricité. Quand toutes ces petites contrariétés, ces inquiétudes, sont mises dans le contexte d’une « noble vérité », notre relation à ces soucis change. Au lieu de nous y identifier, de les rejeter, de nous blâmer ou d’accuser d’autres personnes, nous comprenons, nous reconnaissons qu’il s’agit d’une forme de souffrance et que la souffrance est ainsi.

Le Bouddha a mis l’accent sur l’attention, la prise de conscience. Il a parlé de sati-pañña, attention et sagesse, et de sati-sampajañña, attention et compréhension intuitive de l’instant tel qu’il est. Sampajañña embrasse la totalité de l’instant. Il inclut tout.

Notre esprit est conditionné à utiliser ses capacités analytiques. En Occident, nous avons élevé les études et la recherche scientifique au rang le plus élevé, le nec plus ultra des succès humains. Nous sommes éduqués, conditionnés, à toujours penser en termes de bon, bien et meilleur ; à imaginer comment les choses devraient être. Nous sommes très doués pour imaginer un monde idéal où nous serions comme ceci ou comme cela. Parmi les bouddhistes, on trouve beaucoup d’idéalistes qui ont des idées très arrêtées sur comment un bon moine – ou une nonne – bouddhiste devrait se comporter, comment ce pays devrait fonctionner, comment le monde devrait être… Nous sommes tous capables de créer ces superlatifs, de nous y attacher et de nous identifier à eux.

Tout au long de ma vie monastique, j’ai vu défiler tant de moines qui avaient une image idéale de comment ils devraient être : altruistes, se contentant de peu, reconnaissants, pleins de bienveillance et de compassion, se réjouissant du bonheur des autres, sereins et sachant se concentrer profondément en méditation. Ce sont de belles idées, de beaux idéaux mais ce ne sont que ça : des idées. Ce ne sont pas des réalités vivantes. Les idéaux sont des créations de notre esprit et, bien sûr, en tant que tels, ils sont le meilleur de ce qui peut être conçu : parfaitement justes et bons. Mais la vie, en ce moment, quand nous nous éveillons à l’instant présent, n’est pas idéale, n’est-ce pas ? Ce n’est pas une idée, c’est une expérience vécue à travers les sens, et elle est ce qu’elle est. Les idéaux ne sont pas sensibles. Ils sont parfaits mais ils ne ressentent rien. C’est pourquoi, quand les gens sont très idéalistes, ils perdent souvent leur sensibilité. Ils portent des jugements catégoriques et sont très durs envers eux-mêmes et envers les autres, parce qu’« il ne faut pas être ainsi, il ne faut pas ressentir les choses ainsi », etc.

Je me souviens, quand j’étais enfant, avoir demandé à ma mère : « Pourquoi Dieu a-t-il créé les moustiques ? Si j’étais Dieu, je n’aurais pas créé les moustiques ! Il n’aurait pas dû créer les moustiques ». Un autre jour où j’étais tombé et j’avais le genou en sang, je lui ai encore demandé : « Pourquoi Dieu a-t-il créé la douleur ? » Voilà une question à laquelle ma mère a toujours eu du mal à répondre ! Sa réponse habituelle était : « Dieu sait ce qu’il fait. »

Mais, logiquement parlant, si on crée un Dieu comme un être idéal, tout devrait être idéal et on ne devrait avoir rien de moins que le meilleur. Pourtant, en termes de la réalité de notre existence consciente, nous voyons bien que la vie est comme elle est. Elle n’est pas idéale, elle est comme elle est et c’est tout. C’est pourquoi le Bouddha nous propose de nous éveiller à ce qui est au lieu d’essayer de tout transformer pour que les choses soient idéales, ou du moins comme nous aimerions qu’elles soient. Ce monde sensoriel change sans cesse. Il contient la naissance et la mort, le juste et le faux, le bon et le mauvais, le jour et la nuit, le masculin et le féminin, et toutes les autres dualités ainsi que les variantes et les permutations qui se produisent en termes de phénomènes conditionnés, et nous ne pouvons rien maîtriser de tout cela. Nous devons « faire avec ». Une grande partie de la vie consiste à apprendre à supporter les choses que nous ne voulons pas, n’aimons pas, n’approuvons pas.

Le Bouddha nous demande donc d’examiner la sensibilité, le monde sensoriel, les ayatana (les bases des sens), les vedana (sensations et sentiments), les sañña (perceptions et souvenirs) et les sankhara (pensées et autres phénomènes mentaux). Vraiment examiner, investiguer et considérer tous ces facteurs, non en termes de bon et mauvais, juste et faux mais en tant qu’expérience : qu’est-ce que l’on ressent quand on souffre ? Qu’est-ce que le bonheur ? C’est alors que nous commençons à voir que le bonheur est impermanent, que la souffrance est impermanente et que les expériences sensorielles que nous avons – le plaisir, la douleur, etc. – sont impermanentes aussi. Les trois caractéristiques de l’existence – l’impermanence, la souffrance et le non-soi – sont une invitation à explorer la sensitivité, le monde conditionné de ce corps-esprit et des six sens (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher et l’esprit).

Pour explorer et examiner, il faut aussi pouvoir accepter. Il ne serait pas logique d’essayer d’éliminer ou de condamner ce que l’on découvre. Il est vrai que, parfois, on peut se dire : « Je ne veux pas de cette vie. Je veux l’Eveil. Le monde est trop plein de souffrance ». Nous avons tant de jugements négatifs envers les choses ; nous voyons le monde conditionné comme une menace, un danger ; nous avons une attitude nihiliste par rapport à la sensibilité ou au monde sensoriel ; nous voudrions vivre dans un monde d’équanimité, de paix et d’harmonie pour toujours. Cela parce que nous ne savons pas comment supporter, comment endurer, et parce que nous ne comprenons pas la leçon que nous enseigne le perpétuel changement, l’impermanence.

S’ouvrir à la souffrance, par contre, nous permet de changer d’attitude ; de passer d’un désir d’annihilation à une attitude ouverte et bienveillante d’apprentissage. La souffrance est une « noble vérité », pas quelque chose d’horrible qui m’arrive « à moi ». La souffrance – même au niveau personnel d’émotions fortes comme le désespoir, le ressentiment, la colère, la peur, l’angoisse, etc. – peut nous ouvrir à une attitude d’attention éveillée, une réelle bonne volonté de connaître, ressentir et examiner ces états que nous vivons.

J’utilise souvent l’expression « accueillir la souffrance » parce que c’est une aide. Ma tendance personnelle avait toujours été de résister à la souffrance ; même si ce n’était pas intentionnel, c’était une réaction habituelle, conditionnée. J’avais cultivé la résistance à la souffrance. Intellectuellement, je pouvais me dire : « J’accepte la souffrance » ou : « Je devrais accepter la souffrance », mais je constatais une tendance habituelle de résistance. Donc je me suis efforcé d’« accueillir » la souffrance, en utilisant ce mot comme un moyen habile pour éviter d’être prisonnier de mes schémas habituels de fonctionnement. De ce fait, aussi, j’ai appris à m’intéresser à la souffrance au lieu de me contenter d’essayer de m’en débarrasser ; ou au lieu de prétendre que, si je faisais semblant de l’accepter, elle finirait par partir. J’ai cessé de jouer des jeux avec moi-même et appris à accepter de vraiment ressentir la souffrance, ou de ressentir le chagrin, ou de ressentir le désespoir. J’ai vraiment fait pénétrer ces ressentis dans mon cœur et j’en ai pris pleinement conscience. Il ne s’agissait plus d’y penser ou de les analyser mais d’accepter les émotions pleinement, telles qu’elles se présentaient dans l’instant.

Le problème que rencontrent beaucoup d’entre nous, c’est vouloir analyser les choses. Comme nous sommes obsédés par les pensées, il est très difficile d’accueillir pleinement une émotion sans nous échapper aussitôt dans des pensées car les émotions éveillent des souvenirs et des schémas habituels de pensée obsessionnelle. Apprendre à arrêter « l’esprit penseur » a donc été un grand défi au cours de mes premières années de vie monastique. J’ai été amené à développer des moyens habiles pour réaliser le « non-penser », la vacuité. Ce qui me fascinait dans le bouddhisme, depuis le tout début, c’était la relation entre le conditionné et le non-conditionné, le passage du samsara au nirvana, du soi au non-soi, de l’attachement au lâcher-prise. Cette exploration m’a donc permis d’observer la pensée par rapport à la non-pensée. Essayer d’arrêter de penser parce que l’on n’a plus envie de penser, ne fonctionne pas pour la simple raison que ce désir lui-même engendre une pensée ; c’est une idée basée sur l’ignorance, sur le désir de ne pas penser. Penser à ne pas penser, c’est finir par penser toujours plus à la non-pensée et se décourager en concluant qu’il s’agit d’une tâche impossible à réaliser.

Donc, au lieu d’y penser ou de faire des efforts pour ne pas penser, on commence simplement par prendre conscience des moments où la pensée n’est pas là. On prend conscience que, tandis que l’on est concentré sur la respiration ou que l’on porte son attention au corps en tant qu’objet, le processus de la pensée s’arrête. Quand on inspire, on a conscience de ce qui est en train de se passer mais on n’est pas en train de penser. On a simplement conscience du processus physiologique qui se déroule.

Il en va de même pour la posture et les sensations. On prend simplement conscience de sa posture quand on est assis, debout, couché ou en train de marcher. Et quand on balaye le corps en prenant conscience des sensations, on est « avec » ce qui se passe dans l’instant, on n’est pas en train d’y penser. Ou bien, si on utilise la pensée à ce moment-là, c’est pour éclairer quelque chose, par pour analyser, critiquer ou comparer les choses entre elles. Par exemple, quand on balaie le corps en étant attentif aux sensations, il est possible que les mots « main droite », « vertèbres », etc. nous passent par la tête mais ces mots sont simplement un outil qui permet de mieux porter l’attention sur cette partie du corps à l’instant où elle apparaît dans la conscience.

On peut aussi utiliser un mantra comme le mot « bouddho » qui fait référence à la potentialité d’Eveil. Quand on dit le mot intérieurement, on y pense délibérément mais on en est conscient, ce n’est pas une pensée ordinaire. On est conscient avant de penser les syllabes « boud- » à l’inspiration et « -dho » à l’expiration. Ensuite, on a conscience de l’espace autour du son « boud-dho », de sorte que l’on n’est pas obsédé par le mantra lui-même mais on l’explore, on en fait l’expérience. On est alors pleinement conscient de la non-pensée. Penser « bouddho » et sentir ensuite l’absence de pensée, c’est ainsi.

Il y a aussi le silence, le « son du silence », cette espèce de fond sonore silencieux qui résonne. Est-ce un son ? Est-ce un tintement ? On a envie de lui donner un nom mais, quoi qu’il en soit, c’est ce que c’est.

Donc, tandis que l’on est éveillé à l’instant présent, on est conscient qu’il y a la respiration, la posture du corps, le son du silence… On peut aussi être conscient de l’état d’esprit que l’on a en ce moment ou de l’émotion qui nous habite. On se contente d’en prendre conscience ; on ne juge rien. On remarque un sentiment de confusion ou de joie ou de tristesse, ou de colère – quel que soit ce sentiment, il est comme il est. Cette attention globale, ce n’est pas dire que les choses devraient être comme ceci ou comme cela ; c’est simplement prendre conscience d’un état émotionnel qui ne porte pas nécessairement d’étiquette ; on le reconnaît de manière directe : c’est ainsi.

En pratiquant de cette manière, nous nous éveillons progressivement à ce qui est, et nous développons une confiance envers cet état naturel d’éveil. Ce n’est pas un état que nous avons créé ; il est naturel. Quand le Bouddha nous encourage à nous éveiller, il ne nous demande pas de développer des pouvoirs surhumains mais d’apprendre à faire confiance à la nature des choses, aux lois de la nature, au Dhamma. Nous apprenons à nous détendre, à faire confiance, à nous ouvrir au flot de la vie, au fur et à mesure que nous en faisons l’expérience par la conscience.

Cette conscience éveillée n’a rien de personnel. Ce n’est pas une faculté que l’on possèderait en propre tandis que d’autres ne l’auraient pas. L’état d’éveil n’appartient à personne ; c’est une réalité universelle, pas une capacité personnelle.

Ainsi donc, la conscience éveillée transcende l’expérience conditionnée parce qu’elle nous permet de voir les phénomènes conditionnés comme des objets. L’inconditionné est aussi simple que cela. En fait, à travers un acte direct d’éveil, d’attention au présent, nous sommes en train de réaliser l’inconditionné. C’est une réalité qui inclut le conditionné. Ce n’est ni un rejet ni un jugement de ce qui est conditionné. Cette réalité inclut tout ce qui existe, le bon et le mauvais. Alors la douleur – « Pourquoi Dieu a-t-il créé la douleur ? Si j’étais Dieu, je n’aurais pas créé la douleur » – la douleur fait partie du tout. C’est un élément conditionné qui fait partie d’un tout. Si c’est ce que nous ressentons dans l’instant, il n’y a rien de mal à cela. C’est inclus dans l’ensemble des choses. Il n’y a rien qui « ne devrait pas être ». Les choses sont ce qu’elles sont, elles sont comme elles sont ; leur nature est d’apparaître puis de disparaître ; et elles ne sont pas personnelles, elles ne nous appartiennent pas.

Nous découvrons cela grâce à une prise de conscience intuitive qui nous permet de réaliser le non-soi ou l’Eveil ou l’au-delà de la mort, l’absence de désir, la cessation. Cette réalisation, c’est s’ouvrir à la réalité, à la nature réelle des choses : tout ce qui est conditionné apparaît puis disparaît.

Je me souviens qu’autrefois je m’attendais à avoir une expérience d’Eveil dans laquelle des éclairs descendraient du ciel et me pénètreraient de lumière, et une voix venue d’en-haut dirait : « Sumedho, tu es éveillé ! » Je n’avais pas confiance dans l’expérience directe de la réalité. Cela ne me paraissait pas suffisant. « Oserais-je être éveillé ? » Posez-vous la question ! Oseriez-vous être éveillé ou est-il plus facile de se dire : « Oh, j’ai encore beaucoup de travail à faire. J’espère m’éveiller plus tard mais je n’ose même pas imaginer que l’Eveil est proche ». L’Eveil est un peu effrayant, n’est-ce pas ? Que fait-on quand on est éveillé ? Que fait-on après ?!

Il ne s’agit pas de faire de l’Eveil un idéal. Il s’agit de commencer à apprécier un état naturel d’attention, de présence consciente qui est ici maintenant et qui est toujours à notre disposition, si seulement nous lui faisons confiance et nous prenons refuge en lui. Simplement en étant attentifs.

Si ces paroles éveillent le doute en vous, prenez conscience que le doute est perçu de cette manière. Restez avec ce qui est, accueillez ce qui se présente, quel que soit l’état émotionnel ou physique dont vous avez conscience à cet instant.

Voilà le sujet de réflexion que je vous propose pour ce soir.