Le Dhamma de la Forêt




PATICCASAMUPPADA

au quotidien

 

 


 

 

De l’Origine Conditionnée de tous les phénomènes

 

 

buddhadasa

 

Buddhadasa Bhikkhu


 

 

 

Traduction de Jeanne Schut

Titre original : Paticcasamuppada, Practical Dependent Origination, 1978

  http://www.dhammadelaforet.org/ 

 

 

Table des Matières

1. De l'origine conditionnée de tous les phénomèmes

2. Un enseignement incorrect peut empêcher la pratique

3. L'apparition de la chaîne de l'Interdépendance

4. Dans le processus d'Interdépendance le souffrance dépend toujours de l'attachement 

5. Les origined de Paticcasamupāda

6. Détail de l'origine conditionnée des phénomènes

7. Sens particulier du vocabulaire de Paticcasamupāda

8. L'explication erronée de Paticcasamupāda

9. Quand l'explication erronée est-elle apparue?

10. Pourquoi Paticcasamupada a été expliqué de façon erronée

11. Buddhagosa

12. Eléments de la vie de Buddhagosa

13. Fondement de la pratique ou le Roue "Eclatante"

de l'Interdépendance

Les 24 éléments de l'Interdépendance

Conclusion

Glossaire




 

 

 

 

 



1.

 

De l’Origine Conditionnée de tous les Phénomènes

 

 

Je souhaitais écrire une explication détaillée du livre intitulé « Paticcasamuppada selon le Bouddha » qui en aurait facilité l’étude mais, pour différentes raisons, il m’a été impossible de le faire. Cependant, j’ai donné une conférence sur ce thème qui répond assez bien à ce besoin. Cette conférence a également été publiée dans un autre livre de la série, intitulé « Idappaccayatā, la loi du conditionnement »[1], qui sera très utile aux étudiants du paticcasamuppāda car les deux ne sont, en réalité, qu’une seule et même chose, même si idappaccayatā a un point de vue plus vaste. Dans tous les cas, il serait bon que l’étudiant de paticcasamuppāda utilise ces notes explicatives comme base de travail.

L’étude de la loi concernant l’origine conditionnée de tous les phénomènes, que nous nommerons ici « loi d’interdépendance » ou paticcasamuppāda, est importante et nécessaire aux disciples du Bouddha, comme le montre le passage suivant des écritures du Canon pāli :

« Il existe deux doctrines (dhamma) enseignées par l’Eveillé, Celui qui Sait, qui s’est libéré de toutes les souillures et a trouvé le parfait éveil par lui-même. Tous les bhikkhus (moines) devraient approfondir l’étude de ces deux doctrines, il ne doit y avoir aucun désaccord ou division à leur sujet. Ainsi la Vie Sainte (ou religieuse[2]) pourra-t-elle se poursuivre longtemps dans la stabilité. Ces deux doctrines seront propagées pour le plus grand profit de l’humanité, pour le bien du monde, pour aider les grands êtres et tous les êtres humains. Quelles sont ces doctrines ? Il s’agit de : la compréhension juste des bases sensorielles (ayatana-kusalata) et de la compréhension de l’interdépendance (paticcasamuppāda-kusalata). »

Cet extrait du Sangiti Sutta, dans le Digha Nikaya nous montre qu’il est vital que nous nous entraidions à comprendre correctement l’interdépendance, dans notre propre intérêt, comme dans l’intérêt de la religion, pour le bien des grands êtres et de tous les êtres humains. Nous devons, tout particulièrement nous efforcer de nous comprendre mutuellement, de façon à éliminer les divisions et les disputes parmi les disciples du Bouddha, qui ne rendent que plus difficile la mise en pratique de l’interdépendance. Nous devons utiliser tous les moyens qui nous permettront de parvenir à cette compréhension mutuelle. Cet exposé n’a pas pour but de lancer un débat et d’argumenter à l’infini. Au contraire, il est fait dans l’espoir d’éliminer tous les contentieux qui peuvent exister parmi les enseignants et les étudiants de paticcasamuppāda, de même que pour le bénéfice de tous ceux qui s’intéressent à cette doctrine.

La loi d’interdépendance est un sujet extrêmement profond. On peut dire qu’il s’agit là du cœur ou de l’essence même du bouddhisme. C’est pourquoi elle engendre inévitablement des problèmes, lesquels deviennent à leur tour un danger pour le bouddhisme, dans la mesure où les disciples du Bouddha ne peuvent retirer aucun bénéfice de cet enseignement s’il leur est mal transmis.

Lorsque le vénérable Ananda dit au Bouddha que, selon lui, la question de l’interdépendance était relativement simple et superficielle, le Bouddha répliqua :

« Ananda ! Ananda ! Ne dis pas cela ! Ne dis jamais cela ! Paticcasamuppada est un enseignement très profond. Sa caractéristique est précisément d’être très profond. Les différents groupes d’êtres ne comprennent pas ce que nous enseignons là ; ils sont incapables de pénétrer la loi des causes et effets car leur esprit est aussi confus qu’une pelote de laine qui s’enroule et fait des nœuds, aussi embrouillé qu’un monceau de fils, aussi emmêlé qu’un massif d’herbes ou de roseaux non entretenu qui peu à peu s’étouffe. De la même façon, les êtres sont empêtrés et incapables de se libérer de la roue de l’existence, de la souffrance et des états infernaux de destruction. »[3]

Ce passage nous montre que la loi d’interdépendance n’est pas un jeu d’enfants. Au contraire, pour l’étudier correctement nous devons être prêts à y investir toutes nos capacités intellectuelles.

La plupart des gens croient posséder un « moi » personnel et durable. Ils ne connaissent que la doctrine éternaliste, selon laquelle l’esprit et / ou le corps sont éternels (sassata-ditthi). C’est pourquoi ils trouvent la loi d’interdépendance trop profonde et ne la comprennent pas aisément. Pour eux, paticcasamuppāda est une question philosophique compliquée, aussi embrouillée qu’une pelote de laine, comme le dit le sutta. Ces personnes passeront beaucoup de temps à débattre de son contenu et à se chamailler sur son sens, tout comme les aveugles de la fameuse histoire qui ne pouvaient se mettre d’accord sur l’aspect d’un éléphant parce que chacun ne touchait qu’une partie, et une partie différente, de l’animal.

Pour l’arahat, cependant — c’est-à-dire pour un être totalement éveillé — la question de l’interdépendance est comme une seconde nature, une science toute simple, comme observer un objet dans le creux de sa main. Cette connaissance n’a rien à faire avec la connaissance d’une philosophie ou d’un langage particulier. Autrement dit, l’arahat a une conscience si profonde du phénomène d’interdépendance qu’il ne cherche pas à s’accaparer quoi que ce soit, ne s’accroche à rien, ne s’attache à rien. Il n’éprouve ni convoitise, ni désir (tanhā), ni attachement (upādāna), quoi qu’il puisse lui arriver, car son attention a atteint le maximum de la perfection. Il peut ainsi éliminer totalement la souffrance en suivant l’ordre d’extinction de la loi d’interdépendance. Remarquons que, pour ce faire, il n’est pas nécessaire de connaître le nom des onze conditions de l’interdépendance ; il est même possible que l’on soit incapable de l’enseigner ou simplement d’en parler avec précision.

Voilà pourquoi il est dit que paticcasamuppāda est un sujet très profond. La loi d’interdépendance est si subtile que même le Bouddha parfaitement éveillé dut utiliser toutes ses facultés intellectuelles pour la découvrir. Néanmoins cela demeure un sujet difficile à comprendre. D’ailleurs, juste après son éveil, le Bouddha envisagea tout d’abord de ne pas l’enseigner du tout. Il vit que cela risquait d’être un effort inutile car très peu pourraient le réaliser. Pourtant, la force de sa compassion pour les quelques êtres qui, de par le monde, pourraient pénétrer cet enseignement, lui fit finalement accepter d’assumer la tâche ardue que représentait l’enseignement de cette doctrine.

Pour mieux saisir le sérieux problème qui se présentait au Bouddha lorsqu’il essaya d’exposer cette doctrine, nous devons garder en esprit le fait très important que, pour répandre son enseignement, le Bouddha utilisait deux types de langage :

-       le langage de la vérité relative, pour enseigner la vertu morale à ceux qui sont encore empêtrés dans des visions éternalistes — ceux qui s’accrochent à l’idée qu’ils sont quelqu’un et possèdent des choses ;

-       mais aussi le langage de la vérité absolue, pour pouvoir enseigner à ceux qui n’ont « plus qu’un peu de poussière dans les yeux », pour leur permettre de comprendre la réalité absolue (paramattha-dhamma). L’enseignement de la réalité absolue a pour but de libérer les humains de leur chère théorie éternaliste.

C’est ainsi que l’on retrouve, dans les paroles du Bouddha, deux modes d’expression différents. Or, la question de l’interdépendance relevant de la vérité ultime, elle ne pouvait être traitée qu’en termes de vérité ultime. Comment pourrait-on aborder cette question en utilisant le langage de la vérité relative que l’on emploie pour parler de vertu morale ? Il est impossible d’évoquer cette loi dans un langage courant. D’un autre côté, si on s’exprime dans le langage de la vérité ultime, les auditeurs qui n’ont pas les qualités de compréhension nécessaires risquent d’interpréter cet enseignement en termes de vérité relative et, par conséquent, ne rien comprendre, comprendre de travers, ou même exactement le contraire de ce qui est enseigné.

Voilà la difficulté qui fit tout d’abord hésiter le Bouddha à transmettre ce qu’il avait découvert lors de son éveil. D’ailleurs, quand il commença à enseigner, certains, effectivement, le comprirent mal. Ce fut le cas de bhikkhu Sati, le fils du pêcheur, que nous verrons plus loin. Aujourd’hui encore, il est fréquent d’entendre, parmi nous, des interprétations erronées de cet enseignement. Ainsi, même après avoir étudié — ou longuement discuté — paticcasamuppāda, nous sommes souvent incapables de le mettre en pratique ou, pire encore, nous nous éloignons davantage de la pratique correcte. L’interdépendance est donc réellement un sujet difficile à aborder.

Quand on enseigne la vertu morale, il est nécessaire de s’exprimer comme si les êtres vivants existaient vraiment, comme si des personnes, des « individus » et le Tathāgata[4] lui- même existaient. Il est alors logique, dans ce contexte, de dire que les gens doivent gagner des mérites pour en recevoir le bénéfice après leur mort. Mais, quand il enseigne la vérité ultime, le Bouddha parle des êtres sensibles, des individus et du Tathāgata lui-même comme n’ayant pas de réalité propre : il n’existe en fait qu’une série d’événements interdépendants qui apparaissent puis disparaissent. Chacun de ces événements s'appelle paticca-samuppanna-dhamma (événements qui apparaissent du fait de la loi des causes et effets) et on les appelle paticcasamuppāda quand ils sont reliés entre eux. A aucun moment, dans ce cycle, il n'est possible de parler de « quelqu'un » ou d'un « soi », pas même dans l'instant présent. Ainsi nul n'est né et nul ne mourra pour recevoir les conséquences de ses actions passées (kamma), contrairement à ce qui est dit dans la théorie éternaliste. Mais il n'y a pas non plus de mort qui soit une disparition totale, comme dans la théorie nihiliste (uccheda-ditthi) car, après cet instant présent, il n'y a personne qui puisse être annihilé. Etre ici et maintenant, c'est l’interdépendance de la voie du milieu et de la vérité ultime. Cette loi va de pair avec le Noble Octuple Sentier — la voie du milieu que l'on peut même appliquer dans les questions de morale.

En général, les gens s'accrochent à la voie de la morale parce que leurs bonnes actions leur donnent bonne conscience. Cela peut durer tant que les causes et les conditions de leurs bonnes actions ne changent pas. Mais quand les circonstances évoluent, qu'elles manifestent leur impermanence et leur absence d'essence propre (anattā), qu’elles deviennent souffrance ou insatisfaction (dukkha), le refuge de la morale ne suffira plus. Pour alléger le sentiment d'insatisfaction qui ne fera que croître, il deviendra nécessaire de se tourner vers la vérité ultime telle qu'elle est exprimée dans la loi d’interdépendance. Autrement dit, il est indispensable que notre esprit se situe au-delà de la croyance en un « moi » qui existe et qui possède, au-delà même des notions de bien et de mal, de mérite et de démérite, de plaisir et de douleur. Il sera ainsi possible d'éliminer complètement l'insatisfaction et la souffrance. Par contre, enseigner paticcasamuppāda comme s'il existait un « moi » qui perdurerait sur plusieurs vies, est contraire au principe même d’interdépendance, contraire aux enseignements du Bouddha, qui visent précisément à éliminer cette sensation de soi, à dépasser complètement ce sentiment d'être « quelqu'un ». L'interdépendance n'est donc absolument pas concernée par les questions de morale, lesquelles sont liées à une théorie éternaliste basée sur l'existence d'un soi.

En tout état de cause, nous pouvons dire que l’on trouve aujourd’hui deux interprétations de paticcasamuppāda : la première est erronée ou mal expliquée, de sorte qu'il est impossible de la mettre en pratique — cette théorie inexacte a été enseignée pendant un millier d'années. La seconde, correctement transmise, est expliquée selon les intentions du Bouddha, on peut la pratiquer ici et maintenant et en voir les résultats immédiatement

Cette seconde interprétation de la loi d’interdépendance nous apprend à être attentifs à tout contact entre les sens et les objets des sens, à ne pas laisser les sensations et les émotions se développer et éveiller la soif du désir. En fait cette théorie est pratiquée en de nombreux lieux, même si on ne l'appelle pas toujours paticcasamuppāda, et les résultats ont toujours été satisfaisants. Mais, du fait qu’il en existe une version erronée, les personnes qui s'y intéressent doivent veiller à pratiquer la version correcte de l’interdépendance selon le Bouddha. Celle-ci n'est pas nihiliste — comme certaines personnes qui aiment argumenter se plaisent à le croire, prétendant qu'elle encourage les gens à ne pas faire de bonnes actions, à ne pas accepter la responsabilité de leurs actes ou à ne pas aimer leur pays. Mais elle n'est pas davantage éternaliste — elle ne pousse pas les gens à être obsédés par leur petite personne, leur pays ou toute autre chose qui est « eux » ou « à eux ».

La loi d'interdépendance n'est pas un objet d’études longues et minutieuses. Elle n’a pas non plus besoin d’être mémorisée intégralement, comme beaucoup semblent le croire. C'est, au contraire, quelque chose qu'il faut mettre en pratique avec beaucoup de finesse : l'attention doit être présente pour contrôler les sensations lorsqu'il y a contact entre les sens et un objet. Il ne faut pas permettre au désir et à l'attachement d'apparaître. Enfin le mot « paticcasamuppāda » n'est qu'un terme technique, il n'est pas important de l'attacher absolument à cette pratique.

Il y a une chose que nous devons nous aider mutuellement à faire, c'est ne pas expliquer l'interdépendance — le cœur du bouddhisme — en termes d'animisme, comme s’il existait un esprit ou une âme ou quelque chose de fantomatique, un « soi » né et résidant dans le corps dès l'instant de la naissance. N’allons pas mélanger les enseignements relatifs à la morale, donnés dans le langage de l'éternalisme dans un contexte de vérité relative, avec les enseignements de la vérité ultime, de l'interdépendance, qui sont donnés dans le langage de la vision juste la plus élevée. La pratique de l'interdépendance est la voie du milieu de la vérité ultime. Il est dit dans les suttas[5] que la vision juste la plus élevée — la vision supra mondaine — n’est ni éternaliste ni nihiliste et peut être obtenue grâce à la force engendrée par la compréhension du principe d'interdépendance. L'interdépendance se situe entre l'idée d'existence d'un moi et celle d'absence totale de moi. Elle a son propre principe : « Parce qu'il y a ceci, il y a cela ; parce que ceci n'est pas, cela n'est pas ». C'est ce principe qui fait que le bouddhisme n'est ni éternaliste ni nihiliste. Faites très attention ! Ne confondez pas avec l'hindouisme ou le brahmanisme. Pour les éternalistes, il ne peut exister de loi d'interdépendance car c'est à l'opposé de leurs croyances. Enseigner l'interdépendance en termes d'éternalisme, c'est détruire l'interdépendance. Nous devons être très vigilants.

Si nous étudions de près les écritures du Canon pāli, c'est-à-dire les enseignements donnés par le Bouddha lui-même, nous constatons qu'ils sont nettement divisés en deux : d'une part, les questions ayant trait à la vertu morale, destinées à ceux qui sont encore attachés à une vision éternaliste du monde et, d’autre part, les questions sur la vérité ultime dont le but est de supprimer aussi bien le point de vue éternaliste que le point de vue nihiliste. Plus tard, quand les commentaires ont été écrits, s'est développée une forte tendance à expliquer les points de vérité ultime dans un langage éternaliste, y compris paticcasamuppāda. On expliquait ainsi l’enchaînement des causes et des effets du point de vue d'une seule et même personne qui mourait puis renaissait. Parfois on utilisait pour cela des termes franchement matérialistes. Ainsi, l'enfer était décrit comme un lieu sous la terre où l'on n'allait qu'après la mort, tandis qu’il n'était fait aucune allusion à l'enfer né des sensations, comme cela est enseigné dans la loi d'interdépendance.

Voilà pourquoi l'étude de l'interdépendance implique une référence indispensable aux écritures originelles en pāli. Ne vous laissez pas convaincre par des commentaires en faisant taire tout sens critique. Ne vous inclinez pas systématiquement devant des écrits tardifs, comme le Visuddhimagga. D’ailleurs, certains pensent que l'auteur du Visuddhimagga et celui qui a regroupé tous les commentaires ne sont qu'une seule et même personne, de sorte qu'une acceptation aveugle des commentaires ne permettrait d'entendre qu'un seul son de cloche, et sanctionnerait un monopole intellectuel. Nous devons rester vigilants, selon les instructions laissées par le Bouddha lui-même dans le Kālāma Sutta[6] et selon le principe de mahāpadesa tel qu'il est donné dans le Mahāparinibbāna Sutta : « Tout ce qui n'est pas en accord avec la majeure partie du Dhamma-Vinaya (l'enseignement et la discipline) doit être considéré comme ayant été mal perçu, mal retenu, mal expliqué ou mal enseigné ». Ce principe de mahāpadesa nous protége des œuvres postérieures qui auraient pu glissé dans l'éternalisme. En l’ayant bien à l'esprit, nous serons en mesure de séparer le vrai du faux parmi tout ce qui a pu s’accumuler dans ces volumes. Il ne s'agit pas de dire que les commentaires sont absolument sans valeur mais simplement que nous devons être rigoureux dans ce que nous pouvons accepter, en utilisant les repères que le Bouddha lui-même nous a laissés pour éliminer ce qui n'est pas correct. Un chercheur contemporain, Somdet Phra Maha Samanachao Krom Phraya Vachira Nyanna Varorot, conseille d'approfondir sérieusement, selon ces mêmes principes de discernement, même les discours en pāli que les moines mémorisent si soigneusement. J'ai toujours été un de ses fidèles disciples.

En ce qui concerne paticcasamuppāda, il y a de lourdes charges à l'encontre de la théorie éternaliste comme de la théorie nihiliste. Selon le principe de mahāpadesa, il est impensable d’enseigner la loi d'interdépendance comme si l'évolution d'un individu s'étalait sur trois vies.

Voici à présent les principes qui relèvent de l'interdépendance :

 (1) À chaque fois qu'il y a contact sensoriel sans sagesse, s'ensuit le devenir (bhava) et la naissance (jāti). En d'autres termes : quand seule l'ignorance est présente à l’instant d’un contact avec les sens, la loi d'interdépendance se met en mouvement.

 (2) Dans le langage de paticcasamuppāda, les mots « individu », « soi », « nous » ou « ils » sont inexistants. Il n'y a aucune « personne » qui souffre, se libère de la souffrance ou évolue dans un tourbillon de renaissances, comme le prétendait bhikkhu Sati, le fils du pêcheur.

(3) Dans le langage de paticcasamuppāda, le mot « bonheur » n'apparaît pas. Seuls apparaissent les mots « souffrance » et « cessation » ou « extinction » complète de la souffrance. S'il en est ainsi, c'est parce que la loi d'interdépendance n'a pas pour but de parler du bonheur — lequel est, par contre, la pierre d'achoppement de l'éternalisme. Dans le langage de la vérité relative, on peut considérer que l'absence de souffrance est le bonheur ; ainsi, il est dit que « le nirvana est le plus grand des bonheurs ».

(4) Le type de « conscience de renaissance » (patisandhi viññāna) — qui sous-entend un moi — n'apparaît pas dans le langage du paticcasamuppāda. Le mot viññāna se réfère aux six formes de consciences sensorielles qui naissent au contact des six sens. Si on s'amuse à appeler cette conscience aux six aspects « conscience de renaissance », on peut également considérer qu’elle fait partie de l'analyse en six points des bases des sens qui engendre les phénomènes matériels et mentaux, les six bases des sens, le contact, la sensation, le devenir et la naissance et ainsi de suite jusqu'à la fin du processus de paticcasamuppāda. Mais le Bouddha n'a jamais rien appelé « conscience de renaissance » et il n'a jamais expliqué ainsi le mot « conscience » parce qu'il souhaitait que nous le comprenions simplement dans son sens premier. Le terme « conscience de renaissance » n'est apparu dans les textes que beaucoup plus tard, introduisant ainsi, de manière indirecte, la théorie éternaliste. Il s'agit là d'une corruption qui risque de porter un grand préjudice au bouddhisme tant que nous n'y mettrons pas fin. Nous avons six formes de conscience sensorielle, comme cela est généralement compris et nous avons la loi d'interdépendance, laquelle ne nécessite aucunement l'ajout d’une « conscience de renaissance ».

(5) Dans le processus d'interdépendance, il n'existe que paticca-samuppanna-dhamma, c'est-à-dire des événements dont l'apparition, très brève, dépend d'autres événements et qui donnent à leur tour naissance à d'autres événements. C'est ce conditionnement mutuel des choses que l'on appelle interdépendance. Il ne s’agit pas d’interpréter cela en termes éternalistes, comme si ces choses arrivaient à une « personne », ni de se comporter en nihilistes, en prétendant qu'il n'existe rien du tout. Situez-vous plutôt dans la voie du milieu, en prenant conscience que les événements ne se produisent que parce que certaines conditions sont apparues avant eux.

(6) En termes de karma, paticcasamuppāda tend à montrer un karma qui n'est ni blanc ni noir, qui n'est ni le karma des bonnes actions ni celui des mauvaises actions. Cela est possible parce que paticcasamuppāda sonne le glas du bon comme du mauvais karma en voyant le mérite, le démérite et la neutralité (aneñjā) comme étant tous trois caractérisés par la souffrance. Il est indispensable de s'élever au-dessus des trois pour éliminer totalement la souffrance. Ainsi il ne reste aucune place à l'attachement au « moi » et à la théorie éternaliste.

(7) Sanditthiko est un principe fondamental du bouddhisme, c'est le « ici et maintenant », la réalité présente dans l'instant. Interpréter paticcasamuppāda en disant — selon le langage de la vérité relative — qu'un cycle complet s'étendrait sur trois vies, n'est pas cohérent avec cette doctrine. Chacun des onze maillons de la chaîne d'interdépendance doit absolument se situer dans le présent pour rester cohérent avec les principes enseignés par le Bouddha.

(8) Les nombreux suttas qui abordent la question de paticcasamuppāda en parlent de plusieurs manières. Il y a, par exemple, (a) l’enchaînement normal (anuloma) : depuis l'ignorance jusqu'à la souffrance ; (b) l’enchaînement  inversé (patiloma) : de la souffrance à l'ignorance ; (c) la voie de la cessation : que l'on peut suivre dans un sens ou dans l'autre ; (d) la voie qui commence avec les bases des sens pour donner naissance à la conscience sensorielle, au contact et à la sensation — dans ce processus l'ignorance n'est pas mentionnée ; (e) la voie qui commence avec la sensation et se termine avec la souffrance ; (f) et enfin, la voie probablement la plus étrange, qui regroupe la voie de l'apparition de la souffrance et celle de la cessation. Il y est expliqué que l'ignorance fait apparaître les formations mentales, la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux jusqu'à la soif du désir ; puis on passe soudain à la cessation du désir, la cessation de l'attachement et ainsi de suite jusqu'à la cessation de la souffrance. Il semble là que, même si le processus d'interdépendance est arrivé au point d'engendrer le désir, il est encore possible que l'attention fasse irruption à temps pour empêcher l'apparition de l'attachement et, aussi étrange que cela paraisse, « renverser « le processus jusqu'à la cessation de la souffrance.

Si nous étudions soigneusement tous les discours qui traitent de l'interdépendance, il apparaît absolument inutile que l'application de cette théorie s'étende sur trois vies (en termes de vérité relative).

(9) Paticcasamuppada ne concerne que des événements soudains et momentanés (khanikā-vassa). C'est pourquoi le mot jāti, « naître », ne peut que se référer à la « naissance », dans l'instant, d'un cycle d'interdépendance dans la vie de tout un chacun, précisément au moment où  se produit un contact sensoriel et où l'attention fait défaut, comme expliqué au point (1). Nous pouvons observer cela tous les jours : quand l’avidité, la colère ou l'illusion apparaissent, le « moi » prend aussitôt « naissance ». Si certains préfèrent, malgré tout, parler de « cette vie-ci » et de « la prochaine vie », c’est acceptable dans la mesure où ils donnent au mot « vie » un sens d’immédiateté. Un tel langage est alors en accord à la fois avec la réalité et avec le principe de « l'ici et maintenant ». Interpréter le mot «naissance» comme dans le langage de la vérité relative — c’est-à-dire sortir du ventre d’une mère — fera obstacle à notre compréhension de l'enseignement. Nous devrions plutôt nous réjouir que cette « prochaine vie », c’est-à-dire la prochaine occasion d’un contact sensoriel, soit à notre portée et à notre disposition, pour en faire ce que bon nous semblera. Une telle « prochaine vie » est potentiellement bien plus enrichissante que celle qui consisterait à sortir du ventre d’une autre mère et que l'on ne pourrait ni voir ni situer.

(10) Se contenter de palabrer sur paticcasamuppāda n'est que de la philosophie dans le pire sens du terme, c'est inutile et sans valeur. Ce qu’il faut, c’est pratiquer les enseignements de l’interdépendance en empêchant l'apparition de la souffrance grâce à une parfaite vigilance au niveau des six portes des sens, là où s'établit le contact sensoriel. On y parvient en y appliquant toutes ses facultés de développement mental[7], de sorte que les « pollutions mentales » (āsavas)[8] ne puissent apparaître. Telle est la loi d'interdépendance perfectionnée dans le sens de la cessation de la souffrance. Quel que soit le nom que l’on donne à ce processus, rien n'y changerait. Cette pratique de paticcasamuppāda s'appelle « la voie juste » (sammā-patipadā).

Tout ce qui précède doit vous servir de base pour vérifier par vous-même et décider de ce qu'est la véritable interdépendance. En quelques mots, disons que paticcasamuppāda est une question très concrète qui mène tout droit à la cessation de la souffrance. La souffrance intervient parce que, une fois la « souillure » (kilesa) apparue, la roue fait un tour complet du cycle d'interdépendance. On pourrait croire qu'il y a trois cycles de vie parce que la conscience sensorielle s'éveille à chaque fois qu'un organe des sens — à l’intérieur — entre en contact avec un objet des sens — à l’extérieur. Si, à cet instant, l'ignorance est présente, apparaissent la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux et les sensations, lesquelles, jusqu'à cet instant, n'existaient pour ainsi dire pas, étant à l'état latent. C’est à ce moment-là que la conscience est ce que les éternalistes appellent patisandhi viññāna ou conscience de renaissance. Lorsque, sous l'impulsion du contact sensoriel, la sensation s'éveille, immédiatement après apparaît la souillure (kilesa). La soif du désir et l'attachement engendrent à leur tour le devenir et la naissance, naissance de la notion de « moi », de « je » ou de « mien », d’une « personne » qui goûtera aux fruits de la souffrance sous forme de problèmes surgis du fait de la naissance, de la vieillesse et de la mort : le chagrin, les lamentations, la douleur, la peine et le malheur ou, comme on les appelle encore, les cinq agrégats du désir (pañcūpādāna-khandha)[9], synonymes de souffrance.

En un cycle d'interdépendance, il semble qu'il y ait donc deux autres naissances mais il n'est pas nécessaire, pour cela, de mourir, d'être enfermé dans un cercueil puis de renaître. Ce type de mort relèverait du corps et du langage de la vérité relative, pas de paticcasamuppādatel qu'enseigné par le Bouddha. Il apparaît évident que, en révélant la loi d'interdépendance, le Bouddha a voulu bannir la théorie du « moi », éliminer l'importance qui lui était accordée. Se contenter d'analyser les agrégats pour constater que ni cet agrégat ni celui-là ne sont le « moi », ne suffit pas. Il est également indispensable de montrer que ces agrégats n'apparaissent que lorsque les onze conditions de paticcasamuppāda sont en jeu, selon le principe de cause à effet : « C'est parce qu'il y a ceci que cela apparaît ; parce que ceci n'est pas, cela n'est pas non plus ». Nous pouvons ainsi voir plus clairement l'absence de « soi » — absence de soi dans les souillures, les actions (kamma) et les résultats karmiques (vipāka) ; autrement dit, absence de soi dans chacun des chaînons du processus de cause à effet, sans la moindre interruption. Cela est très clair et cette explication du non-soi par la loi d’interdépendance est nécessaire pour éviter qu’une simple explication des cinq agrégats comme étant dépourvus de « soi » ne conduise à certaines déviations ridicules. Ainsi, dans le Parileyya-Sutta[10], il est dit : « Respectables amis ! Avez-vous entendu dire que les cinq agrégats sont dépourvus de soi ? Comment, alors, toutes les actions (kamma) du non-soi auraient-elles une conséquence sur le soi ? » Il est facile de constater que cette opinion témoigne d'une compréhension partielle du non-soi, uniquement basée sur la théorie selon laquelle les cinq agrégats sont dépourvus de soi. Pourtant, lorsqu'il s'agit d'actions et de résultats karmiques, il est difficile de dire qu’ils appartiennent à un soi, que ces résultats soient caractérisés par le plaisir (sukha) ou par la souffrance (dukkha). Cela crée une drôle de situation ! Tandis que si l'on perçoit clairement les choses selon les relations de la loi d'interdépendance, une telle erreur ne peut être commise.

Ceux qui comprennent le principe d'interdépendance dans son immédiateté, verront qu'il n'existe rien qui puisse tenir le rôle d'un « soi » dans ce qui est cité plus haut. Il n'empêche qu'il est toujours possible de naître et de renaître ; il peut exister des lieux de souffrance comme l'enfer, l'état animal, les royaumes des fantômes affamés et des anges déchus, l'état humain, les cieux et les royaumes des brahmas ; et même le Bouddha, le Dhamma et le Sangha. Tout ceci peut apparaître dans le processus de paticcasamuppāda par la force créatrice des actes de volition (abhisankhārā) de mérite, de démérite et de neutralité discutés précédemment. Si cette force créatrice est mise en mouvement au moment où la sensation — ou naissance — se produit, et si l'esprit est dans un état d'agitation et d'anxiété, le sentiment d'être en enfer apparaît.

Dans le troisième discours, le Saccasamyutta, le Bouddha a décrit cet état comme l'enfer de mahāparilaha (la grande fièvre) et ailleurs il l'a appelé l'enfer de chapassayathanik[11], c'est-à-dire l'enfer qui appartient à la sphère des six sens, dans lequel tout ce qui est perçu au travers de n'importe laquelle des six portes des sens apparaît repoussant et devient source de souffrance. Ce sont de véritables enfers, bien plus effrayants que ceux que les éternalistes décrivent comme étant sous la terre. Un peu plus loin, dans ce même discours, le Bouddha parle aussi d'un lieu paradisiaque appelé chapassayathanik, paradis du monde des sens dans lequel tout ce qui est perçu, au travers de n'importe laquelle des six portes des sens, apparaît délicieux et devient source de plaisir. C'est un véritable paradis, bien plus réel que celui que les éternalistes voient dans les cieux.

Si la sensation ou la souffrance est imprégnée de peur, alors apparaît l'état d'asura (ange déchu). Si l'on a faim au point d'en mourir, c’est peta (l’état de fantôme affamé) qui apparaît. Si l'on se comporte bêtement, l'état d'animal apparaît ; et s'il n'existe qu'un minimum de souffrance, comme c'est souvent le cas chez les humains, c’est l'état d'humain qui apparaît ; s'il y a une grande variété et intensité de plaisirs sensoriels, alors apparaît l'un des états célestes ; s'il y a un état de bien-être, de sensations agréables ou un sentiment d'équanimité comme cela peut se produire dans les différents rūpa-jhānas (états subtils d'absorption méditative) et arūpa-jhānas (états immatériels d'absorption méditative), l'un des états de Brahma apparaît. Tous ces états ont plus de réalité que ceux que nous sommes censés trouver après notre mort physique. Cette confusion est née d'une mauvaise interprétation du terme bouddhique « opapātikā »[12].

Dans l'ordre de la cessation de la souffrance dans la loi d'interdépendance, nous trouvons le véritable Bouddha, le véritable Dhamma et le véritable Sangha. Ils sont sanditthiko (immanents, ici et maintenant) et paccatam veditabbo viññuhi (ce que l’on découvre par soi-même, par l'expérience directe). Ils sont présents et vivants tous les trois, bien plus réels que dans le triple joyau que les éternalistes chantent sans prêter attention aux mots qu'ils prononcent, se contentant de les articuler, les privant de leur sens. « Cette vie » signifie le cycle d'interdépendance ; « la prochaine vie » signifie le prochain cycle d'interdépendance et ainsi de suite. Considérer les choses ainsi, c'est voir cette vie et la suivante d'une manière plus juste que la façon dont la comprennent les éternalistes, lesquels la définissent en termes de naissance physique, depuis le ventre d’une mère jusqu'au cercueil — définition qui tient au langage de la vérité relative et non à celui que le Bouddha utilise lorsqu'il enseigne paticcasamuppāda.

Une bonne compréhension de cela est ce qu’un enseignant de paticcasamuppāda peut vous offrir de plus utile, pas le paticcasamuppāda des maîtres éternalistes, créé de toutes pièces sur le tard et incorrectement transmis jusqu'à ce jour.

De nombreux éléments permettent de comprendre que le langage de l'interdépendance (le langage du Dhamma le plus élevé) est différent du langage de la vérité relative, lequel est inévitablement assaisonné d’un soupçon d'éternalisme. On en trouve un exemple dans sammā-ditthi ou « la vision juste ». Quand on parle de la vision juste dans le langage de la vérité relative, on dit qu'il existe un monde présent et un monde futur, des pères et des mères, un enfer et un paradis, des actions et des gens qui agissent, cette vie et une vie future. Tout cela est exprimé dans un jargon idiomatique que les gens simples sont capables de comprendre et auquel ils s'attachent.

Par contre, lorsque nous arrivons au niveau intermédiaire de la vision juste, qui est l’un des aspects de l'Octuple Sentier, nous constatons que les termes employés sont différents. On parle uniquement de la souffrance et de la cessation complète de la souffrance. Il n'est pas question d’une « personne » qui souffrirait ou d’une « personne » qui éliminerait la souffrance. Pourtant cela s'appelle aussi « la vision juste ».

Enfin nous arrivons au niveau le plus élevé de la vision juste, le niveau supra mondain. Il s’agit de la vision qui perçoit la véritable interdépendance[13]. Là, on ne penche ni vers la conception d'un moi (atthita) ni vers la conception d'un non-moi (natthita), parce que la voie du milieu — autrement dit l'enchaînement de l'interdépendance — est clairement perçue. Cet enchaînement se résume au lien de cause à effet exprimé par les mots : « Parce que ceci est, cela existe ; parce que ceci n'est pas, cela n'existe pas. » Il n'y a, en aucune manière, un moi ou une personne, même s'il est fait mention de l'enfer ou du paradis. Ce point de vue s'appelle « la véritable voie du milieu » parce qu'il ne penche ni vers l'éternalisme ni vers le nihilisme.

Remarquez bien que, quand on parle de la vision juste en termes de vérité relative, on dit qu'il existe un moi, tandis que l'on ne trouve pas de traces d'un « moi » dans l'expression de la vision juste en termes de vérité absolue, c'est-à-dire dans le langage de paticcasamuppāda. Pourtant le bouddhisme les appelle toutes deux « vision juste ». Le langage de la vérité relative sert à enseigner la vertu morale aux gens simples, tandis que le langage de la vérité absolue sert à enseigner la réalité absolue à ceux qui n'ont plus qu'un peu de « poussière dans les yeux », pour leur permettre de devenir de nobles disciples. Le Bouddha était ainsi tout le temps obligé de parler deux langages. Paticcasamuppada se réfère à la vérité ultime la plus haute, ce n'est pas un traité d'éthique. Il n'existe aucun « moi » qui voyagerait de vie en vie et aucun cycle de paticcasamuppāda qui s'étende sur trois vies, comme on pourrait le comprendre en termes de vérité relative.

Pour en terminer avec cette question, nous devons essayer de comprendre pourquoi paticcasamuppāda a été expliqué, en termes d'éternalisme, comme s'étendant sur trois vies.

On peut aisément constater que cette explication, de façon plus ou moins évidente selon les passages, provient du Visuddhimagga de Buddhagosa. En effet, aucune œuvre écrite antérieure au Visuddhimagga ne propose cette interprétation. C'est pourquoi mon analyse critique est centrée sur ce document ainsi que sur son auteur. Mais je tiens à préciser que cette analyse n'est pas une critique de Buddhagosa. En effet, paticcasamuppāda est une partie du bouddhisme que nous devons nous entraider à étudier et à pratiquer correctement, c'est-à-dire de manière fructueuse ; nous ne pouvons nous contenter d'une interprétation qui ne serait pas cohérente avec l’intention du Bouddha. C'est pourquoi une analyse critique ne critique rien, en réalité ; elle se limite à souligner les raisons qui justifieraient une nouvelle étude des écritures originales du paticcasamuppāda en pāli, de façon à ce que chacun puisse savoir et voir par lui-même ce qu'il en est, sans avoir à me croire sur parole, ni moi ni personne d'autre, ce qui serait sans intérêt et contraire au Kālāma Sutta — ce sutta dont les dix points nous enjoignent de ne rien accepter aveuglément. Nous devons faire usage de notre « œil du discernement » comme d'un outil qui nous permettra de prendre position sur des questions comme celle-ci[14] .

A supposer que je jette effectivement un regard critique sur les bons et les mauvais côtés de l’œuvre de Buddhagosa, je critiquerais son Visuddhimagga (« Le Sentier de la Pureté ») dans la mesure où il n'est qu'une collection de récits et une analyse de certains termes des écritures, dont le but est de recouvrir et d'englober le livre Vimuttimagga (« Le Sentier de la Libération ») qui avait déjà été écrit. Je suis conscient que cette remarque pourrait avoir de vastes répercussions mais la chose qui m'intéresse aujourd'hui est de diriger l'intérêt de ceux qui aiment le Bouddha plus que tout, vers les explications sur l'interdépendance qu’il a lui-même données en de nombreuses occasions. Je tiens absolument à attirer votre attention dans cette direction, quelles qu’en soient les difficultés. Je me consacrerai entièrement à cette tâche pour que, ce que le Bouddha souhaitait voir profiter à tous les êtres vivants, profite effectivement à tous les êtres vivants, plutôt que le laisser dormir, inutile, comme c'est le cas actuellement, juste bon à alimenter des débats oiseux.

Comme l'explication de Buddhagosa ne contient pas suffisamment d’éléments pour répondre à la méthode d'authentification du Bouddha souvent exposée dans les suttas en pāli, j’utiliserai la force de ces suttas comme levier pour débusquer Buddhagosa, grâce au pouvoir de la vigilance. Que cela plaise ou non, je me réjouis de savoir qu'un nouveau regard et une compréhension juste seront désormais accordés à ce domaine d'étude, l'interdépendance, cœur du bouddhisme, comme cela est dit dans le Sangiti Sutta du Digha-nikaya que j'ai déjà cité.

Le terme « paticcasamuppāda » est encore assez peu familier à la plupart des gens mais comme il est à peu près impossible de le traduire en un simple mot, nous continuerons à l'utiliser. Il revient à chacun d'entre vous d'essayer de comprendre ce mot de manière de plus en plus profonde jusqu'à ce qu'il vous vienne naturellement aux lèvres et à l'esprit. Ceux qui ont été ordonnés moines et qui ont étudié le bouddhisme ont dû l'entendre mais sans être pour autant très sûrs de son sens, ce qui a pu les en désintéresser. Ils risquent ainsi de manquer l'occasion de comprendre l'enseignement le plus important du bouddhisme. Je crois que nous devrions utiliser ce terme jusqu'à ce que, un jour enfin, il s’applique à un sujet compris par la majorité.

Si nous devons absolument parler de l'interdépendance, c'est parce qu'elle est le cœur du bouddhisme. La plupart des gens pensent que le cœur du bouddhisme, ce sont les Quatre Nobles Vérités. Je vous demande de bien comprendre que paticcasamuppāda est la pleine mesure de ces nobles vérités, leur épanouissement. Appelons donc cette doctrine la « Grande Noble Vérité », « le cœur du bouddhisme », et continuons à en parler jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement comprise.

Paticcasamuppada est comme les Quatre Noble Vérités, dans ce sens que, si personne ne les comprend, l'éveil du Bouddha n'aura servi à rien. C'est encore plus vrai pour la loi d'interdépendance car elle est l’épanouissement de ces nobles vérités. Voilà pourquoi nous devons tellement en parler.

La première chose à comprendre est que nous faisons tous l’expérience de l'interdépendance, pratiquement à chaque instant, même si nous n'en savons rien. Nous devons en accepter le blâme — c'est notre faute et pas celle du Dhamma. C'est parce que nous ne nous y intéressons pas que nous ignorons ce qui se passe en nous presque tout le temps. Je reviendrai là-dessus plus tard.

Paticcasamuppada est un sujet qui, s'il est bien compris, peut être utilisé pour mettre un terme à la souffrance. Vu sous un autre angle, nous devons considérer qu'il est de notre devoir d'essayer de comprendre l'interdépendance et de nous entraider en cela. C'est notre devoir et c’est ce que souhaitait le Bouddha. Si nous y parvenons, son éveil n'aura pas été vain.

Je voudrais, à présent, exposer et clarifier ces idées en posant les questions suivantes : de quoi parle l'interdépendance ? Pourquoi doit-on aborder cette question ? Quel est son but ? Quelle est sa méthode ?

(1) Qu'est-ce que paticcasamuppāda ?

C’est la démonstration détaillée de l'origine et de la cessation de la souffrance ; elle souligne l'interdépendance naturelle des facteurs qui mènent de l'origine à la cessation de la souffrance. L'intervention d'anges ou autres créatures célestes est inutile pour faire naître comme pour éteindre la souffrance. C'est une question de niveaux d'interdépendance naturelle. Lorsque certains facteurs apparaissent de manière interdépendante, la souffrance apparaît ou disparaît. Le terme « paticca » signifie « dû à, causé par » et le terme « samuppāda » signifie « origine, apparition, génèse, production ». Ainsi, ce qui relève de facteurs interdépendants apparaissant simultanément est appelé paticca-samuppāda ou interdépendance. 

Un autre aspect particulier de paticcasamuppāda est qu'il démontre qu'il n'existe pas d'être, de personne, de soi, de « nous » ou de « ils », que ce soit ici ou flottant ailleurs à la recherche d'une prochaine vie. Tout relève uniquement de la nature : aussi bien la naissance et l’existence que la mort. Si vous comprenez paticcasamuppāda, vous comprendrez qu'il n'existe pas d'être ou de soi que l'on puisse appeler « je ». Ceux qui ne comprennent pas cela se laissent aller à des sensations et des pensées ordinaires, marquées du sceau de l'ignorance. Ces personnes ont le sentiment ou l’idée qu'elles sont « quelqu’un ». Or l'un des objectifs de l'interdépendance est précisément de nous montrer que la souffrance apparaît et disparaît selon un enchaînement d'éléments interdépendants qui ne nécessite nullement l'existence d'êtres, de personnes, de « soi », de « nous  » ou de « ils ».

De plus, cette apparition et cette disparition interdépendantes sont aussi explosives qu'un éclair dans le ciel — fulgurantes ! Voyons ensemble à quelle vitesse s'éveillent nos pensées. La colère, par exemple, apparaît d'un coup et explose immédiatement. Une telle attitude mentale est aussi rapide que l'éclair et assombrit notre vie quotidienne. C'est exactement le propos de paticcasamuppāda. Si on est capable de la voir, on sentira à quel point elle est terrible et effrayante. Par contre, si on ne la voit pas, c'est comme si on n’était en rien concerné. Si vous voulez savoir ce qu'est l'interdépendance au niveau le plus rudimentaire, je dirais que c'est une attitude mentale engendrant la souffrance. Elle est aussi violente et rapide que la foudre et se retrouve à chaque jour de notre vie.

 

(2) Pourquoi doit-on aborder le sujet de l'interdépendance ?

Il est indispensable d'étudier et de mettre en pratique cette théorie. De nos jours, très peu de gens connaissent paticcasamuppāda et, qui plus est, leur compréhension en est souvent fausse, comme celle de bhikkhu Sati, le fils du pêcheur. Cet homme, bien que moine, avait une compréhension erronée selon laquelle « il n'existe qu’une âme qui flotte de-ci de-là, qui voyage, et rien d'autre. »[15] Ce moine pensait que l'âme était un être ou une personne qui habitait un corps et évoluait dans le tourbillon de l'existence, selon un cycle de naissances et de renaissances. Une telle croyance vient de l'ignorance de la vérité de l'interdépendance et aboutit à une fausse compréhension de la nature des choses.

Les autres moines essayèrent de faire renoncer Sati à ses fausses conceptions mais, comme il s'obstinait, ils en parlèrent au Bouddha. Celui-ci le fit chercher et lui demanda si, réellement, il croyait cela. Bhikkhu Sati répondit que oui. Le Bouddha lui demanda alors ce qu'était son âme. Il répondit : « Vénérable, l'âme est ce qui parle, ce qui ressent et ce qui goûte au fruit des actions karmiques, bonnes ou mauvaises. »

Dire que l'âme est ce qui parle, ce qui ressent et ce qui, à l'avenir, goûtera les fruits du karma est encore plus faux. Les personnes dont la compréhension est limitée, se demanderont pourquoi cette vision des choses est fausse car la plupart croient, comme Sati, qu’il existe une âme qui perdure au-delà de la mort. Ils le croient par habitude, ignorant qu'il s'agit là d'une compréhension erronée. S’exprimer ainsi est faux parce que cela revient à affirmer qu’il existe quelque chose de précis et de durable ayant une existence propre, alors qu’il s’agit simplement de paticca-samuppanna-dhamma, c'est-à-dire d’éléments conditionnés nés d’une relation de cause à effet, et donc rien de plus que le résultat de l'interdépendance. « L’âme » est, en réalité, l’illusion du soi dont l’apparition, momentanée, dépend d’un enchaînement de conditions. Voilà ce que signifie « voir l'âme comme un paticca-samuppanna-dhamma ».

Dans le passage mentionné plus haut, Sati, le fils du pêcheur, assurait que le soi existait ou encore que l'âme a une existence propre ici et maintenant, et qu'elle évolue vers d'autres états. Il disait qu'elle était celui qui parle, celui qui ressent les émotions et celui qui reçoit les fruits du karma, bons ou mauvais. Autrement dit, il croyait qu'il existait un soi qu'il appelait « âme ». Voilà la raison pour laquelle nous devons absolument étudier paticcasamuppāda : parce que la plupart des gens se cramponnent à cette conception des choses, sans savoir qu'elle est erronée. Nous devons connaître paticcasamuppāda pour découvrir la vérité de la non-existence d'un soi. S'il y a une âme, elle n'est qu'une série d'événements (paticca-samuppanna-dhamma) qui apparaissent en succession rapide et dépendent de la loi de cause à effet. Il n'existe de soi nulle part. C'est pour cette raison qu'il faut absolument étudier paticcasamuppāda.

(3) Dans quel but devons-nous étudier paticcasamuppāda ?

La réponse à cette question est : pour nous libérer des fausses idées selon lesquelles il existe des personnes qui sont nées et qui vivent selon leur karma. D'autre part, nous devons connaître l'interdépendance pour anéantir définitivement la souffrance et laisser la place à la vision juste. Si vous croyez encore que vous êtes une âme, votre compréhension est fausse et vous endurerez la souffrance sans parvenir à vous en libérer. Il est donc nécessaire de savoir ce qu'est réellement l'interdépendance. L'âme est paticca-samuppanna-dhamma, elle naît de la loi de paticcasamuppāda. La souffrance peut apparaître et disparaître complètement grâce à cette vision juste, cette compréhension correcte des choses. Ceci est brièvement expliqué dans les écritures du Canon pāli : « … L'âme est paticca-samuppanna-dhamma, c'est un élément qui apparaît en relation à d'autres éléments. Si ces autres éléments étaient absents, elle n'apparaîtrait pas. »[16] Cette citation démontre que si l'âme existait réellement, elle aurait une existence propre et ne dépendrait d'aucune condition. Or elle ne peut exister par elle-même. Son existence dépend d’un certain regroupement de conditions. Cependant, elle est profondément subtile, au point de nous faire croire qu'elle est capable de penser. Il nous semble que c’est cette « âme » qui permet au corps et à l’esprit de faire tout ce dont ils sont capables. C'est ainsi que nous faisons l'erreur de croire qu'il existe une chose, un « soi » dans notre corps et notre esprit que nous appelons « âme ». L'étude de l'interdépendance permet de nous débarrasser de cette vision erronée et, ce faisant, nous libère complètement de la souffrance.

(4) De quelle manière peut-on se libérer de la souffrance ?

La réponse est la même. C'est-à-dire que la cessation de la souffrance est le résultat d'une pratique correcte, d'une vie ou d'un mode de vie correct. Vivre correctement, c'est vivre de telle sorte que l'ignorance soit anéantie par la sagesse et que la sottise soit anéantie par la connaissance. En d'autres termes, vivre correctement, c'est être présent à chaque instant et en particulier lorsqu'il y a contact entre les bases des sens et les objets des sens. Je vous demande de bien comprendre que « vivre correctement » signifie vivre chaque instant avec un maximum d’attention, en particulier au moment des contacts sensoriels. Ainsi la stupidité n'aura plus de place et il deviendra possible d'éliminer l'ignorance. Il ne restera plus que sagesse et connaissance. Vivre de telle façon que la souffrance ne puisse plus apparaître, c'est vivre justement.


Pour nous résumer, les quatre points importants de paticcasamuppāda sont :

(1) Qu'est-ce que paticcasamuppāda ? C'est une démonstration du mécanisme de la souffrance qui apparaît instantanément dans notre esprit, chaque jour.

(2) Pourquoi devons-nous l'étudier ? Parce que la plupart des gens ont des conceptions erronées et l'ignorent.

(3) A quoi sert de l'étudier ? Cette connaissance apporte la compréhension juste et la cessation de la souffrance.

(4) Comment la souffrance peut-elle disparaître ? En pratiquant correctement les principes de paticcasamuppāda — c'est-à-dire en étant attentif à chaque instant à ne pas permettre au courant de l'interdépendance de nous emporter.

Ces réponses constituent à elles quatre la définition de l'interdépendance.

 


2.

 

Un enseignement incorrect peut empêcher la pratique

 

 

Il existe un problème plus grave encore que ceux mentionnés jusque là : c'est le fait que paticcasamuppāda soit actuellement enseigné de façon erronée par rapport aux écritures du Canon pāli, c’est-à-dire les paroles du Bouddha telles qu'elles apparaissent dans les discours originels. Le texte pāli dit une certaine chose et l'enseignement actuel en dit une autre. La divergence réside dans le fait que, dans le pāli, l'interdépendance est un enchaînement de onze événements ou conditions qui constituent un tour complet de la roue, tandis qu’on enseigne aujourd'hui que ces onze événements s'étalent sur trois vies : la vie passée, la vie présente et la vie future. Or, de cette manière, il est impossible de mettre en pratique l'interdépendance.

Dans les écritures originelles, les onze conditions sont reliées entre elles et forment ainsi une chaîne d'interdépendance, à chaque fois qu'une impureté s'élève dans notre esprit. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que cela recouvre une période de trois vies, ni même d'une vie, d'une année, d'un mois ou d'un jour. Un cycle complet d'interdépendance et toute la souffrance qu'il entraîne peut se produire en un clin d'oeil. Lorsque la théorie de paticcasamuppāda est mal comprise, elle devient absolument inutile, tout juste bon à étayer un débat. Mais, correctement enseignée, comme dans le Canon pāli, cette théorie peut être extrêmement bénéfique car elle est directement liée à nos problèmes quotidiens les plus immédiats. C'est pourquoi je vous demande de faire très attention à ce qui va suivre.

Pour bien comprendre l’interdépendance, il est nécessaire, en premier lieu, de connaître les onze maillons de la chaîne ou étapes de la série de causalité. Les voici :

  (1) Avec comme condition l'ignorance, naissent les formations mentales ;

  (2) Avec comme condition les formations mentales, naît la conscience sensorielle ;

  (3) Avec comme condition la conscience sensorielle, naissent les phénomènes mentaux et physiques ;

  (4) Avec comme condition les phénomènes mentaux et physiques, naissent les six bases des sens ;

  (5) Avec comme condition les six bases des sens, naît l'impression sensorielle et mentale ;

  (6) Avec comme condition l'impression sensorielle et mentale, naît la sensation ;

  (7) Avec comme condition la sensation, naît la soif du désir ;

  (8) Avec comme condition la soif du désir, naît l'attachement ;

  (9) Avec comme condition l'attachement, naît le processus du devenir ;

(10) Avec comme condition le processus du devenir, naît le processus de la naissance ;

(11) Avec comme condition la naissance, apparaissent la vieillesse, la mort, le chagrin, les lamentations, la douleur, la peine et le malheur.

C'est ainsi que naît la masse des souffrances.

Comptez-les et constatez par vous-même qu'il y a bien là un enchaînement de onze conditions ou événements interdépendants. Lorsque ces onze conditions sont réunies, il se produit un cycle complet de paticcasamuppāda. Vous pouvez constater que les onze étapes sont liées et qu'il ne peut y avoir aucune division ou séparation entre elles. Il n'est pas nécessaire de situer les deux premières conditions dans une vie passée, les huit suivantes dans cette vie et la fin de la chaîne dans une vie future, de sorte qu'un cycle s'étendrait sur trois vies. Si cette explication était exacte, que pourrions-nous faire ? Comment pourrions-nous sortir du cycle ? Comment briser la chaîne de la souffrance si la cause est dans une vie et la conséquence dans une autre ? A l'heure actuelle, on ne tire aucun bénéfice de l'interdépendance, précisément parce que la théorie est comprise et enseignée de façon erronée et qu'un cycle est sensé recouvrir trois vies.

Si vous étudiez les écritures du Canon pāli, vous verrez qu'il n'en est pas ainsi. Il est inutile d'attendre trois vies pour que s'accomplisse un cycle d'interdépendance : en un seul instant peut se dérouler un tour complet de la roue de paticcasamuppāda. Il se peut aussi qu’il s’accomplisse en deux ou trois étapes, selon la situation, mais il n'est absolument pas nécessaire d'attendre trois vies. Un instant suffit.


3.

 

L’Apparition de la Chaîne de l’Interdépendance

 

 

Premier Exemple

 

A présent, je voudrais donner quelques exemples tirés de la vie de tous les jours pour vous montrer comment naît le processus d'interdépendance. Une petite fille pleure parce que sa poupée est cassée. Réfléchissez bien à cette situation et puis je vous expliquerai comment naît l'interdépendance.

Une petite fille pleure parce que sa poupée est cassée. Au moment où elle le constate, il se produit un contact entre l'œil et l'objet de la vue, c'est-à-dire, dans ce cas, l'aspect (forme et couleur) de la poupée dans sa condition d'objet cassé. A cet instant naît la conscience visuelle qui sait que la poupée est cassée.

Evidemment l'enfant ignore ce qu'est le Dhamma : son esprit baigne dans l'ignorance. Cette ignorance donne donc naissance à des formations mentales de volition, forces qui engendrent à leur tour une idée ou pensée, laquelle est conscience sensorielle. Ce que l'on appelle conscience sensorielle, c'est le fait de voir la poupée cassée et de savoir que c'est une poupée cassée — c'est la conscience visuelle, parce qu'elle dépend de l'œil qui voit la poupée cassée. Retenons qu’à cet instant, il y a ignorance ou absence d'attention car l'enfant n'a aucune connaissance du Dhamma. Ce manque d'attention déclenche une impulsion qui donne naissance à la conscience sensorielle, conscience qui considère la forme de telle sorte qu’elle engendrera la souffrance.

La rencontre simultanée de ces trois éléments — l'œil, la forme (la poupée) et la conscience sensorielle qui sait — est appelée « contact ». Le contact visuel prend donc naissance chez l'enfant. Ensuite, si nous voulons entrer dans le détail, nous constatons que ce contact éveille des phénomènes mentaux et physiques : les éléments du corps et de l'esprit de la fillette qui sont conditionnés à la souffrance, s'éveillent.

Remarquez bien que, de manière générale, notre corps et notre esprit ne sont pas particulièrement enclins à la souffrance. Il faut qu'il y ait quelque chose, comme l'ignorance, qui les conditionne pour qu'ils deviennent susceptibles de souffrir. C'est pourquoi il est dit que, dans ce cas, ce n'est qu'à ce stade que s'éveillent les phénomènes mentaux et physiques. Cela signifie que l'ignorance conditionne la conscience sensorielle et que cette conscience provoque un changement dans les phénomènes mentaux et physiques qui s'éveillent à l'action et sont désormais aptes à souffrir.

A ce moment-là, dans ces phénomènes mentaux et physiques, interviennent les bases des sens, lesquelles sont également prêtes à ressentir de la souffrance. Elles ne sont plus au repos, comme à l'ordinaire, mais vont, au contraire, renforcer ce contact qui est prêt à engendrer la souffrance. Ensuite s'éveille vedanā ou sensation, laquelle peut être plaisante ou déplaisante. La sensation — déplaisante dans ce cas — entraîne la « soif », le désir de se laisser entraîner par l’élan de la sensation. C'est alors qu’intervient l'attachement pour se cramponner à l'idée que ce sentiment désagréable est « mien ». Puis intervient le concept du « je », également identifié comme processus du devenir. Lorsque celui-ci prend toute sa force, il engendre ce que l'on appelle une « naissance ». C'est à cet instant que la fillette expérimente la souffrance de voir sa poupée cassée et qu'elle se met à pleurer. Cet ensemble est appelé « tribulations » ou « frustration extrême ».

Revenons à la notion de « naissance » (jāti) : ce mot peut avoir plusieurs significations, y compris vieillissement et mort. Sans l'ignorance, on ne penserait pas que la poupée est cassée, morte ou autre chose, et il n'y aurait aucune souffrance. Mais, à présent, l’enfant souffre terriblement parce que, à un certain moment, est apparu cet attachement au soi : c’est ma poupée. Quand la poupée s'est cassée, du fait de l'ignorance, l'action n'a pas été juste et la fillette a pleuré. Ses pleurs sont le symptôme de la souffrance arrivée à son terme : c'est la dernière étape du processus d'interdépendance.

Voici maintenant le point que la plupart des gens sont incapables de comprendre : il s'agit de la partie cachée de ce que l'on appelle le langage de la vérité ultime ou langage de l'interdépendance. La plupart des gens ne croient pas que nous naissions sans cesse, ni que les phénomènes mentaux et physiques, de même que les bases des sens, renaissent sans cesse, tout au long de notre vie. Ils ne conçoivent pas que notre état normal — c'est-à-dire lorsque nous ne faisons rien, faute de stimuli — équivaut à ne pas être né. Quand un événement naturel quelconque met en branle tout l'enchaînement des causes et effets, nous pouvons dire qu'il y a « naissance ».

Considérons nos yeux, par exemple. Nous croyons qu'ils existent déjà, qu'ils sont déjà nés. Mais, selon le Dhamma, ils ne sont pas nés tant qu'ils n'entrent pas en contact avec une forme. Lorsqu'ils accomplissent leur fonction en voyant des formes, on peut dire qu'ils naissent, que la forme est née et que la conscience visuelle est née. Ces trois choses ensemble permettent d'éveiller ce que l'on appelle « le contact ». Le contact donne naissance à la sensation, à la soif du désir et à tout le reste, jusqu'à ce que le cycle soit complet.

Remarquez aussi que si, un peu plus tard, la fillette va se coucher et repense à sa poupée cassée, elle pourra se remettre à pleurer. A ce moment-là, il ne s'agit plus de conscience visuelle mais de conscience mentale. Quand elle pense à la poupée cassée, c'est la pensée qui est l'objet de la perception, cet objet entre en contact avec l'esprit qui éveille la conscience mentale. Elle pense à la poupée cassée. Cela engendre alors des phénomènes mentaux et physiques qui conditionnent les bases des sens, lesquelles ressentiront la souffrance. Ces bases des sens éveilleront un contact qui éveille la souffrance. Naissent alors les sensations, suivies de la soif du désir, de l'attachement et, finalement, de la souffrance.

Parvenue à ce stade, la fillette pleure à nouveau, même si la poupée est cassée depuis plusieurs jours ou même plusieurs semaines. Ces pensées, qui s'enclenchent les unes après les autres, sont appelées paticcasamuppāda et sont présentes en chacun de nous, par définition.

 

Deuxième Exemple

 

Envisageons, à présent, le cas d'un jeune étudiant qui échoue à son Baccalauréat. Il est possible qu'il s'évanouisse ou qu'il passe la nuit à pleurer. Comment cela se produit-il ?

L'étudiant se rend sur le lieu où sont affichés les résultats et là, soit il ne voit pas son nom sur la liste des admis, soit il le voit sur la liste des recalés. Il prend connaissance des résultats affichés par l'intermédiaire de ses yeux. Ces affiches ont un sens, elles ne sont pas de simples formes. Les listes sont des formes pleines de sens qui lui apportent une information qu'il désire connaître. Quand ses yeux entrent en contact avec les listes, il se produit une prise de conscience visuelle, laquelle engendre des phénomènes mentaux et physiques. Autrement dit, son corps et son esprit, qui se trouvaient dans un état normal, se modifient brusquement. Ils sont maintenant poussés à éveiller les bases des sens et à engendrer un contact susceptible de conduire à la souffrance.

Les bases des sens, dans leur condition normale, ne sont pas caractérisées par la souffrance mais, unies à l'ignorance, elles fonctionnent de telle sorte que l'éclosion de la souffrance est favorisée. Il y a contact, puis sensation, et ainsi de suite jusqu'à l'attachement au concept du « je » : « J'ai échoué ! » L'étudiant s'évanouit à l'instant où son regard se pose sur la liste. En ce bref instant se sont déroulées toutes les onze conditions de l'interdépendance. L'étudiant a maintenant un « moi » qui s'est évanoui ; ce moi éprouve une grande souffrance et va vivre toutes sortes de tribulations. Plusieurs heures ou même deux ou trois jours plus tard, cet étudiant peut s'évanouir à nouveau à la seule pensée de son échec à l'examen. Les mêmes symptômes apparaissent, c'est encore une manifestation de l'interdépendance mais qui, cette fois, s'ouvre sur la porte de l'esprit ou conscience mentale. Quand cette conscience s'éveille, elle entraîne des phénomènes mentaux et physiques d'un certain type qui engendrent la souffrance, ce qui incite les bases des sens enclines à la souffrance à se manifester, puis apparaissent des sensations orientées vers la souffrance — soif du désir et attachement — chacun de ces éléments étant tour à tour conditionné à la souffrance par l'ignorance. Finalement, c'est à nouveau la naissance du « moi » : « J'ai échoué à mon examen ! »

 

Troisième Exemple

 

Envisageons, cette fois, le cas d'une jeune fille qui aperçoit son fiancé marchant dans la rue, une femme à son bras. Elle s'emporte aussitôt. En l'espace d'une fraction de seconde, elle bout d'une telle rage qu'on croirait qu'elle vient de traverser l'enfer dix fois ! Et tout cela parce qu'elle a vu son fiancé marcher avec une autre femme.

Voilà ce qui s'est produit : ses yeux ont perçu la forme d'une femme au bras de son fiancé. Aussitôt la conscience visuelle s'est éveillée. Jusqu'à cet instant, ce type de conscience n'existait pas, il n'y avait qu'une conscience non utilisée, sans fonction. On pourrait dire qu'il n'y avait pas de conscience visuelle du tout. Mais maintenant cette conscience s'éveille et, s'associant à la forme et aux yeux, elle crée un contact. Un instant plus tôt, il n'y avait pas de contact, maintenant il y en a un : les yeux, l'objet de la vue ou forme et la conscience visuelle se sont réunis pour le créer.

Le contact est né et donne naissance à la sensation, au désir, etc. Pour entrer dans le détail, observons que, une fois la conscience sensorielle éveillée, elle engendre des phénomènes mentaux et physiques nouvellement conditionnés, lesquels, à leur tour, donnent naissance au type de base des sens susceptible de souffrir. Ceci est suivi d'un sentiment de souffrance et de désir éperdu. Puis survient l'attachement au concept du moi : « Je, je, je suis tellement furieuse ! J’en mourrais ! » Tout cela est apparu lors du contact visuel.

C'est là qu'intervient jāti, la naissance. Il s'agit d'un ego enclin à la souffrance, un « je » s’est éveillé, capable de ressentir l'insatisfaction et d'être sujet à la souffrance. Nous pouvons simplement dire que c'est un ego qui souhaite tellement exister qu’il a recours à la souffrance ! C'est l’apparition de cet ego qui est souffrance, chagrin et frustration. Voici tout l'éventail des onze conditions de paticcasamuppāda telles qu'elles se déroulent dans l'esprit de la jeune fille. Cet exemple particulier de paticcasamuppāda naît par le biais de la vue.

Supposons, à présent, que cette jeune fille ait été trompée par une de ses amies, qui prétend avoir vu le jeune homme en compagnie d'une autre femme, alors que ce n'est pas vrai. Cette fois, il s'agit d'un contact par le biais de l'ouïe ; le son des paroles de son amie entre par l'oreille et cela en présence de la conscience auditive accompagnée de l'ignorance. Du fait du manque d'attention (de connaissance), la conscience auditive éveille des phénomènes mentaux et physiques, c'est-à-dire que son corps et son esprit sont brusquement stimulés à éveiller les bases des sens, lesquelles fonctionneront de telle sorte qu'elles engendreront la souffrance, comme dans la première situation. Une fois les bases des sens éveillées, le contact est total et alors peut apparaître la sensation adaptée à la situation, autrement dit, dans ce cas, une sensation désagréable. Une terrible « soif » s'éveille, laquelle engendre l'attachement ; ensuite se déploie, dans toute sa splendeur, le processus du devenir puis le concept du « moi / je ». C'est la naissance du « je » qui crée la souffrance, la peine et les lamentations. La souffrance est née selon la loi d’interdépendance par le biais de l'ouïe.

Reprenons cet exemple sous un autre angle. La jeune fille peut simplement commencer à douter de la sincérité de son fiancé. Supposons que personne ne lui ait rien dit et qu'elle n'ait rien vu de ses propres yeux mais que, dans son esprit, elle commence à se demander si son fiancé ne sort pas avec une autre femme. Elle fait des suppositions et ainsi le processus de l'interdépendance se met en route par le biais de l'esprit : un objet du mental entre en contact avec l'esprit et éveille la conscience mentale, laquelle conditionne l'apparition de nouveaux phénomènes mentaux et physiques : ce qui était jusqu'à cet instant un corps et un esprit inertes, non conditionnés pour la souffrance, s'est transformé en phénomènes physiques et mentaux qui vont conditionner l'éveil des bases des sens susceptibles de ressentir de la souffrance. Les bases des sens conditionnent l'éveil du contact enclin à la souffrance. Ce contact conditionne l'apparition de sensations qui engendrent l'éveil de la souffrance. S'ensuivent alors la soif du désir et l'attachement forcené et voilà que la jeune fille souffre la même torture, sauf que, cette fois, le processus d'interdépendance est né de la conscience mentale.

Dans les trois cas, cette jeune fille a souffert de l'interdépendance : d’abord actionnée par la conscience visuelle quand elle a perçu des formes avec ses yeux, puis par la conscience auditive quand elle a entendu son amie lui dire un mensonge et, finalement, par la conscience mentale quand elle a commencé à douter toute seule. Cela démontre que l'interdépendance peut s'éveiller au travers de n'importe quelle base des sens et que, dans tous les cas, il en résultera de la souffrance.

Je vous demande de bien remarquer que le cycle complet de l'interdépendance menant à la souffrance, la chaîne des onze conditions, peut se dérouler en très peu de temps.

Autre exemple : à l'instant même où une jeune femme voit le visage de sa belle-mère, elle se sent mal à l'aise et agitée. En ce bref instant l'interdépendance se manifeste dans toutes ses onze conditions. La jeune femme aperçoit un forme par l'intermédiaire de ses yeux, cela entraîne le type de conscience visuelle qui conditionne un changement dans les phénomènes mentaux et physiques, ceux-ci sont à présents prêts à accueillir des bases de sens enclines à la souffrance, ce qui conditionne un contact propice à la souffrance. La sensation qui s'éveille alors est désagréable. La « soif » qui en résulte est une forme d'agitation car elle n'aime pas le visage de sa belle-mère. Alors viennent l'attachement, le processus du devenir et la naissance du concept du « je » qui déteste le visage de la belle-mère et qui, finalement, connaît la souffrance.

 

 

Quatrième Exemple

 

Pour ce dernier exemple, je ne souhaite pas parler d'un cas ou d'un individu en particulier mais des humains en général, quand ils mangent quelque chose de bon. C’est un moment où la plupart perdent toute capacité d’attention. Ils ne sont plus présents et permettent à l'ignorance de prendre le contrôle. Partons donc de ce fait : lorsque nous consommons une nourriture agréable, les saveurs délicieuses nous rendent inattentifs et aussitôt l'ignorance s'installe.

Les pensées de la personne qui vit cette expérience sont une manifestation complète de paticcasamuppāda, tout comme dans les autres exemples. Quand le palais et l'un de ses objets, en l'occurrence la saveur, entrent en contact, la conscience gustative s'éveille et modifie les phénomènes physiques et mentaux ordinaires en phénomènes physiques et mentaux susceptibles de ressentir la souffrance. Puis s'éveillent les bases des sens qui créent un contact et une sensation qui peuvent être soit agréables, soit désagréables, selon la situation. Si la saveur ressentie est plaisante, toute personne ordinaire dira que la sensation est agréable. Mais dès l'instant où on s'attachera à ce bon goût, s'éveillera un désir qui transformera la sensation, la rendant susceptible d'engendrer la souffrance du fait de notre tendance à vouloir prolonger toute expérience agréable. La sensation éveille le désir, les gens s'y attachent et commencent à s'angoisser. C'est ainsi qu’une saveur délicieuse ou sensation agréable devient une manifestation de souffrance. « C'est délicieux ! Je suis heureux ! Je suis vraiment heureux ! » Mais l'esprit est esclave du plaisir car il brûle de l'attachement au plaisir.

C'est l’un des aspects cachés de l'interdépendance qui montre sa subtilité et sa profondeur. Si on demande son avis à une personne ordinaire, elle dira qu'elle ressent du plaisir mais, selon l'interdépendance, le plaisir entraîne l'insatisfaction. En fait, quand quelqu'un pense « c'est délicieux », le processus d'interdépendance s'est déjà entièrement déroulé.

Cela va encore plus loin. Si quelqu'un pense : « C'est tellement bon que je vais aller en voler demain pour pouvoir en remanger », à cet instant il prend naissance en tant que voleur. A chaque fois que quelqu'un pense à voler quelque chose ou entretient des pensées de voleur, il devient voleur. Donc un homme va voler des fruits dans une ferme voisine et, s'étant bien régalé, décide de retourner en voler le lendemain. La pensée d'être ou de devenir un voleur correspond à l'éveil d'un bhāva ou état de devenir. De même si quelqu'un mange de la viande et envisage d'aller chasser le lendemain pour pouvoir se régaler à nouveau, il vient de naître en tant que chasseur. Si, pour un autre, il ne s'agit que de se perdre dans le plaisir suprême du palais, cet homme prend naissance dans les royaumes divins du goût. Ou encore, si le goût est si bon que l'homme engouffre sa nourriture à toute vitesse, il est né en tant que peta ou fantôme affamé, un de ces êtres toujours avides d'une nourriture qu'ils ne peuvent jamais engouffrer assez vite pour satisfaire leur immense appétit.

Considérez bien tout cela et vous verrez que, en l'espace de quelques bouchées d'une nourriture délicieuse, plusieurs formes d'interdépendance peuvent apparaître. Alors, je vous en prie, observez attentivement que l'interdépendance est liée au cycle de la souffrance. Paticcasamuppada est un enseignement sur la souffrance qui se déploie dans toute son ampleur, du fait de l'attachement. Car, selon la loi d'interdépendance, l'attachement est indispensable pour que la souffrance s'éveille. Sans quoi, même s'il y a souffrance, il ne s'agit pas du dukkha de paticcasamuppāda.


4.

 

Dans le processus d’Interdépendance

la Souffrance dépend toujours de l’Attachement

 

 

Dans le processus de paticcasamuppāda, la souffrance dépend toujours de l'attachement. Prenons l'exemple d'un fermier qui travaille dehors, exposé au vent et au soleil, à transplanter de jeunes plants de riz. Il pense : « Oh, que j'ai chaud ! » Si aucun attachement n'apparaît avec la sensation de chaleur, il s'agit là d'une souffrance naturelle. En effet, la souffrance — le dukkha — de paticcasamuppāda, doit inclure un attachement assez fort pour aboutir au concept du « je ». Ainsi le fermier pourrait être agacé et insatisfait de son sort à la pensée que c'est son destin ou son karma de devoir passer sa vie à baigner dans la sueur. C’est alors que s’éveillerait la souffrance dont il est question dans la loi d'interdépendance.

Si on a chaud ou on souffre du dos sans rien ajouter à la sensation, si on se contente de sentir et de savoir que l'on a chaud sans s'accrocher au concept du « je » comme précédemment, la souffrance de l'interdépendance n'entre pas en jeu. Je vous demande de bien observer cette différence entre les deux types de souffrance : ce n’est que quand il y a attachement que l’on a affaire à la souffrance décrite dans l'interdépendance. Supposons que vous vous coupiez à la main avec un couteau ou un rasoir et que le sang jaillisse. Si vous vous contentez de ressentir la douleur sans vous attacher à quoi que ce soit, votre souffrance est simplement naturelle et n'est pas liée au processus de l'interdépendance.

Ne confondez pas les deux. La souffrance de l'interdépendance est toujours basée sur l'ignorance, les formations mentales, la conscience sensorielle, le changement des phénomènes mentaux et physiques, les bases des sens, le contact, la sensation, la soif du désir, l'attachement, le devenir et la naissance. Il faut que le processus d’apparition de la souffrance se déroule entièrement selon ce schéma pour qu'il s'agisse de la souffrance occasionnée par l'interdépendance.

Nous pouvons nous résumer ainsi. Toute personne ayant étudié le Dhamma est capable de comprendre que la base interne des sens (par exemple, l'œil) entre en contact avec la base externe des sens (par exemple, la forme), laquelle a une certaine valeur ou signification et devient ainsi la base de l'ignorance. Considérons votre œil, par exemple. Regardez autour de vous. Vous voyez toutes sortes de choses : des arbres, des pierres, etc. Mais vous n'éprouvez aucune souffrance car rien de ce que vous voyez n'a de valeur ou de signification particulière pour vous. Mais si vous voyez un tigre ou une belle femme ou tout autre chose qui a un sens pour vous, ce ne sera pas la même chose. Un certain type de visions a un sens tandis qu'un autre n'en a pas. Si, par exemple, un chien voit une jolie femme, cela ne signifie rien pour lui mais, si un jeune homme aperçoit cette même femme, cela signifiera beaucoup. Voir une jolie femme signifie quelque chose pour un homme. Dans ce cas, la vision du chien n'a rien à voir avec l'interdépendance mais celle du jeune homme en relève bel et bien.

Mais revenons aux êtres humains et à leurs perceptions visuelles. Quand nous regardons autour de nous, nous voyons naturellement ce qui nous entoure mais, si cela ne représente rien de particulier pour nous, paticcasamuppāda n’entre pas en jeu. Nous pouvons voir des arbres, de l'herbe et des pierres, lesquels, en temps normal, n'ont pas de signification particulière. Mais peut-être y a-t-il un diamant, une pierre sacrée ou un arbre qui aura un sens pour nous, suite à quoi des phénomènes mentaux surgiront et le processus d'interdépendance entrera en action.

Ainsi donc, nous distinguons les bases internes des sens (les yeux, les oreilles, le nez, le palais, le corps et l’esprit) des bases externes des sens (les formes, les sons, les odeurs, les saveurs, les sensations tactiles et les objets mentaux), ces dernières devant avoir une signification particulière pour celui qui les perçoit. C’est ainsi qu’elles deviennent la base de l’ignorance, de la sottise ou de concepts erronés. A ce point de contact entre les bases externes et internes des sens, s’éveille la conscience sensorielle. Elle s’éveille instantanément et entraîne des formations mentales qui ont le pouvoir d’entraîner davantage de concoctions et de fermentations, c’est-à-dire qu’elles concoctent des phénomènes mentaux et physiques, et des fermentations dans l’esprit et le corps qui sont absolument aberrants puisqu’ils suscitent la souffrance.

Quand les phénomènes mentaux et physiques se modifient, cela signifie que les yeux, les oreilles, le nez, le palais, le corps et l’esprit se modifient également. Ils deviennent des zones de sens « folles ». Le contact, la sensation, la soif du désir et l’attachement qui s’ensuivent sont également « fous » au point de ressentir de la souffrance. Le tout culmine dans une naissance (jāti), la naissance du concept du « je » dans toute son ampleur. La vieillissement, la maladie, la mort et toutes les autres formes de souffrance s'enchaînent alors immédiatement et prennent un sens à cause de l'attachement aux notions de « je » et de « mien ».

Tout ce qui précède concerne l'interdépendance telle qu'elle apparaît dans la vie de tous les jours. Je crois que le plus important pour vous, est de retenir que ce processus s'éveille en un éclair et déroule ses onze conditions instantanément. Je ne sais combien de centaines de fois par jour il s'éveille. Non, le cycle d'interdépendance ne s'étend absolument pas sur trois vies — passée, présente et future. Absolument pas.

J'ai eu l'occasion de constater une mauvaise compréhension de cette loi de  paticcasamuppāda et je suis obligé de conclure que, de nos jours, elle est enseignée de façon erronée, loin du sens des écritures du Canon pāli.

J'expliquerai mes raisons plus tard. Pour le moment, permettez-moi de résumer tout cela en disant que paticcasamuppāda, tel que je l'ai expliqué, est quelque chose qui apparaît aussi vite que l'éclair, qui est un phénomène de notre vie quotidienne et qui se termine dans la souffrance.

 


5.

 

Les Origines de Paticcasamuppāda

 

 

J’'aimerais, à présent, parler de la naissance de la théorie sur l'interdépendance. Comment en est-elle venue à être formulée ? D'où vient-elle ? Nous tenons pour certain que le Bouddha est à la source de cette théorie. Dans le dixième des Bouddha Suttas, le Bouddha raconte sa vie de moine ascète et dit comment, un jour, il a découvert ce que nous appelons aujourd’hui paticcasamuppāda.

Je vais vous citer les écritures du Canon pāli pour vous restituer l'histoire de cette découverte selon les paroles du Bouddha :

« Bhikkhus ! Avant d’avoir atteint l’éveil, quand j'étais encore Boddhisattva, j'avais le sentiment que tous les êtres de ce monde souffraient, sans exception. Ils naissent, vieillissent, meurent et naissent à nouveau. Si les êtres de ce monde ne connaissent pas le moyen de se libérer de la souffrance, c'est-à-dire du vieillissement et de la mort, comment pourront-ils y échapper ?

« Bhikhus ! Je me suis demandé quelles étaient les conditions nécessaires pour qu'apparaissent la vieillesse et la mort. Quelle est la condition de la vieillesse et de la mort ? Bhikkhus ! Cette réponse merveilleusement claire et sage m’apparut du fait de l’entraînement de mon esprit à la sagesse :

« C'est parce qu'il y a naissance que la vieillesse et la mort existent. La vieillesse et la mort sont conditionnées par la naissance.

« C'est parce qu'il y a un processus du devenir que la naissance existe. La naissance est conditionnée par le processus du devenir.

« C'est parce qu'il y a attachement que le processus du devenir existe. Le processus du devenir est conditionné par l'attachement.

« C'est parce qu'il y a soif du désir que l'attachement existe. L'attachement est conditionné par la soif du désir.

« C'est parce que la sensation existe qu'il y a soif du désir. La soif du désir est conditionnée par la sensation.

« C'est parce qu'il y a contact que la sensation existe. La sensation est conditionnée par le contact.

« C'est parce qu'il y a des bases de sens que le contact existe. Le contact est conditionné par les bases des sens.

« C'est parce qu'il y a des phénomènes mentaux et physiques que les bases des sens existent. Les bases des sens sont conditionnées par les phénomènes mentaux et physiques.

« C'est parce qu'il y a conscience sensorielle que les phénomènes mentaux et physiques existent. Les phénomènes mentaux et physiques sont conditionnés par la conscience sensorielle.

« C'est parce qu'il y a des formations mentales que la conscience sensorielle existe. La conscience sensorielle est conditionnée par les formations mentales.

« C'est parce qu'il y a ignorance que les formations mentales existent. Les formations mentales sont conditionnées par l'ignorance.

Ensuite le Bouddha reprit ce qu'il avait dit d'une autre manière :

« C’est conditionnées par l'ignorance que les formations mentales apparaissent.

« C’est conditionnée par les formations mentales que la conscience sensorielle apparaît.

« C’est conditionnés par la conscience sensorielle que les phénomènes mentaux et physiques apparaissent.

« C’est conditionnées par les phénomènes mentaux et physiques que les bases des sens apparaissent.

« C’est conditionné par les bases des sens que le contact apparaît.

« C’est conditionnée par le contact que la sensation apparaît.

« C’est conditionnée par la sensation que la soif du désir apparaît.

« C’est conditionné par la soif du désir que l'attachement apparaît.

« C’est conditionné par l'attachement que le processus du devenir apparaît.

« C’est conditionnée par le processus du devenir que la naissance apparaît.

« C’est conditionnés par la naissance que la vieillesse, la mort, le chagrin, les lamentations, la douleur, la peine et le malheur apparaissent. La masse entière de la souffrance apparaît ainsi.

« Bhikkhus ! La vision intérieure pénétrante, la connaissance apportée par la méditation, la sagesse, le savoir, la lumière concernant ce qui n'avait encore jamais été dit, s'éveillèrent en moi. Je vis clairement que telle était l'origine de toute la masse de la souffrance. »[17]

Voilà comment le Bouddha découvrit paticcasamuppāda avant son éveil. Nous pouvons appeler cela la découverte des maillons de la chaîne de la souffrance. Il découvrit que la souffrance naît de ces onze conditions. Lorsqu'il y a contact des sens et que l'état d'ignorance prédomine — c’est-à-dire qu’il y a absence d’attention — la conscience sensorielle s'éveille immédiatement. Ne croyez surtout pas que cette conscience soit un « moi » permanent ou quoi que ce soit de ce genre. Elle naît simplement d'un contact des sens. Une fois éveillée, cette conscience sensorielle entraîne immédiatement des formations mentales ou le pouvoir de concocter de nouveaux phénomènes mentaux et physiques, lesquels sont susceptibles d'éprouver de la souffrance. Puis apparaissent les bases des sens, le contact et la sensation qui conduit à la souffrance. Enfin arrivent la soif du désir, l'attachement, le processus du devenir et la naissance de la notion de « je ». Ainsi le cercle de la souffrance est complet.

Personne auparavant n'avait découvert une telle chose. Le Bouddha, pour autant que nous le sachions, a été le premier, dans l'histoire de l'humanité, à découvrir cela, après quoi il atteignit l’éveil. C'est pourquoi nous disons qu'il est à l’origine de la théorie sur l'interdépendance.

Nous en arrivons maintenant à un point un peu difficile pour certains mais qu'il faut aborder si nous voulons que cet exposé soit complet. Il se trouve que les onze conditions de paticcasamuppāda apparaissent sous plusieurs formes, selon les différents suttas écrits après l'éveil du Bouddha.

1ère version : L'ordre normal ou « à l'endroit »

A certaines occasions, le Bouddha a parlé de paticcasamuppāda « normalement », c’est-à-dire en énumérant les onze conditions du début à la fin. C'est cette version que l’on apprend souvent par cœur et que l'on psalmodie :

L'ignorance engendre les formations mentales.

Les formations mentales engendrent la conscience sensorielle.

La conscience sensorielle engendre les phénomènes mentaux et physiques.

Les phénomènes mentaux et physiques engendrent les bases des sens.

Les bases des sens engendrent le contact.

Le contact engendre la sensation.

La sensation engendre la soif du désir.

La soif du désir engendre l'attachement.

L'attachement engendre le processus du devenir.

Le processus du devenir engendre la naissance.

La naissance engendre la vieillesse et la mort.

C'est ce que l'on appelle un tour complet de la chaîne ou de la roue de l'interdépendance, du début à la fin. C'est la forme la plus couramment répandue. Elle apparaît dans des dizaines et des centaines de suttas du Tipitaka.

2ème version : A l'envers

Parfois on cite paticcasamuppāda dans l'ordre inverse. Au lieu de commencer avec l'ignorance, les formations mentales, le contact et ainsi de suite jusqu'à la souffrance, on commence par la souffrance et on en retrace l'origine de la façon suivante :

La souffrance a pour origine la naissance.

La naissance a pour origine le processus du devenir.

Le processus du devenir a pour origine l'attachement.

L'attachement a pour origine la soif du désir.

La soif du désir a pour origine la sensation.

La sensation a pour origine le contact.

Le contact a pour origine les bases des sens.

Les bases des sens ont pour origine les phénomènes mentaux et physiques.

Les phénomènes mentaux et physiques ont pour origine la conscience sensorielle.

La conscience sensorielle a pour origine les formations mentales.

Les formations mentales ont pour origine l'ignorance.

De cette façon, les onze conditions de paticcasamuppāda sont bien incluses mais l'énumération se fait à l'envers. On appelle cet ordre inversé patiloma, tandis que l'ordre normal s'appelle anuloma. Ces deux formes sont aisément mémorisées et récitées.

 

3ème version : Du milieu jusqu'au début

La troisième version ne cite pas toutes les onze conditions. Elle commence au milieu de la série, avec les quatre types d’« aliments », par exemple kavalinkārāhāra (ou nourriture du corps).

La nourriture du corps a pour origine la soif du désir.

La soif du désir a pour origine la sensation.

La sensation a pour origine le contact.

Le contact a pour origine les bases des sens.

Les bases des sens ont pour origine les phénomènes mentaux et physiques.

Les phénomènes mentaux et physiques ont pour origine la conscience sensorielle.

La conscience sensorielle a pour origine les formations mentales.

Les formations mentales ont pour origine l’ignorance.

Cette formulation commence au milieu de la chaîne et remonte à reculons jusqu'à l'ignorance. On la trouve, par exemple, dans le Mahātanhā Sutta du Sangyutta Nikaya.

 

4ème version : Du milieu jusqu'à la fin

La version suivante de paticcasamuppāda commence également au milieu mais continue jusqu'à la fin au lieu de remonter au début. Le point de départ est la sensation, agréable ou désagréable ou même ni agréable ni désagréable. La sensation apparaît comme la condition première, après quoi apparaissent la soif du désir, l'attachement, le processus du devenir, la naissance et enfin la souffrance. Ce demi cycle est également appelé paticcasamuppāda parce qu'il montre, tout comme les autres versions, comment la souffrance apparaît. Pour le Bouddha, le facteur déterminant pour choisir la version appropriée de l'énumération des conditions était le besoin de l'instant et le public auquel il s'adressait.

On trouve, dans le Visuddhimagga de Buddhagosa une image très juste pour expliquer ces quatre versions de la loi d’interdépendance : supposez que quatre personnes aient besoin d'une liane ou d'une vigne grimpante, chacune pour des raisons différentes. La première personne peut couper la liane à la base puis l’arracher en tirant vers le haut pour s'en servir selon ses besoins. Une autre la coupera au sommet et tirera vers le bas. La troisième coupera peut-être la liane à mi-hauteur et l'arrachera à partir du sol, tandis que la quatrième la coupera à mi-hauteur et tirera vers le haut pour n'en récupérer que la partie supérieure. Couper une liane d'une manière ou d'une autre dépend des besoins de chacun. Chaque personne va couper la liane de manière différente pour en retirer exactement ce qui lui convient.

 

5ème version : L’extinction au milieu

Mais il existe encore une autre version, très étrange, qui n'apparaît que dans peu de suttas. Là, l'énumération commence dans l'ordre causal de la souffrance puis, lorsqu'elle arrive à la soif du désir, elle passe brusquement à l'ordre de la cessation de la souffrance : cessation du désir, de l'attachement, du devenir et de la naissance. C'est très étrange et je ne sais pas pourquoi Buddhagosa n'en fait aucune mention. Cette formulation est assez surprenante. Elle commence en disant :

L'ignorance engendre les formations mentales.

Les formations mentales engendrent la conscience sensorielle.

La conscience sensorielle engendre les phénomènes mentaux et physiques.

Les phénomènes mentaux et physiques engendrent les bases des sens.

Les bases des sens engendrent le contact.

Le contact engendre la sensation.

La sensation engendre la soif du désir.

Arrivé à ce point, le processus s'arrête brusquement et se renverse :

Du fait de l'extinction de la soif du désir, l'attachement disparaît.

Du fait de l'extinction de l'attachement, le devenir disparaît.

Du fait de l'extinction du devenir, la naissance disparaît.

Du fait de l'extinction de la naissance, la vieillesse, la mort, le chagrin, les lamentations, la douleur … disparaissent.

Cette forme fait apparaître un retournement de situation au milieu. C'est comme si l'attention s'était éveillée en route au lieu de laisser l'inattention poursuivre son chemin jusqu'au bout. En milieu de parcours, nous nous rattrapons et ne permettons pas au cycle d'interdépendance de se dérouler jusqu'au bout. Ce qui était une question d'apparition conditionnée de la souffrance devient une question de cessation du processus de la souffrance à partir de son milieu. La soif du désir est éteinte et ainsi la souffrance n'est pas engendrée à la fin de la chaîne d'interdépendance.

Comment comparer cette version à une personne qui coupe une liane ? Nous pourrions dire qu'elle coupe la liane en son milieu, puis qu'elle arrache à la fois la partie supérieure et la partie inférieure.

Telles sont les différentes versions de paticcasamuppāda enseignées par le Bouddha.

 


6.

 

Détail de l’Origine Conditionnée des Phénomènes

 

 

A présent, je vais entrer davantage dans le détail des éléments de paticcasamuppāda pour que vous les compreniez mieux. Pour certains d'entre vous, cela paraîtra simple et pour d'autres, compliqué. Chacun en tirera profit selon ses capacités personnelles. Je vais développer les onze facteurs de l'interdépendance en commençant par l'ignorance.

Qu'est-ce que l'ignorance ? L'ignorance, c'est ne rien savoir de la souffrance, de la cause de la souffrance, de la cessation de la souffrance et de la façon de parvenir à la cessation de la souffrance. Ne rien savoir de ces quatre choses, voilà ce qu'est l'ignorance. Et l'ignorance engendre les fabrications mentales.

Que sont les fabrications mentales ? Le Bouddha a dit : « Moines, il y a trois sortes de fabrications mentales : les formations corporelles, les formations verbales et les formations mentales ». Dans les écritures du Canon pāli, le Bouddha explique que sankhārā est ce qui fabrique ou donne naissance aux fonctions corporelles, verbales et mentales.

Mais ceux qui étudient dans les écoles du Dhamma n'expliquent pas sankhārā de cette manière. En général on leur apprend, d'après le Visuddhimagga, que les trois sankhārā sont les fonctions du karma positif (puññābhisankhārā), les fonctions du karma négatif (apuññābhisankhārā) et les fonctions du karma neutre (aneñjābhisankhārā). Ce sont des choses différentes mais qui se recoupent. Elles nécessitent donc une explication détaillée.

Pour l'instant, sachez que ceux qui se plaisent à expliquer l'interdépendance en termes de trois vies seront toujours disposés à expliquer sankhārā comme des formations karmiques positives, négatives ou neutres. Cependant, dans les écritures du Canon pāli, les paroles exactes du Bouddha relatives aux sankhārā sont : « Un ensemble de fonctions corporelles, verbales et mentales ». A présent, continuons le cycle : les fabrications mentales font apparaître la conscience sensorielle.

Qu’est-ce que la conscience sensorielle ? Le Bouddha a dit : « Moines, il existe six types de conscience : la conscience visuelle, la conscience auditive, la conscience olfactive, la conscience gustative, la conscience tactile (du corps) et la conscience mentale ( de l’esprit). »

Ceux qui croient que paticcasamuppāda s’étale sur trois vies, comme Buddhagosa, prétendent que la « conscience » est une conscience de renaissance (patisandhi-viññāna). Dans tous les commentaires, on explique ainsi la conscience parce qu’on ne comprend pas comment expliquer paticcasamuppāda en termes des six types de conscience sensorielle, parce que l’on croit en une « renaissance » et que, par conséquent, on interprète la conscience comme une conscience de renaissance. Tout prend alors une connotation complètement différente. Le Bouddha lui-même nous dit clairement qu’il existe six types de conscience sensorielle, comme nous l’avons dit plus haut, mais certains persistent à parler en termes de conscience de renaissance.

Poursuivons : la conscience sensorielle engendre les phénomènes physiques et mentaux. Que sont les phénomènes physiques et mentaux ? Dans ses sermons, le Bouddha a dit que la sensation, la perception, l’intention, le contact et l’attention étaient des phénomènes mentaux, tandis que les quatre éléments et leurs dérivés[18] étaient des phénomènes physiques. Il ne s’agit pas de remettre ceci en cause. Tout le monde enseigne que la chair, les muscles, le sang et les gaz incluent les quatre éléments physiques. Certains phénomènes et conditions qui dépendent des quatre éléments — comme la beauté, la laideur, la féminité, la virilité et ainsi de suite — sont des dérivés des phénomènes physiques. Ensemble ils constituent ce que l’on appelle les phénomènes physiques.

Les phénomènes physiques et mentaux donnent naissance aux six bases des sens. Que sont les six bases des sens ? Le Bouddha a dit que ce sont les bases de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, du toucher et du mental.

Ces six bases des sens engendrent le contact. Qu’est-ce que le contact ? Le Bouddha a dit qu’il existe six sortes de contact qui ont le même nom que les sens auxquels ils correspondent.

Le contact engendre la sensation. Qu’est-ce que la sensation ? Il existe six sortes de sensations : celles qui naissent du contact par les yeux, les oreilles, le nez, le palais, le corps et l’esprit.

La sensation engendre la soif du désir. Qu’est-ce que la soif du désir ? Il y a, là encore, six variétés de désir avide : le désir pour des formes, des sons, des odeurs, des saveurs, des sensations tactiles et des objets mentaux.

La soif du désir conditionne l’apparition de l’attachement. Qu’est-ce que l’attachement ? Le Bouddha a dit qu’il en existe quatre formes : l’attachement sensoriel (kāmupādāna), l’attachement aux opinions (ditthupādāna), l’attachement aux règles et aux rituels (silabbatupādāna) et l’attachement au concept du « je » (attavadupādāna). Ils nous sont tous familiers.

L’attachement conditionne l’apparition du devenir. Qu’est-ce que le devenir ? Il en existe trois sortes : le devenir sensoriel, le devenir matériel et le devenir immatériel[19].

Le devenir conditionne la naissance. Qu’est-ce que la naissance ? C’est prendre vie, apparaître, se joindre aux différents groupes d’êtres doués de sens, l’apparition des différents agrégats, l’ouverture d’une porte des sens. Telle est la naissance.

La naissance conditionne la vieillesse et la mort. Que sont la vieillesse et la mort ? La vieillesse, ce sont les cheveux qui grisonnent, les dents qui tombent et tout autre phénomène associé à l’âge, comme perdre les facultés de ses sens. Quant à la mort, c’est la fin, la cassure, la destruction, l’écoulement du temps arrivé à son terme, la dispersion des agrégats, l’abandon du corps, la disparition de la vie et des facultés des sens. Telle est la mort.

Mais voilà, il y a un problème qui rend tout cela difficile à comprendre à cause du mot « naître ». Ce mot est tout à fait commun mais son sens ne l’est pas. Dans le contexte de paticcasamuppāda, il signifie la naissance du concept du « je », qui n’est qu’une sensation et non pas la naissance physique d’un bébé hors du ventre de sa mère. Pour ce qui concerne la naissance physique, nous ne naissons qu’une seule fois, point final. Ensuite, par contre, nous disons que nous allons renaître maintes et maintes fois et même plusieurs fois par jour, mais il s’agit, cette fois, d’une naissance due à l’attachement — la sensation d’être quelqu’un ou quelque chose. Voilà ce que l’on appelle « naissance » dans le paticcasamuppāda.

Ayant vécu la naissance physique, nous nous attachons à l’idée que naître ainsi est une souffrance, parce que cette sorte de naissance comporte peur et anxiété. Quand nous naissons du ventre d’une mère, la peur et l’anxiété s’étendent à tout ce qui est lié à la douleur, à la maladie ou à la mort qui viendra un jour. En réalité, même si la douleur, la maladie et la mort sont encore absents, nous souffrons déjà parce que nous les considérons comme nôtres : c’est ma douleur, ma vieillesse, ma mort. Nous en avons particulièrement peur quand ils nous apparaissent. Nous avons toujours peur de la mort sans même la connaître. Nous détestons la vieillesse parce que nous pensons qu’elle va arriver à « moi ».

Si vous parveniez à vous libérer du concept du « je », la vieillesse, la mort et leur cortège perdraient tout leur sens. En conséquence, un tour de la roue de paticcasamuppāda n’est rien d’autre que la manifestation d’une aberration qui permet à un type de souffrance de prendre vie : nous souffrons parce que quelque chose nous fait plaisir ou ne nous fait pas plaisir ou parce que nous ne savons pas si cela nous fait plaisir ou non. Toute forme d’attachement entraîne la souffrance.

7.

 

Sens particulier du vocabulaire de Paticcasamuppada

 

 

Nous en arrivons, à présent, au point le plus important : la signification précise des mots utilisés dans le paticcasamuppāda.

Le sens de ces mots relève du langage de la vérité ultime, le langage de ceux qui connaissent le Dhamma, par opposition au langage de la vérité relative de ceux qui ignorent le Dhamma. J’ai déjà souligné cette distinction.

Si nous donnons aux mots du paticcasamuppāda leur sens ordinaire, il y aura confusion et malentendu. Quand le Bouddha a connu l’éveil au pied de l’arbre de la Bodhi, cet instant a sonné le glas de l’ignorance. C’est parce que l’ignorance a été éradiquée que les formations mentales et la conscience sensorielle ont disparu ; parce que la conscience sensorielle a disparu, les phénomènes mentaux et physiques ont disparu … Alors, pourquoi le Bouddha n’est-il pas mort à ce moment-là ?! Imaginez ce moment d’éveil où l’ignorance a été abolie sous l’arbre de la Bodhi. Avec l’extinction de l’ignorance, sankhārā disparaissait, autrement dit, le pouvoir de concocter une conscience sensorielle et des phénomènes physiques et mentaux. Pourquoi le Bouddha n’est-il pas mort au pied de l’arbre à cet instant précis ? Si nous prenons les mots utilisés pour parler de l’interdépendance dans leur acception ordinaire, il aurait dû mourir. Mais voilà : ce vocabulaire relève du langage de la vérité ultime. Le mot « extinction » ne signifie pas ici naissance ou mort de la chair.

Si on ne comprend pas bien cela, on risque de croire qu’un cycle de paticcasamuppāda nécessite deux autres naissances : l’une quand les phénomènes physiques et mentaux apparaissent et une autre dans une vie future. S’il y avait deux naissances dans la chair, cela signifierait qu’un seul tour de la roue de paticcasamuppāda devrait s’étendre sur trois vies — passée, présente et future — et, du coup, tout l’intérêt de cet enseignement du Bouddha s’éffondrerait lamentablement. D’ailleurs, je vous ferai remarquer que, bien que l’on parle de deux autres naissances, il n’est jamais question de deux morts !

Dans le langage de l’interdépendance, les mots bhava et jāti, qui signifient « devenir » et « naissance », ne se réfèrent pas à la naissance d’un bébé mais plutôt à une naissance non matérielle, due à l’attachement qui génère le sentiment d’être un « moi ». C’est cela qui est né. Il existe des preuves très claires de cette interprétation dans le Mahātanhā Sankhaya Sutta où le Bouddha dit : « Tout plaisir des sens (nandi), quel qu’il soit, est attachement ». Cela signifie que, lorsque la sensation s’éveille, suite à un contact sensoriel — que celui-ci soit agréable, désagréable ou neutre — une forme de plaisir apparaît. Nous nous délectons d’une sensation agréable, telle la sensualité ; nous nous délectons d’une sensation désagréable, comme la colère ou la haine ; nous nous délectons d’une sensation ni agréable ni désagréable, sous la forme d’une illusion. Tout cela est effectivement de l’attachement. Tout plaisir est attachement car il est à la base de la soif du désir : dès l’instant où il y a plaisir, il y a désir.

Le plaisir signifie se délecter, se réjouir de quelque chose. Nandi est ce type d’attachement auquel se réfère le Bouddha. Lorsque nous nous réjouissons de quelque chose, nous nous y accrochons obligatoirement, c’est pourquoi nandi équivaut à l’attachement. Il prend naissance dans les sensations. Là où il y a sensation, on trouvera nandi et l’attachement ; « c’est parce qu’il y a attachement, qu’il y a devenir ; parce qu’il y a devenir, qu’il y a naissance ; parce qu’il y a naissance, qu’il y a vieillesse et mort, lesquelles sont souffrance. »

Ceci démontre que le devenir et la naissance proviennent de la sensation, de la soif du désir et de l’attachement. Il n’est pas nécessaire de mourir et de renaître pour que « devenir » et « naissance » apparaissent. Ils sont présents ici et maintenant. En l’espace d’une seule journée, ils peuvent s’éveiller de nombreuses fois : à chaque fois qu’une sensation naît, voilée par l’ignorance, apparaît une forme ou une autre de plaisir, lequel est attachement et entraîne le devenir et la naissance du « je ».

Les mots « devenir » et « naissance » font partie d’un vocabulaire spécifique, le langage de la vérité absolue. Dans le langage de la vérité relative, il faut attendre la mort pour pouvoir renaître — pour connaître le devenir et la naissance ; nous prenons naissance dans un corps puis nous mourons et partons dans un cercueil avant de renaître. Au contraire, dans le langage de la vérité ultime, on peut « renaître » plusieurs fois en un seul jour : à chaque fois que le concept du « je » apparaît, il y a devenir et naissance. En un mois, nous pouvons vivre ainsi plusieurs centaines de naissances, plusieurs milliers chaque année et, dans une vie physique, il peut y avoir des dizaines ou des centaines de milliers de devenirs et de naissances.

Il apparaît immédiatement que paticcasamuppāda ne s’intéresse qu’à « l’ici et maintenant ». Il ne s’agit pas d’attendre deux morts pour accomplir un cycle. Bien au contraire, dès qu’il y a sensation, désir et attachement, un tour complet de la roue de l’interdépendance est effectué, incluant le devenir et la naissance. L’interdépendance se situe à chaque instant de notre vie à tous, comme dans l’exemple de l’étudiant qui a échoué à son examen ou de la jeune fille jalouse. Les exemples comme ceux-ci abondent dans notre vie quotidienne.

Il nous reste maintenant à démontrer comment l’ignorance, les fabrications mentales, la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux, les bases des sens et le contact doivent tous être présents avant que la sensation soit ressentie. Ce n’est pas très difficile. L’intrus, le fauteur de troubles, c’est la sensation. Or nous savons tous ce que sont les sensations et comment elles naissent à chaque instant. Mais si vous voulez mieux les comprendre, remontez simplement la série des chaînons de l’interdépendance. La sensation naît du contact, le contact vient des bases des sens qui se sont spécialement éveillées à cette intention. Les bases des sens apparaissent du fait des phénomènes physiques et mentaux, lesquels sont générés par une conscience sensorielle spécialement préparée à cela. La conscience, elle, a été éveillée par des élucubrations mentales soigneusement mijotées et ces élucubrations viennent de l’ignorance qui est à la base de cet enchaînement de faits. Eliminez l’ignorance et tout le reste disparaîtra. A la place, on verra apparaître les mêmes choses mais sans la souffrance. C’est l’ignorance qui conditionne les phénomènes physiques et mentaux, le corps et l’esprit, les bases des sens, le contact et la sensation, de telle sorte que la souffrance apparaît.

Permettez-moi de souligner encore une fois et de vous faire bien comprendre la différence entre le langage ordinaire et celui de la vérité ultime. Dans le premier, le mot « naissance » signifie la venue au monde d’un bébé, tandis que dans le dernier il signifie l’apparition d’une chose qui fonctionne de telle sorte qu’elle engendre la souffrance, autrement dit, qui est générée par l’ignorance. A cet instant précis, tandis que vous lisez ce texte, aucun phénomène mental ou physique n’apparaît parce que vous ne fonctionnez pas en tant que « je » ou « mien ». Bien que vous soyez attentif à votre lecture, vous n’éprouvez ni désir ni attachement. Le fait d’être assis à lire attentivement est un phénomène matériel dans lequel n’intervient pas l’interdépendance.

Tout ce qui précède vous permettra de comprendre que le langage de paticcasamuppāda est celui de la vérité ultime et qu’il a une signification qui lui est propre. Pour éviter toute erreur d’interprétation, ne le confondez pas avec le langage de la vérité relative en particulier en ce qui concerne le mot « naissance ».

Je voudrais aussi que vous preniez conscience d’une chose très importante : le paticcasamuppādabien compris est, en fait, une version détaillée des Quatre Nobles Vérités. L’interdépendance, dans l’ordre de l’apparition, équivaut aux Nobles Vérités de la souffrance et de sa cause. L’interdépendance, dans l’ordre de la cessation, équivaut aux Nobles Vérités de la fin de la souffrance et du moyen d’y mettre fin.

La souffrance et le moyen de la faire cesser sont traités comme ailleurs, c’est-à-dire en suivant l’octuple sentier. Paticcasamuppada, c’est simplement les Quatre Nobles Vérités développées dans le détail. Au lieu de déclarer de but en blanc que le désir est cause de toute souffrance, le Bouddha analyse les onze étapes ou conditions qui y mènent et fait de même pour l’extinction de la souffrance. Paticcasamuppada est donc bel et bien une version détaillée des Quatre Nobles Vérités.

 


8.

 

L’explication erronée de Paticcasamuppada

 

 

Nous allons maintenant étudier de près l’autre explication qui a été donnée de paticcasamuppāda, explication que je considère comme non bouddhique et cause de malentendus désolants.

Expliquer paticcasamuppāda de sorte que son cycle recouvre trois vies est une erreur. Cela ne correspond ni à la lettre ni à l’esprit des écritures du Canon pāli. Dans le passage cité plus haut concernant la découverte de paticcasamuppāda par le Bouddha juste avant son éveil, vous avez pu constater que le Bouddha parlait de l’interdépendance sans rien suggérer entre les lignes. L’interdépendance part de l’ignorance et se poursuit jusqu’à la souffrance sans que rien n’intervienne au hasard. Y ajouter quoi que ce soit, c’est la rendre contraire à son principe même.

Si nous considérons, à présent, l’interdépendance selon l’esprit de l’enseignement, nous constaterons aisément que l’explication des commentaires est fausse. En effet, le Bouddha a enseigné l’interdépendance pour venir à bout des vues erronées et de l’attachement au soi, aux êtres et aux personnes. C’est pourquoi il y a un enchaînement continu de onze conditions dans lesquelles n’intervient aucun « je ».

Or certaines personnes ré-expliquent cela en disant que paticcasamuppāda s’étendrait sur trois vies (naissances) reliées par la même personne. Les souillures de la vie passée d’une personne engendreraient des résultats karmiques qui apparaîtraient à certains moments de sa vie présente. Il y aurait des résultats karmiques dans cette vie qui causeraient de nouvelles souillures dans cette incarnation et donneraient naissance à des résultats karmiques dans une vie future.

Quand on enseigne paticcasamuppāda de cette façon, il apparaît implicitement qu’il existe un soi, une âme, une personne ou un être, bousculé par les vicissitudes de l’existence, tout comme dans la vision erronée de Bhikkhu Sati, le fils du pêcheur. Pourtant le Bouddha a clairement enseigné l’absence de tout soi grâce à paticcasamuppāda ; dire que l’interdépendance couvre trois vies, c’est nier l’enseignement du Bouddha et répandre la notion de l’existence d’un soi.

Pour éclaircir ce point, nous nous basons sur le principe de mahāpadesa qui consiste à se référer à de hautes autorités. Selon ce principe, expliquer paticcasamuppāda en termes de « soi » est faux puisque le bouddhisme enseigne qu’il n’y a pas de soi. Si vous pensez que paticcasamuppāda ne laisse aucune place au soi, votre compréhension est correcte mais si vous croyez qu’il existe un soi qui s’étend sur trois naissances, votre compréhension est incorrecte. Le point de vision juste, c’est qu’un flot continu de conditions se déroule, du début jusqu’à la fin, sans qu’aucun soi n’apparaisse.


9.

 

Quand l’explication erronée est-elle apparue ?

 

 

J’aimerais aborder un sujet plus concret, à présent : pourquoi et quand l’explication erronée de paticcasamuppāda est-elle apparue ?

De nos jours, en Thaïlande, en Birmanie et au Sri Lanka, paticcasamuppāda est enseigné selon les commentaires du Visuddhimagga. Cette explication selon laquelle un tour de la roue de paticcasamuppāda doit se dérouler sur trois vies a même été avalée comme une couleuvre par des érudits occidentaux. En réalité, de nos jours, tous les bouddhistes comprennent l’interdépendance de cette manière. Ce que je dis ici risque donc de provoquer des réactions dans le monde entier parce que j’essaie de démontrer que l’interdépendance ne s’étend, en aucun cas, sur trois vies. Comment allons-nous donc expliquer l’origine de cette erreur ? A quand remonte-t-elle ?

S’il est difficile de préciser quand tout a commencé, il est, par contre, aisé de démontrer que cette interprétation est erronée puisque son contenu est non seulement contraire aux écritures du Canon pāli originales, mais qu’il nie, de plus, la raison d’être même de paticcasamuppāda, lequel vise à anéantir le concept du « je ». Somdet Sangkharaj Krom Phra Vachirayanawong, du Monastère Bowoniwat, en Thaïlande, pensait que la première explication incorrecte de l’interdépendance datait d’environ 1000 ans. Lui non plus n’acceptait pas la version de Buddhagosa. Il disait que la roue de l’interdépendance ne pouvait tourner que sur une seule vie mais, comme il conservait des doutes quant à l’interprétation exacte de paticcasamuppāda, il en est resté là. Comme lui, je pense que l’origine de la mauvaise interprétation de paticcasamuppāda remonte à très loin, peut-être même plus loin, à 1500 ans en arrière, au moment de la parution du Visuddhimagga.

Dans un passage du Visuddhimagga que je vous citerai plus loin, Buddhagosa prétend que l’interprétation qu’il y donne de paticcasamuppāda avait déjà été retenue avant qu’il ne la mette par écrit. Donc, si Buddhagosa a écrit son livre il y a 1500 ans, nous pouvons penser que l’explication qu’il transmet était déjà répandue il y a plus de 1500 ans. Je pense, en fait, qu’elle a commencé à se faire entendre peu de temps après le Troisième Concile qui s’est tenu en 300 av. JC., auquel cas l’erreur remonterait à 2200 ans et non pas seulement à 1000 ans, comme l’a dit le sangharaja.

Si vous voulez dater ce fait plus précisément, vous devrez faire des recherches archéologiques qui risquent d’être difficiles. Mais nous devons maintenant nous demander pourquoi une explication erronée est apparue à un certain moment dans le passé. Pourquoi l’enseignement du Bouddha sur l’interdépendance a-t-il été modifié pour développer une théorie selon laquelle trois vies seraient nécessaires à un enchaînement complet de la roue des causes et effets ?

Selon moi, ce contresens peut très bien avoir été fait inconsciemment. L’ignorance ou une mauvaise compréhension des textes originaux, peut avoir poussé les gens à émettre des spéculations sur le sens de la doctrine, sans vouloir, intentionnellement, la distordre. Comme nous l’avons dit, le Bouddha lui-même a déclaré que l’interdépendance était l’une de ses doctrines les plus profondes et les plus complexes. Ainsi, vers l’an 300 ou 400 av. J.C., les gens n’ont peut-être plus compris l’enseignement originel. Leur façon de concevoir les choses a commencé à diverger jusqu’au moment où elle a reflété l’exact opposé du sens premier de la doctrine. Dans ce cas, ce pourrait être l’ignorance et non une mauvaise intention qui serait à l’origine de l’interprétation erronée.

Nous pouvons aussi considérer les choses d’un autre point de vue. Y aurait-il eu une volonté délibérée de détruire le bouddhisme en son essence même ? Certains bouddhistes se sont-ils sciemment retournés contre les enseignements originels et ont-ils délibérément mal expliqué l’interdépendance, principe de base du bouddhisme ? Ces gens-là l’auraient-ils expliqué en termes d’éternalisme hindou ou brahmanisme ? N’oublions pas qu’il est absolument impossible, pour un bouddhiste, de croire qu’il existe un « soi », une âme ou un atman. Si quelqu’un avait choisi, en toute conscience, d’interpréter l’interdépendance — cœur du bouddhisme — comme s’étalant sur trois vies, cette personne aurait effectivement œuvré à détruire le bouddhisme.

Si une telle personne, ou un tel groupe de personnes mal intentionnées, a réellement existé, cela signifierait que l’on a prétendu expliquer paticcasamuppāda en l’interprétant de telle façon qu’apparaisse la possibilité de l’existence d’une âme dans le bouddhisme. Ainsi, le brahmanisme aurait pu, indirectement, faire disparaître le bouddhisme à la vitesse de l’éclair. Bien sûr, je ne fais là que spéculer de manière négative.

Il se peut aussi qu’un enseignant superficiel et peu instruit ait essayé d’expliquer une doctrine qu’il ne comprenait pas lui-même. De toutes façons, qu’il y ait eu mauvaise intention ou pas, le résultat est le même.

Savez-vous pourquoi le bouddhisme a disparu de l’Inde ? Tout le monde avance des raisons différentes, comme par exemple, que la religion a été éradiquée par des armées étrangères. Pour ma part, je crois que le bouddhisme a disparu de l’Inde parce que ses fidèles ont commencé à mal interpréter ses principes fondamentaux et, notamment, à expliquer paticcasamuppāda — l’un des fondements du bouddhisme — comme une forme de l’existence d’un soi. Voilà ce qui, pour moi, est la raison de facto de la disparition du bouddhisme en Inde : il est simplement devenu un dérivé de l’hindouisme.

L’explication erronée est probablement née de semblables circonstances. Que l’intention ait été de nuire ou pas, c’est ce qui est le plus difficile à déterminer. Il est certain que le brahmanisme était l’ennemi du bouddhisme et voulait l’assimiler, c’est pourquoi il n’est pas impossible que certains aient essayé de le détruire à la racine — et je ne dis pas cela pour médire du brahmanisme. Il est bien évident que le bouddhisme n’a rien d’éternaliste. Il n’y est nulle part fait mention d’êtres, d’individus ou de soi. Il n’y a pas de « personne » qui tourne dans la roue des naissances et des morts. Le bouddhisme ne dit rien de tel et pourtant, voilà qu’à travers l’explication erronée de paticcasamuppāda, il se trouve un être, une personne dont le cycle d’interdépendance est censé se dérouler sur trois vies. Cette interprétation a sonné le glas du bouddhisme en Inde.

Avant la parution du Visuddhimagga dans les années 500 apr. J.C., il n’y a aucune trace écrite de l’interprétation qu’en donne Bouddhagosa, avec ses trois vies et sa « conscience de renaissance ». La conscience de renaissance serait le début d’un nouveau devenir avec des résultats (vipāka) ; ensuite les souillures engendreraient un devenir plus lointain.

Si vous souhaitez trouver des traces antérieures à cela, vous pouvez remonter au Troisième Concile. A cette occasion, certains « faux » moines, aux intentions clairement déclarées, furent exclus de la communauté bouddhiste. Par contre d’autres, qui n’exprimèrent pas ouvertement leur façon de voir, ont très bien pu échapper au processus de filtrage qui eut lieu alors. En effet, il fut demandé à tous les moines d’expliquer leur vision du Bouddha-Dhamma. Dans leur réponse, ils se devaient d’analyser la vie selon paticca-samuppana-dhamma, les agrégats, les éléments et les bases des sens. Si jamais ils mentionnaient l’existence d’un soi qui passerait par les tribulations de naissances et de morts répétées — comme le fit Bhikkhu Sati, le fils du pêcheur — on considérait que leur vision des choses était erronée et on leur demandait de quitter la communauté.

Cela signifie qu’à l’époque du troisième concile, il y a 2200 ans, il existait déjà des graines de vues éternalistes et que certains moines étaient admis dans la communauté sans qu’on s’aperçoive de leurs vues subversives. Cette situation peut, à elle seule, avoir engendré, à l’intérieur même de la communauté bouddhiste, l’explication erronée de paticcasamuppāda. Même s’il a été demandé à certains de ces moines de quitter la communauté, il est probable que d’autres y sont demeurés et ainsi, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté, la notion de « soi » a commencé à se répandre.

Pour conclure, disons qu’il n’est pas facile de déterminer si les bases du Dhamma étaient encore pures avant le Troisième Concile, en 300 av. J.C., mais il est clair qu’ensuite, il fut souillé par la croyance en un soi. Un « dhamma » erroné apparut alors et, comme vous le savez, le bouddhisme a disparu de l’Inde. Pourquoi, par exemple, la religion des Jains — ces ascètes nus — appelée Saina, n’a-t-elle pas disparu de l’Inde ? Tout simplement parce qu’elle n’a jamais changé le moindre de ses principes fondamentaux. Le bouddhisme, lui, a changé ses principes fondamentaux au fils des ans — de la non-existence d’un soi à l’existence d’un soi — et il a disparu. Il a disparu automatiquement à ce moment précis. Dès que le concept d’un soi a pénétré le bouddhisme, il a disparu de l’Inde. Voilà le résultat de paticcasamuppāda lorsqu’il est mal interprété et la preuve écrite nous en vient du Visuddhimagga.

Dans ce chapitre, je me suis contenté d’évoquer l’époque où paticcasamuppāda a commencé à être interprété dans un sens contraire aux enseignements du Bouddha. Tâchons, à présent, de voir pourquoi.


10.

 

Pourquoi Paticcasamuppada a été expliqué de façon erronée

 

 

La raison « innocente » que l’on peut avancer pour expliquer l’erreur d’interprétation de la théorie de l’interdépendance, c’est que cette notion est apparue du fait de l’ignorance et du manque d’érudition. L’erreur a pu être engendrée par la non connaissance du langage de la vérité ultime. Ce qui avait été bien interprété en termes de vérité ultime a pu céder le pas à une interprétation erronée en termes de vérité relative. Dès que le langage de la vérité relative a été utilisé pour expliquer paticcasamuppāda, la notion d’éternalisme a automatiquement fait son apparition. C’est pourquoi il est extrêmement important que nous comprenions des notions telles que « personne » et « phénomènes physiques et mentaux » dans les deux langages, c’est-à-dire aussi bien en termes de vérité relative que de vérité ultime

Dans le langage de la vérité relative, celui de tous les jours, nous disons tous que nous sommes une « personne ». Par contre, dans le langage de la vérité ultime, nous sommes un « phénomène physique et mental » ou un « corps-esprit ». En fait, que vous vous appeliez « personne » ou « corps-esprit » ne fait pas grande différence ; l’intérêt est de savoir combien de fois cette personne ou ce corps-esprit apparaît et comment. Si vous vous posez ces questions, vous trouverez trois nivaux de réponse :

(1)     Selon le langage de l’Abhidhamma , les phénomènes physiques et mentaux apparaissent et disparaissent à chacune de nos pensées. Il s’agit là d’un niveau d’explication que peu de gens connaissent et qu’il n’est pas indispensable de savoir. Il est dit que nos phénomènes physiques et mentaux (notre corps-esprit) apparaissent et disparaissent à chacune de nos pensées ; le désir naît parce l’esprit apparaît, se maintient puis disparaît en l’espace de ce que l’on appelle le bhavanga-citta.[20] Un cycle d’une apparition-durée-disparition s’appelle un instant de pensée et est plus rapide qu’un battement de cils. C’est pourquoi, selon cet enseignement, il est dit que les phénomènes physiques et mentaux ou la « personne » apparaissent, existent et disparaissent à chacune de nos pensées, très rapidement, un nombre incalculable de fois.

L’une des explications est que les phénomènes physiques et mentaux (« la personne ») apparaissent et disparaissent avec chaque pensée. Cela ressemble à la fréquence rapide d’un courant électrique. Quand le courant circule dans un circuit ininterrompu, il y a une impulsion électrique. Ces impulsions peuvent se produire par milliers chaque minute, se succédant si rapidement qu’il est impossible de les distinguer, si rapidement que l’ampoule brille constamment, sans vaciller. Un instant de pensée est tout aussi rapide et quand plusieurs se succèdent, nous perdons conscience de l’apparition et de la disparition de chacun. Seule une étude psychologique poussée peut nous montrer que les phénomènes physiques et mentaux ou la « personne » apparaissent et disparaissent en une succession rapide et rapprochée à chacune de nos pensées ; plus rapide, en fait, que la fréquence du courant électrique.

Mais ce type d’apparition et de disparition n’est pas celui dont il est question dans paticcasamuppāda. Ces phénomènes ne sont que des mécanismes purement mentaux. Cette connaissance apportée par l’Abhidhamma est superflue et n’a pas de rapport avec l’interdépendance. Le terme employé ici pour parler de l’apparition ou naissance n’est pas jāti mais uppada, ce qui signifie « genèse (ou début) de l’existence ». Les termes exacts sont uppada, thiti, bhanga — genèse, stabilité, cessation ; ou apparition, existence, disparition. Uppada signifie apparaître, ce qui est similaire mais pas identique à jāti ou naissance.

Voilà l’un des sens que l’on peut donner aux phénomènes physiques et mentaux : ils apparaissent, durent et disparaissent en succession si rapide et si rapprochée que nous ne pouvons en distinguer les différents éléments.

(2)     Selon le langage de la vérité relative, le sens normal, ordinaire, que l’on peut donner aux phénomènes physiques et mentaux est qu’ils apparaissent à la naissance du bébé et disparaissent dans le cercueil au moment de la mort. L’existence peut durer jusqu’à quatre-vingts ou cent ans, au cours desquels il n’y aura qu’une seule apparition ou naissance et une seule disparition ou mort. Dans ce cas, l’apparition et la disparition, les mots « naître » et « mourir », ne sont utilisés qu’une seule fois en l’espace de quatre-vingts ou cent ans. Les phénomènes physiques et mentaux — ou la « personne » — existent pendant quatre-vingts ou cent ans, entre la naissance et la mort.

Selon l’Abhidhamma, une personne naît et meurt si rapidement et si souvent qu’il est impossible d’en tenir le compte, tandis que dans le langage ordinaire c’est tellement plus lent que les apparitions et disparitions peuvent facilement être comptées. Ces deux langages reflètent des extrêmes.

(3)     Il existe un troisième sens qui se situe entre les deux et qui est révélé dans le paticcasamuppāda. C’est celui qui nous intéresse ici. Dans le langage de l’interdépendance, le fait de naître et de mourir signifie l’apparition d’un certain type de sensations, suivie de l’apparition de la soif du désir, de l’attachement, du devenir puis de la naissance. Il est possible de compter et d’observer ce type d’apparitions et de disparitions. Quand le concept du « je » apparaît dans notre esprit, il y a un devenir, une naissance. C’est quelque chose que nous pouvons constater. Avec une certaine vigilance, nous pouvons même compter combien de fois le concept du « je » a pu apparaître en une seule journée et poursuivre cette observation le lendemain et le surlendemain. Vus sous cet angle, les phénomènes physiques et mentaux ne se succèdent pas assez rapidement pour échapper à notre vigilance. Ils ne signifient pas non plus simplement la naissance d’un corps physique et sa mort mais plutôt la naissance et la mort de phénomènes physiques et mentaux — d’une personne dans le sens de « moi » et « mien » — conditionnés, à chaque fois, par l’ignorance.

Ce type de phénomènes physiques et mentaux naît de l’ignorance, laquelle engendre l’attachement au « moi » et au « mien », de telle sorte que la souffrance apparaît. C’est ce que l’on appelle une naissance (ou apparition) et une disparition. Nous pouvons constater cela tout autour de nous, de nombreuses fois chaque jour, comme le montrent les exemples que je vous ai donnés. C’est pourquoi j’insiste pour que vous compreniez que les mots « naissance » et « disparition », dans le contexte de l’interdépendance, ont une signification particulière — il s’agit de la naissance et de la disparition du concept du « je ». A ne pas confondre avec le sens exagéré que leur donne l’Abhidhamma ni avec le sens ordinaire qui veut que la naissance soit le fait de sortir du ventre d’une mère, et la mort le fait d’entrer dans un cercueil. Il est certain qu’il sera impossible de comprendre l’interdépendance tant qu’il y aura confusion entre ces trois langages. L’interdépendance ne se réfère qu’à celui de la voie du milieu : la naissance et la mort ne se succèdent pas si rapidement qu’elles ne puissent être comptées et ne sont pas si distantes non plus qu’il faille une vie entière pour les rencontrer. L’interdépendance se réfère à la naissance et à la mort de l’attachement au concept du « je », à chaque fois que celui-ci surgit. Cela signifie, en outre, comprendre l’apparition et la disparition en termes de paticca-samuppana-dhamma : il ne s’agit que d’un enchaînement de phénomènes naturels, interdépendants, apparaissant puis disparaissant. C’est parce qu’il y a une certaine chose, qu’une autre chose apparaît. C’est parce qu’il y a quelque chose, que quelque chose d’autre disparaît.

Toute personne est simplement un paticca-samuppana-dhamma éphémère, qui naît puis meurt dans une situation donnée. Ne lui permettez pas de devenir un ego, un soi ou un atman. C’est simplement quelque chose qui dépend naturellement d’une autre chose, qui apparaît puis disparaît. Si vous voulez appeler cela « une personne », faites-le. Vous pouvez aussi l’appeler « phénomènes physiques et mentaux » ou « corps et esprit » apparaissant simultanément à un moment donné. Ce n’est qu’un paticca-samuppana-dhammamais cela peut devenir une « personne » du fait de l’ignorance, du désir et de l’attachement qui donnent naissance au concept du « je ». Nous devons venir à bout de ce type de « personne » pour venir à bout de la souffrance. Le Bouddha a enseigné l’interdépendance pour nous protéger de l’apparition de cette sorte de « personne » et de la souffrance qui s’y attache. Voilà ce que signifient les mots « naître » et « mourir » selon le langage de l’interdépendance.

(4)   Pour finir, je mentionnerai encore un autre sens que l’on peut donner à ces mots, dans le contexte de la pure matière, celle que nous ne croyons capable d’aucune pensée ni d’aucun sentiment. On peut parler, par exemple, de la naissance et de la mort de l’herbe. Il s’agit là de tout autre chose, sans lien avec l’ignorance ou l’attachement. L’herbe vit, naît et meurt mais n’est aucunement concernée par l’ignorance, le désir ou l’attachement.

Ne confondez pas tous ces différents sens. L’apparition et la disparition de l’herbe est encore un autre type de naissance et de mort. Il nous suffit de connaître le sens que donne l’interdépendance à ces mots : naissance et mort d’une « personne », dans le sens d’un ensemble de phénomènes physiques et mentaux. Si nous étudions tous les autres sens, c’est seulement pour mieux les distinguer les uns des autres. Quoi qu’il en soit, soyez assurés que l’interdépendance du Bouddha, dans les écritures originelles, ne se subdivise pas en trois vies. C’est un enchaînement de faits qui peut se produire au quotidien et de nombreuses fois par jour.

Il est impossible de dire qui, pour la première fois, a expliqué l’interdépendance comme un cycle se déroulant sur trois vies, ni quand cette théorie est apparue. Le Visuddhimagga est le premier écrit à la mentionner, mais il est certain que la cause première a dû précéder ce livre. Si vous vous intéressez aux détails de cette théorie, vous pourrez les trouver dans les livres des écoles qui enseignent cette version du Dhamma ou directement dans le Visuddhimagga. Vous découvrirez là que l’interdépendance est expliquée de telle façon qu’un cycle complet doive s’étaler sur trois vies. En général, il est dit que l’ignorance et les formations mentales sont les causes enfouies dans une vie passée ; que la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux, les bases des sens, le contact et la sensation sont les résultats apparaissant dans la vie présente ; que la soif du désir, l’attachement et cette part du devenir qui est karmiquement active sont les causes présentes de la vie présente ; et, enfin, que cette part du devenir qui est genèse (uppada), de même que la naissance, la vieillesse et la mort sont les résultats futurs qui apparaîtront à l’occasion d’une prochaine vie.

Nous constatons que les onze conditions sont divisées comme suit : les deux premières dans la vie passée, les huit suivantes dans le présent et les deux dernières dans une vie future, en tant que résultats. Il se trouve, en outre, trois points de connexion ou liens appelés sandhi (union) : l’un entre le passé et la vie actuelle ; un second au milieu de la vie actuelle, entre les conditions qui sont des causes et celles qui sont des effets ; et un dernier entre la vie présente et la vie future. Bizarrement, en conjonction avec ces trois vies, Buddhagosa utilise le mot attha qui signifie « temps lointain ». Ainsi, il est question d’une « lointaine vie passée », d’une « lointaine vie présente » et d’une « lointaine vie future », ce qui n’est pas en accord avec le Canon pāli. Celui-ci ne mentionne jamais de présent attha, bien qu’elles parlent, en effet, de lointaines vies passées et de lointaines vies futures ; cependant le présent n’a jamais était qualifié de « lointain ». De nos jours, on traduit le mot attha par « temps » et on l’applique aux trois temps du passé, du présent et du futur.

Selon cette théorie, les onze conditions sont divisées en termes de souillures (kilesa), d’actions (karma) et de résultats (vipaka). L’ignorance représente les souillures du passé et les formations mentales sont le karma passé. La conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux, les bases des sens, le contact et la sensation sont tous des résultats dans la vie présente, tandis que la soif du désir et l’attachement en sont les souillures. La part du devenir qui est karmique est le karma de la vie actuelle qui va donner naissance à la suivante, tandis que la part du devenir qui est genèse, naissance et vieillesse est le résultat qui apparaîtra dans une naissance future. C’est ainsi que l’on explique les naissances passées, présentes et à venir. Voilà la version de l’interdépendance dans laquelle l’enchaînement d’un cycle complet de causes et effets s’étale sur trois vies. Réfléchissez-y.

A ce propos, Somdet Pra Sangkharaj Chao Krom Phra Vachirayanawong était persuadé que paticcasamuppāda avait été mal enseigné pendant 1000 ans. Il pensait bien que le cycle ne devait recouvrir qu’une seule vie mais n’était pas, lui-même, sûr de pouvoir interpréter correctement la doctrine. Quant à moi, je me comporte peut-être en enfant têtu, mais je maintiens qu’il faut s’en tenir à la version pāli où il est dit qu’un cycle d’activité mentale, dans la roue de l’interdépendance, est aussi rapide que l’éclair. Quand ce cycle apparaît du fait de l’ignorance, il devient un enchaînement de causes et d’effets. C’est pourquoi il peut apparaître de très nombreuses fois en une seule journée.

Dire qu’un cycle d’interdépendance s’étale sur trois vies est une erreur : d’une part, parce que c’est contraire aux paroles du Bouddha et des suttas dans leur version première en pāli ; d’autre part, parce que cela introduit la notion de soi ou atman, ce qui est de l’éternalisme et pas du bouddhisme ; et enfin, plus grave que tout, parce que cela fait d’un enseignement extrêmement précieux une théorie totalement inutile.

Dire qu’un cycle d’interdépendance s’étale sur trois vies est totalement inutile et impraticable puisque la cause est dans une autre vie et les résultats dans cette vie-ci. Comment une situation pourrait-elle être rectifiée ? Lorsque la cause dans une vie donne des résultats dans une autre vie, comment cela pourrait-il être utile à qui que ce soit, excepté aux éternalistes qui se contentent de rêver de la pratique ? Sans compter que cette interprétation sur trois vies ne peut être constatée par soi-même, n’est pas immédiate et ne peut être expérimentée directement. Elle doit, par conséquent, selon les trois critères du Bouddha, être considérée comme erronée. Elle ne sert strictement à rien, il est impossible de la mettre en pratique puisqu’elle introduit les concepts éternalistes d’une âme ou d’un soi contraires au bouddhisme. Finissons-en donc avec elle ! Revenons au texte pāli qui est correct dans la lettre comme dans l’esprit.


11.

 

Buddhagosa

 

 

A présent, comme je l’ai annoncé plus haut, j’aimerais aborder la question de Buddhagosa. Pratiquement tous les bouddhistes croient que c’était un arahat, un être réalisé. Je n’ai aucune opinion personnelle sur le sujet, je me contente d’étudier ce qu’il a fait et ce qu’il a dit. Je pars du principe que ce qui est bénéfique est correct et ce qui n’est d’aucun bénéfice est incorrect. Vous constaterez par vous-même que, dans l’ensemble, Buddhagosa est un homme de grand savoir et que ses écrits sont très enrichissants. Il a expliqué des dizaines et des centaines de choses pour le plus grand bénéfice de tous. Par contre, je ne suis pas du tout d’accord avec lui pour ce qui concerne l’interdépendance, du fait qu’il en parle en termes d’âme et que, par là même, il en fait une doctrine brahmanique.

Je n’ai pas entière confiance en Buddhagosa parce que je suis en désaccord avec lui sur plusieurs points. Je respecte son point de vue dans quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze pour cent des cas. Mais il en reste quelques-uns avec lesquels je ne suis pas du tout d’accord, dont paticcasamuppāda. Or, même si l’interdépendance ne représente qu’un seul sujet, il s’agit, de loin, du plus important.

L’interdépendance est un sujet difficile, abstrait et très profond, tout le monde est d’accord sur ce point. D’ailleurs, de manière tout à fait inhabituelle pour lui, Buddhagosa s’est montré extrêmement humble et prudent en abordant le question. Lorsqu’il écrit sur d’autres sujets, son expression ressemble à des rugissements de lion. A chaque explication donnée, dans chaque livre, à chaque conférence, il s’exprime avec la force et la confiance d’un lion courageux. Par contre, quand il aborde la question de l’interdépendance, il change totalement d’attitude, s’exprime humblement, révélant ainsi ses propres doutes. Il refuse, de toute évidence, de porter la responsabilité d’une possible erreur d’interprétation. Ses paroles d’humilité sont très joliment écrites et je vais vous les citer.

« Il est très difficile d’expliquer la signification (l’essence) de l’interdépendance, conformément au proverbe des anciens maîtres disant qu’il y a quatre Dhamma : la vérité, l’être, la renaissance et la conditionnalité ou interdépendance. Ce sont des choses difficiles, aussi bien à comprendre, qu’à discuter et à transmettre. J’ai bien étudié cette question et je peux dire que l’interdépendance n’est pas facile à interpréter, sauf peut-être pour quelqu’un de bien versé dans les écritures et la pratique. Aujourd’hui, je m’apprête à expliquer les mécanismes de l’interdépendance, mais je ne peux garantir que j’irai jusqu’au bout de son essence car cette théorie est aussi insondable que l’océan. Notre vie sainte (la religion) a différentes significations qui peuvent être expliquées de différentes façons et de différents points de vue, y compris la version des tous premiers maîtres qui nous est encore disponible. Pour ces deux raisons, je vais vous proposer une interprétation qui se veut très vaste. Soyez donc attentifs. »

Voilà comment Buddhagosa se dégage de toute responsabilité avant d’aborder la question de l’interdépendance. Pour tout autre point dogmatique, il s’engage bravement dans ses explications, avec un cœur de lion et sans abdiquer aucune responsabilité. Mais quand il s’agit de l’interdépendance, tout en reconnaissant que c’est un sujet difficile, il se permet d’avancer une interprétation sous prétexte que, puisque le bouddhisme peut être différemment expliqué selon le point de vue, il se doit d’offrir au moins un point de vue en guise d’explication. D’autres maîtres avaient déjà proposé des interprétations de cette doctrine dont il aurait pu se contenter mais il est, malgré tout, incertain quant aux explications qu’il donne. Il ne se sent pas capable de sonder les profondeurs de l’océan. Comme le vaste océan, paticcasamuppāda est si profond qu’il nous est impossible d’envoyer une sonde tout au fond. En conséquence, même s’il offre une explication abondante et finement détaillée, il ne garantit absolument pas avoir atteint le fond de l’océan.

Buddhagosa a donc admis que paticcasamuppādaétait un sujet extrêmement complexe et qu’il n’était pas sûr d’avoir touché le cœur du problème. Il avait plusieurs explications plus anciennes à sa disposition et il se peut qu’il ait choisi d’en reprendre une qui l’attirait pour la développer. Cette explication prit l’aspect d’un cycle se déroulant sur trois vies du fait de « la conscience de renaissance » du passé qui s’incarne au présent et qui, à partir de là, se poursuit dans une vie future. Ce début d’explication de l’interdépendance recouvrant trois vies a été renforcé, clarifié et accentué par ceux qui ont ensuite accepté la version de Buddhagosa.

Cette interprétation soulève pourtant un problème : lorsque, dans la vie présente, les « souillures » qui obscurcissent l’esprit (kilesa) et le karma (l’ignorance et les fabrications mentales, par exemple) engendrent des résultats qui ne seront visibles que dans une lointaine vie future, c’est comme s’il n’y avait aucun résultat karmique du tout dans notre vie présente où l’action a été accomplie. Autrement dit, nous n’avons aucune occasion de voir les résultats de notre karma dans cette vie. La personne responsable de souillures ou d’actions négatives ne sera pas là pour voir les effets de son karma. Elle devra attendre une prochaine vie.

Si Buddhagosa avait utilisé le mot « jāti » (naissance) tel qu’il est compris dans le langage de la vérité ultime, comme je l’ai moi-même fait plus haut, on verrait que des résultats rapidement perceptibles peuvent apparaître tous les jours, suite à nos actions ; ce serait intemporel, immédiat et vérifiable par soi-même — selon les critères de vérité du Bouddha. Affirmer que les souillures et le karma d’une vie passée se manifestent dans la vie présente, tellement plus tard, est impossible. Quant à dire que c’est la même personne qui existe pendant un cycle de trois vies, cela devient de l’éternalisme, une vue extrême (anta-gahika-ditthi). C’est donc contraire aux enseignements du Bouddha qui a présenté paticcasamuppāda dans le but même d’éliminer les doctrines éternalistes et les points de vue extrêmes.

Le plus grave, dans cette façon erronée de voir les choses, c’est qu’elle ne laisse aucune liberté de maîtriser les souillures ou le karma, du fait qu’ils se situent dans des vies différentes. Cette vie ne serait qu’un résultat, nous ne serions que des résultats, nous serions assis là en tant que résultats. Pendant ce temps, la cause de ce résultat — le karma et les souillures — serait dans une autre vie, notre vie précédente, tandis que le karma et les souillures engendrés dans cette vie ne se manifesteraient que dans une lointaine vie future. Nous n’apprendrions donc rien de nos actions. C’est ce que l’on appelle l’absence de liberté de recevoir les résultats immédiatement visibles de nos actions. Quand on explique paticcasamuppāda de cette manière, il semble que nous soyons condamnés, dans cette existence, à ne rien pouvoir faire et à ne rien pouvoir apprendre, les résultats de nos actions de cette vie n’apparaissant que dans la prochaine. Quelle satisfaction peut-on tirer de cela ?

Cette façon de voir est en contradiction avec le principe de savakha-dhamma savakhato bhagavata dhammo — « le dhamma bien enseigné par le Parfait » — qui est sanditthiko : qui donne des résultats, akaliko : immédiat, ehipassiko : qui incite à l’investigation et paccattam veditabbo : que chacun peut expérimenter directement par lui- même.

Selon tous ces points de vue, l’interprétation de Buddhagosa est fausse L’erreur vient de la mauvaise interprétation du mot « jāti », comme si cette « naissance » devait s’étaler sur trois vies pour le déroulement d’un cycle complet d’interdépendance. Ne l’oubliez surtout pas : un abus de langage peut causer de graves erreurs et beaucoup de confusion.


12.

 

Eléments de la Vie de Buddhagosa

 

 

Je vais maintenant critiquer Buddhagosa d’un point de vue plus personnel. Non que je veuille l’insulter, le diffamer ou l’avilir de mes propos. Je souhaite simplement étudier son histoire personnelle et voir si l’on peut y trouver une explication à l’interprétation qu’il a donnée de paticcasamuppāda.

Voici donc quelques éléments de sa vie. Buddhagosa est né dans une famille de brahmanes, tout son environnement baignait dans le brahmanisme. Comme tous les brahmanes, il a étudié les trois Védas. Son esprit était celui d’un brahmane mais, plus tard, il s’est fait ordonner moine bouddhiste. Depuis plus de 1000 ans beaucoup le considèrent comme un arahat. Les archéologues croient que c’était un Mon, c’est-à-dire qu’il est né dans le sud de l’Inde et non pas à Magadha, le « pays du milieu » où le Bouddha a vécu et enseigné, comme le disent les commentaires. D’un point de vue ethnique, il était brahmane, puis il est devenu un arahat bouddhiste. S’il a pu, un jour, interpréter la théorie bouddhique de l’interdépendance comme une forme de brahmanisme, il est naturel de penser qu’il s’est montré superficiel et oublieux des bases même du bouddhisme, ce qui ne fait pas de lui un arahat. Je me contente là d’exposer un point de vue pour ceux qui voudraient bien le prendre en considération.

Comme je l’ai dit plus haut, il y a d’autres sujets qui posent problème dans le Visuddhimagga de Buddhagosa. Outre la question de l’interdépendance que nous avons déjà longuement traitée, il existe d’autres éléments du bouddhisme qui, entre ses mains, sont devenus du brahmanisme. Je pense, notamment, à la question du « monde » et à l’explication qu’il donne de la vertu du Bouddha qui consiste à « connaître tous les mondes » : lokavidu. Lorsque Buddhagosa décrit cette vertu, il le fait à la manière des brahmanes qui l’ont précédé.

Mais voyons d’abord la définition du monde selon le Bouddha lui-même : « Le monde, la cause du monde, la cessation du monde et la voie qui mène à la cessation du monde ont tous été déclarés par le Tathagata comme apparaissant à l’intérieur du corps vivant, au moyen de la perception et de l’esprit. »

Ce qui signifie qu’à l’intérieur même du corps apparaissent à la fois le corps, sa cause, sa cessation et les moyens de sa cessation. Autrement dit, l’ensemble de la vie « sainte » ou spirituelle se situe dans l’espace du corps — d’un corps vivant, pas d’un cadavre. Tout ceci apparaît dans un corps vivant et sentant. Quand on dit du Bouddha qu’il « connaît tous les mondes », il s’agit donc de ce monde-là. D’ailleurs, nous y retrouvons les Quatre Nobles Vérités : le monde, sa cause, sa cessation et la voie qui mène à sa cessation.

Mais Buddhagosa n’a pas expliqué ainsi la capacité du Bouddha à connaître tous les mondes. Selon moi, il ne l’a pas expliquée à la manière bouddhiste. Il a expliqué le monde matériel (l’espace), exactement comme dans l’histoire des « Trois Mondes de Pra Ruang »[21] qui nous vient des croyances des brahmanes concernant la circonférence du monde, sa largeur, sa longueur, la taille de l’univers, l’épaisseur de la terre, de l’eau et de l’air, la hauteur du mont Sumeru et des montagnes qui l’entourent, la hauteur de l’Himalaya et celle de l’arbre de Jambu, les caractéristiques des sept arbres du monde, la taille du soleil, de la lune et des trois autres continents, etc. Ceci n’a absolument rien à voir avec le bouddhisme. Décrire ainsi le monde en parlant de la qualité du Bouddha qui consiste à connaître tous les mondes — ce qui revient à dire que le Bouddha connaissait toutes ces choses, tous ces chiffres, etc. — est tout simplement inimaginable pour moi. Réfléchissez un instant. Une telle explication du monde est du pur brahmanisme, elle vient directement des hindous, de bien avant l’époque du Bouddha.

Lorsqu’il parle des êtres du monde, Buddhagosa dit qu’ils ont tous des qualités différentes. Certains ont beaucoup de poussière dans les yeux, tandis que d’autres en ont peu. Certains ont l’esprit vif et d’autres moins. Certains apprennent vite et d’autres pas. Certains sont vertueux et pas d’autres. Il n’est fait aucune mention du monde des Quatre Nobles Vérités.

Quand il explique le monde des formations (sankhārā), il dit que le Bouddha connaissait les phénomènes physiques et mentaux, la sensation, les nourritures, l’attachement, les bases des sens, les états de conscience, les huit conditions de ce monde, les neuf résidences des êtres, les dix bases des sens, les douze bases des sens et les dix-huit éléments. Là encore, nous ne trouvons aucune explication des Quatre Nobles Vérités qui sont, pourtant, une explication complète du monde.

Toutes ces raisons me font penser que l’explication de Buddhagosa concernant la vertu de lokavidū du Bouddha n’est que du verbiage intellectuel hindou. Ce qui est expliqué dans le sens bouddhiste se retrouve dilué et plus du tout en accord avec les quatre aspects du monde comme en a souvent parlé le Bouddha : le monde, la cause du monde, la cessation du monde et les moyens qui permettent cette cessation, tous ces éléments se retrouvant à l’intérieur d’un corps humain vivant doté de qualités de perception et d’un esprit. Le cœur du problème c’est que, quand Buddhagosa l’explique à sa manière, ce n’est plus du bouddhisme.

En fait, c’est la théorie de l’interdépendance qui explique le monde, sa cause, sa cessation et les moyens de cette cessation ; et tout cela, à l’intérieur même de notre corps, ce qui revient à dire que le cycle d’interdépendance, dans le sens de l’apparition comme dans le sens de la disparition, se déroule complètement, en toute personne dont le corps est en vie. Cela exclut, dans tous les cas, l’existence d’une âme, d’un soi ou d’une quelconque personne.

D’autres points encore ont été source de confusion, comme, par exemple, les quatre sortes de vertus morales sous forme de purification (catu parisuddhisila). Ces quatre sortes de vertus morales n’apparaissent nulle part ailleurs que dans le Visuddhimagga de Buddhagosa. Il a prétendu que la modération des sens était un précepte moral — ce qui a rendu la vie dure aux pratiquants — et, pour aggraver les choses, il a ajouté le précepte de la purification des moyens d’existence. Ensuite, il a fait des quatre nécessités — les vêtements, la nourriture, le logement et les remèdes — un autre précepte moral. Tout ceci n’a fait que créer une masse de confusion autour de la question de la vertu morale. C’est un véritable problème, si l’on veut étudier rationnellement la question, car ces définitions ne se retrouvent nulle part dans les écritures du Canon pāli.

Buddhagosa a encore créé un autre problème en disant qu’il existe deux types de nirvana. Il a dit que lorsqu’un arahat mourait, il atteignait un an-upadi-sesanibbana ou extinction totale des éléments de l’existence, tandis que, de son vivant, son éveil était un sa-upadi-sesa-nibbana ou extinction totale des souillures. Il est souvent question de ces deux types de nirvana dans le Visuddhimagga mais cela va à l’encontre du Tipitaka pāli (notamment le Ithivuttaka dans le Khuddaka Nikaya).

Il y a beaucoup de points sur lesquels je suis en désaccord avec Buddhagosa. Je ne peux être d’accord avec lui à cent pour cent parce qu’il y a des choses que je ne comprends toujours pas ou que je ne peux accepter. J’en ai dit beaucoup et il se peut que ceux qui prennent Buddhagosa pour un arahat me critiquent, mais il n’y a pas de mal à dire à ses amis : « Vas-y, relis cela par toi-même, d’un œil critique. Tu n’es pas obligé de me croire ».

A présent, je voudrais évoquer les raisons pour lesquelles il est impossible que le cycle d’interdépendance s’étale sur trois vies. Ces raisons sont nombreuses.

(1)   La première concerne l’utilisation du langage de la vérité relative et de la vérité ultime. Le langage de l’interdépendance n’est certainement pas le langage du quotidien, comme je l’ai déjà dit plus haut. S’il l’était, cela reviendrait à dire que, lorsque le Bouddha a connu l’Eveil, il aurait dû mourir à l’instant même, sous l’arbre de la Bodhi. Avec la disparition de l’ignorance, les formations mentales auraient disparu, de même que la conscience sensorielle et les phénomènes physiques et mentaux. Autrement dit, il serait mort. Ceci prouve que les termes employés pour décrire le cycle de l’interdépendance ne peuvent relever du vocabulaire ordinaire. Lorsque l’ignorance a disparu, que les formations mentales, la conscience sensorielle et les phénomènes physiques et mentaux ont cessé, le Bouddha n’est pas mort. Il a vécu encore quarante-cinq années pour nous transmettre ce qu’il avait découvert. C’est bien la preuve que le langage de paticcasamuppāda n’est pas celui de la vérité relative.

Ceci est également vrai dans l’autre sens. L’ignorance donne naissance aux formations mentales, qui donnent naissance à la conscience sensorielle, laquelle engendre les phénomènes physiques et mentaux. Il ne s’agit pas d’une naissance de phénomènes physiques et mentaux (d’un corps et d’un esprit), comme dans le langage ordinaire, car le Bouddha a affirmé que, lorsqu’une sensation de plaisir apparaît, elle est suivie de soif du désir, d’attachement, d’un devenir et d’une naissance. Personne ne meurt physiquement et personne ne naît physiquement. Nous n’avons pas changé d’aspect mais, dans notre esprit, quelque chose est apparu puis a cessé : le concept du « je » est apparu et le concept du « je » a disparu.

Dans ce cas, les mots « phénomènes physiques et mentaux » ont le sens que leur donne le langage de la vérité ultime. Dans le langage ordinaire, il s’agirait de la combinaison du corps et de l’esprit que nous possédons depuis notre naissance physique. Dans le langage ordinaire, on peut dire qu’après la naissance, la combinaison des phénomènes physiques et mentaux existe tout le temps. Selon le langage très poussé de la vérité absolue de l’Abhidhamma, on dirait que de nombreuses naissances se succèdent à chaque pensée. Mais le langage du Bouddha, qui est le véritable langage de la vérité absolue, dit qu’il y a naissance à chaque fois qu’un contact sensoriel a lieu dans l’ignorance et que le phénomène disparaît à la fin d’un cycle. Si vous tentez d’expliquer cela dans le langage ordinaire, il s’ensuit qu’un cycle complet doit inclure trois naissances et l’ensemble de l’enseignement perd alors tout son sens. C’est précisément pourquoi il a fallu l’expliquer en parlant de deux devenirs et de trois vies, faisant de cette théorie une doctrine éternaliste. Voilà la différence entre le langage de la vérité relative et celui de la vérité ultime.

Je voudrais maintenant donner un dernier exemple, pour illustrer la différence entre ces deux types de langage, en parlant du mot « sambhavesi ». Lorsque que nous versons l’eau pendant la cérémonie de transfert des mérites pour les personnes décédées, nous récitons des paroles qui, traduites du pāli dans la langue du quotidien, impliqueraient l’existence de deux types d’êtres : les « bhuta » ou êtres produits, c’est-à-dire déjà nés et les « sambhavesi » ou êtres non encore nés. De manière générale, en Thaïlande comme ailleurs, les gens entendent cela comme signifiant qu’il existe deux types de personnes : celles qui sont nées et sont encore en vie, comme vous et moi (qui seraient les bhuta) et puis les autres, les sambhavesi, qui sont de purs esprits, sans corps, qui flottent dans l’espace à la recherche d’un lieu où se réincarner.

Mais cette interprétation est limitée par le langage de la vérité relative et relève, en fait, d’une autre religion car ce n’est pas du bouddhisme. Ce n’est pas du bouddhisme parce que le bouddhisme ne dit nulle part qu’il existe un esprit ou un « soi » qui flotte dans l’espace, un individu particulier cherchant à se réincarner quelque part. Une telle idée n’apparaît que dans les religions éternalistes. Ce que l’on appelle viññāna (la conscience) doit toujours être un paticca-samuppana-dhamma. Elle apparaît et disparaît toujours en fonction des conditions environnantes. Il n’existe pas d’esprit individuel flottant dans l’espace. En conséquence, le sambhavesi du langage de la vérité relative n’est pas le sambhavesi du bouddhisme. En tous cas, c’est mon opinion ! Le sambhavesi bouddhiste doit être compris selon le langage de la vérité ultime, ce qui en fait quelque chose de complètement différent. Sambhavesi — ou le non-né — signifie l’esprit d’une personne au moment où elle ne ressent ni désir, ni attachement, où elle n’a pas besoin de s’accrocher au concept d’un soi.

Si vous ne comprenez pas cela, écoutez bien ce que je vais vous dire. Il nous arrive tous les jours, et c’est normal pour la plupart d’entre nous, d’éprouver, à un certain moment, l’envie de quelque chose et de créer, par notre attachement à ce désir, le concept du « je ». « Je veux ceci, c’est à moi » ou « je suis comme cela ». Pourtant, si vous y regardez de près, vous constaterez que ce n’est pas le cas en permanence. Nous sommes, la plupart du temps, dans un état passif, de non-désir. Par exemple, tandis que vous lisez ceci, aucun sentiment de « je » n’apparaît parce que vous ne ressentez ni désir ni attachement. Tranquillement assis à lire, vous êtes libre de l’illusion du « moi ». Il arrive, par contre, qu’apparaissent un désir et une « soif » si forts en vous, qu’ils engendrent la souffrance. Voilà donc ce que sont ces deux états. Lorsqu’il y a désir et attachement au concept du « je » — ce qui est très virulent — c’est l’état de bhuta, de celui qui est né. Puis, il y a l’état plus normal de sambhavesi ou l’attente de renaître, le fait d’être prêt à apparaître. Telles sont les deux catégories d’êtres à qui sont destinées les prières de la cérémonie de l’eau versée : aux inconséquents, déjà « nés » et à ceux qui sont libres de l’illusion du moi et donc pas encore « nés ».

Si nous parlons, un instant, dans le langage de l’Abhidhamma, nous pouvons dire que l’esprit qui n’est pas au repos ou endormi (bhavanga) mais au contraire éveillé et sorti du bhavanga, est alerte (avajjana) et n’est pas encore parvenu au point où se crée l’illusion du « moi » ou du « mien ». C’est un esprit dans son état naturel, libre de la chaîne de l’interdépendance, l’esprit naturellement libre et vide. Tel est l’état de sambhavesi pour les gens ordinaires. Cela signifie que, lorsque le processus de la pensée commence à se dérouler naturellement, il n’y a, en réalité, aucune souillure, aucun désir d’être un soi ou de considérer les choses comme « miennes ». Un tel état est sambhavesi. Dans cet état, nous pouvons dire que nous attendons la naissance de l’illusion du « moi » et du « mien ». C’est une sorte de sambhavesi pitoyable car il n’existe que dans l’attente de l’illusion du « je » qui peut apparaître à tout instant.

Observez maintenant l’objet qui pénètre dans une conscience non vigilante, voilée par l’ignorance : aussitôt apparaît l’illusion du « je / mien ». C’est cela bhuta ou naissance, c’est aussi une condition affreusement pitoyable. Nous devons éprouver amour et compassion pour toute personne dans cette situation. La cérémonie, au cours de laquelle nous versons de l’eau, a lieu en mémoire à la fois de ceux qui sont nés et de ceux qui attendent de naître. N’oublions pas, cependant, qu’une fois apparue l’illusion du « je / mien », son pouvoir ne durera qu’un temps. Cet état de bhuta apparaît dans un moment de colère ou d’amour mais, moins d’une heure plus tard, la force de cette colère ou de cet amour sera passée et l’être né mourra pour redevenir sambhavesi. Dans cet état, il attend une prochaine naissance et, peu de temps après, l’illusion du « je / mien » se reproduit du fait d’une envie, d’un dégoût, d’une peur ou de n’importe quel élément capable de mettre en mouvement la roue de l’interdépendance pour un cycle complet. Il deviendra un bhuta et puis les conditions de ce bhuta passeront et l’être retournera dans l’état de sambhavesi.

Je prétends que ce type de sambhavesi peut nous être bénéfique ; nous pouvons le pratiquer car il nous offre un certain degré de maîtrise des situations. Tout cela est fort différent de cet autre état de sambhavesi qui flotte dans les airs après la mort et les funérailles. Je ne crois pas que tel soit le sens véritable du mot, d’autant qu’il n’aurait aucun intérêt puisqu’il ne servirait strictement à rien. On ne peut ni le vérifier par l’observation ni le comprendre, de sorte qu’il devient une simple croyance. Et, pour faire bonne mesure, ce sambhavesi-là est tout empreint d’éternalisme.

Il existe un texte pāli qui confirme l’interprétation non conventionnelle que je vous donne ici. Ce texte traite des quatre types de nourriture, dans le premier des suttas des Aliments, dans la Série des Proverbes sur la Cause. Le Bouddha a évoqué quatre aliments : la nourriture matérielle (kavalinkarāhāra), les impressions sensorielles et mentales (phassāhāra), la volition mentale (mano-samcetanāhāra) et la conscience (viññāhāra). Il a dit que ces quatre éléments étaient la base (de l’existence) des êtres déjà nés ou bhūta mais aussi le soutien de ceux qui sont encore sambhavesi.

Le Bouddha a expliqué ces quatre types de nourritures de façon imagée, en soulignant le fait que cela concernait notre quotidien, ici et maintenant. A n’importe quel instant, nous sommes dans l’un ou l’autre des états de bhūta ou de sambhavesi. Les quatre nourritures ont simplement pour fonction de favoriser l’apparition d’un réceptacle pour les êtres bhūta, donc « ceux qui sont déjà nés ».

Si j’ai donné cet exemple, c’est pour vous faire comprendre que même les mots sambhavesi et bhūta ont deux sens, selon que l’on utilise le langage de la vérité relative ou celui de la vérité ultime. Je veux aussi souligner celui des deux qui pourra vous aider dans votre étude et votre pratique du Dhamma et vous permettra d’agir : il s’agit du langage de la vérité ultime. Il peut sembler surprenant qu’habituellement, lorsque nous sommes encore sans souillures, nous soyons sambhavesi, tandis qu’après leur apparition, avec le désir et l’attachement, nous devenions bhūta. Tout individu vivant est donc d’abord sambhavesi puis bhūta, puis à nouveau sambhavesi, bhūta et ainsi de suite.

Notre tâche est de chercher à empêcher tant l’apparition des états de bhūta que de sambhavesi. Pour ce faire, nous devons nous appuyer sur une pratique correcte, selon les enseignements de l’interdépendance. Ne permettez pas au « je » de faire son apparition. Ne lui donnez pas l’occasion de s’épanouir complètement ni même partiellement — dans le sens qu’il attendrait le moment d’apparaître sous la forme de bhūta ou de sambhavesi. C’est à cette seule condition que les quatre nourritures pourront être complètement éradiquées. Voilà la connaissance bénéfique que vous pouvez retirer de paticcasamuppāda. Voilà comment comprendre sambhavesi à la fois en termes de vérité relative et de vérité ultime.

Je vais vous donner un autre exemple, celui de la souffrance. Ce mot peut être compris à différents niveaux. Au niveau le plus élevé du langage de la vérité ultime, nous trouvons la souffrance telle qu’elle est expliquée dans paticcasamuppāda. Dans les écritures du Canon pāli qui traitent de l’interdépendance, le mot « souffrance » apparaît : elle naît (dans l’ordre ascendant de l’interdépendance) et elle meurt (dans l’ordre de la cessation de l’interdépendance). Ce mot prend, ici, une signification particulière qui lui est donnée par sa place dans la chaîne de l’interdépendance. Dans l’apparition de la souffrance, l’ignorance donne naissance au sankhārā, le sankhārā donne naissance à la conscience sensorielle et ainsi de suite jusqu’à l’apparition de la souffrance.

L’ensemble de cette série d’interdépendance dans l’ordre ascendant a été appelé « la mauvaise manière de pratiquer ». Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même en lisant le troisième des Bouddha Suttas[22]. Quelle est cette mauvaise manière ? C’est la roue de l’existence qui mène à la souffrance. Et quelle est la manière juste ? C’est la roue de l’existence menant à la cessation de la souffrance.

Dans l’ordre ascendant de la chaîne, le mot « souffrance » se réfère à la genèse de la souffrance, tandis que dans l’ordre de la cessation, il se réfère à son extinction. Cette acception du mot est donc particulière puisqu’elle désigne toute souffrance naissant du désir et de l’attachement. Ainsi, le mérite serait une souffrance, au même titre que le démérite et que l’imperturbabilité.

Dans l’interdépendance, le mot « sankhārā » ne décrit que le fondement de la souffrance, c’est-à-dire ce qui la conditionnera. Puññābhisankhārā est le mérite qui engendre la souffrance. Mais la plupart des gens ne comprennent pas les choses ainsi, ils croient que leurs mérites vont les conduire inexorablement au bonheur. En fait, puññābhisankhārā engendre et donne naissance au mérite. Apuññābhisankhārā engendre et donne naissance au démérite. Aneñjābhisankhārā engendre et donne naissance à l’imperturbabilité. Mais tous trois sont encore dans la souffrance parce qu’ils sont le fondement d’un attachement : l’attachement au mérite, au démérite et à l’imperturbabilité. Voilà pourquoi le mot « souffrance », tel qu’il est utilisé dans paticcasamuppāda, n’a pas le même sens qu’ailleurs.

Il est aisé de voir que le démérite est quelque chose de négatif mais le mérite et l’imperturbabilité sont également souffrance et, en tant que tels, également négatifs et mauvais, dans le sens qu’ils sont une base d’attachement. En fait, l’imperturbabilité se rapproche du mérite, même si on ne l’appelle pas ainsi. On l’appelle fermeté : ne s’intéresser ni au mérite, ni au démérite. Pourtant l’illusion du « moi » y est toujours présente.

Ceux qui sont imperturbables sont ceux que nous nous plaisons à appeler les Brahmas ou grands êtres. Mais ces êtres peuvent encore être prisonniers de l’illusion du « je », même s’ils ne sont plus attachés au mérite ni au démérite. En fait, la fermeté de leur esprit dans le jhāna (absorption profonde) et en méditation est souvent la base même de leur attachement : « Voici mon imperturbabilité ». C’est là que se prépare la souffrance. Comprenez bien que le mérite et la souffrance sont intimement liés et mêlés.

En général, quand les gens parlent de mérite, ils en attendent le bonheur ou le bien. Mais, dans le langage de l’interdépendance, « mérite » est synonyme de « souffrance ». Le mérite est souffrance, la bonté est souffrance, la santé est souffrance parce qu’ils sont tous paticca-samuppanna-dhamma et qu’ils mèneront à la souffrance. Si vous voyez ceci, si vous reconnaissez que le langage de la vérité ultime et celui de la vérité relative sont différents et même à l’opposé l’un de l’autre, et si vous choisissez le langage de la vérité ultime pour parler de l’interdépendance, vous comprendrez cette doctrine bien plus facilement.

(2)       Nous en arrivons, à présent, à un sujet un peu plus difficile à comprendre : le fait que l’interdépendance ne relève pas simplement du fait d’être en vie et d’avoir des pensées ou des sensations mais se définit uniquement à l’intérieur des limites fixées par le désir. C’est pourquoi elle ne concerne pas l’enfant dans le ventre de sa mère.

Pour mieux vous permettre de retenir cela, j’exprimerai les choses ainsi : les principes de l’interdépendance ne s’appliquent pas au fœtus dans le ventre de sa mère parce que celui-ci n’a pas encore de sensations assez claires pour expérimenter l’ignorance, la soif du désir et l’attachement. Le Mahātanhāsankhaya Sutta[23] parle de la naissance d’un enfant et de l’apparition des facteurs de l’interdépendance. Le Bouddha y décrit très précisément le début de la vie d’un être humain[24].

Le Bouddha dit que lorsqu’un homme et une femme ont des rapports sexuels, si la femme est en période d’ovulation et si le sperme s’unit à l’ovule, un être humain naîtra. S’il n’y a pas de rapport sexuel entre l’homme et la femme, il ne pourra pas y avoir de naissance. S’ils ont des rapports sexuels mais que ce n’est pas la période d’ovulation de la femme, il n’y aura pas de naissance. Ou encore, si l’homme et la femme ont des rapports sexuels et que c’est la période d’ovulation de la femme mais que le sperme ne fertilise pas l’ovule, il n’y aura pas de naissance. Les trois conditions doivent être présentes pour que la naissance ait lieu : la relation sexuelle, l’ovulation de la femme et la fertilisation de l’ovule par le sperme.

Neuf ou dix mois plus tard, l’enfant naîtra. Tant qu’il est bébé, l’enfant joue comme un bébé, avec des jouets, du sable, de la terre ou n’importe quoi. Quand il grandit, comme ses parents ont veillé à son bien-être par le biais de la vue, des sons, des odeurs, des saveurs et des sensations tactiles, l’enfant commence à expérimenter la satisfaction et l’insatisfaction. C’est là que se situe le commencement de l’interdépendance.

La roue de l’interdépendance ne se met en branle ni pour le fœtus dans le ventre maternel, ni pour le petit bébé. Elle ne commence à tourner qu’à partir du moment où l’enfant commence à ressentir l’envie et le désir. Comme l’exprime clairement le Bouddha dans les écritures : « Le jeune enfant sera porté à aimer ce qu’il verra quand sa conscience sensorielle apparaîtra. S’il voit quelque chose qui ne lui plaît pas, il sera mécontent. Il n’aura aucune vigilance au niveau de son corps. Son esprit ne sera pas lourd (il sera sans connaissance ni sagesse et sans le poids des souillures). Il ne connaîtra pas la libération de l’esprit, cette libération par la véritable sagesse qui, lorsqu’on la connaît, fait définitivement disparaître tout le démérite et toutes les souillures. »

En résumé, le fœtus apparaît un jour au monde sous l’aspect d’un bébé. Tant qu’il est encore petit, l’enfant joue dans la terre et le sable, jusqu’au moment où il s’intéressera à la satisfaction de ses cinq sens : vue, odorat, ouïe, goût et toucher. Dès lors, quand l’enfant voit quelque chose de plaisant, il l’aime ou est attiré par cette chose ; s’il voit quelque chose de déplaisant, il est perturbé et insatisfait. L’état dans lequel il vit est sans vigilance car il ne sait pas comment établir cette vigilance. L’ignorance règne dans son esprit, lequel est léger, flottant au gré des impressions sensorielles.

Ce qui est étrange, c’est que l’enfant ignore tout de la libération de l’esprit par la véritable sagesse, qui mène à la disparition totale du démérite et des souillures. C’est plutôt drôle mais c’est aussi tout à fait réel. Le jeune enfant ne sait rien de cette libération et n’a aucune capacité de vigilance. Cet enfant est sans cesse absorbé par l’alternance de ses sentiments de satisfaction et d’insatisfaction. Il goûte aux fruits des sensations : certaines agréables, d’autres désagréables et d’autres neutres. Il a plaisir à chanter les louanges des sensations agréables et se laisse absorber par elles. Quand le plaisir apparaît, l’attachement suit, puis le devenir, la naissance, la vieillesse et la mort.

Nous parlons du jeune enfant qui, à la naissance, n’a absolument aucune connaissance. L’interdépendance ne se met à fonctionner qu’à partir du moment où l’enfant s’intéresse au plaisir des cinq sens et prend conscience des sensations de satisfaction et d’insatisfaction. L’enfant ne sait rien de la sagesse ou de la connaissance qui est libération de la souffrance ; il est incapable d’être dans un état de vigilance du fait de l’ignorance.

Lorsque l’enfant goûte aux sensations, à partir de la satisfaction des cinq sens, certaines étant agréables, d’autres désagréables et d’autres neutres, il s’enthousiasme haut et fort : « Oh ! C’est bon ! C’est délicieux ! » Ainsi chante-t-il les louanges du plaisir. Puis la confusion naît dans son esprit, ses idées s’embrouillent, il se laisse enivrer par le parfum de ses sensations et la jouissance sensorielle apparaît. Quand il voit une forme désirable, il en est tout excité. Si cette forme est laide, il se rebelle et cherche à l’éviter. Telle est la naissance du plaisir, lequel est attachement. C’est donc ici que commence l’interdépendance.

Pour que le cycle se mette en route, il est indispensable que soient présents les facteurs suivants : l’enfant doit être assez âgé pour connaître les plaisirs des cinq sens ; il ne doit pas avoir connaissance du Dhamma ou sagesse ; l’expérience d’une sensation agréable doit s’accompagner d’un grand plaisir et de louanges ; enfin il doit y avoir nandi ou jouissance sensorielle, laquelle est attachement. Voici comment se met en route le cycle de l’interdépendance.

Nous sommes victimes de nombreux malentendus et d’une grande confusion à ce sujet. A présent, nous avons vu que les paroles du Bouddha confirment bien ce que j’exposais plus haut. Un enfant peut avoir une existence et naître. Un petit enfant peut exister et naître à nouveau sans qu’il s’agisse de l’existence ou de la naissance à partir du ventre de sa mère. Cet enfant peut ainsi avoir de nombreuses existences et de nombreuses naissances, à chaque fois qu’il ressentira une émotion suscitée par l’un des cinq sens. Comme expliqué précédemment, chaque jour, chaque mois et chaque année, peuvent apparaître de très nombreuses existences et naissances — trop pour que l’on puisse les compter. Il n’est pas nécessaire d’être mort et enterré pour avoir une nouvelle existence et une nouvelle naissance chaque jour. Voici comment agit l’interdépendance chez le jeune enfant.

Disons, en bref, que le processus d’interdépendance se met en marche dès qu’apparaît la satisfaction ou l’insatisfaction sans vigilance, d’une part, parce qu’on ne sait pas établir la vigilance et d’autre part, parce qu’on ignore tout de l’extinction de la souffrance ou libération. L’esprit doit être porteur de ces différents facteurs pour que l’interdépendance se mette en route. Enfin, elle agit dans cette vie, ici et maintenant. L’expliquer comme un processus qui s’étend sur trois vies est donc absolument erroné.

(3)   Nous en venons maintenant à un point très important : le fait qu’un cycle complet d’interdépendance soit si rapide qu’on ne puisse le saisir. On pourrait parler de la vitesse de l’éclair. L’éclair est extrêmement rapide, il apparaît et disparaît soudainement. En ce bref instant, les onze ou douze conditions du processus d’interdépendance peuvent toutes apparaître, jouer leur rôle, puis disparaître, si rapidement que nous en sommes complètement inconscients. Quand nous sommes en colère, nous souffrons. En un éclair, la colère est là et nous ressentons de la souffrance, c’est dire qu’une révolution complète de la roue d’interdépendance a eu lieu. Nous ne voyons pas qu’en ce si court moment, les onze éléments sont apparus puis ont disparu, l’un après l’autre, de l’ignorance à la naissance du « je » en passant par les fabrications mentales, la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux, les bases des sens, le contact, la sensation, la soif du désir, l’attachement et le devenir. Tous les onze, dans l’ordre, le temps d’un clin d’œil. Ainsi, par exemple, si nous percevons quelque chose par les yeux, il y a immédiatement désir ou aversion, un cycle entier et complet s’est produit en un éclair. Pourtant on peut décomposer ce bref instant en onze éléments, qui, regroupés, sont appelés interdépendance.

Dans le Loka Sutta[25], le Bouddha décrit le monde, sa cause et la voie menant à sa cessation en se référant à l’interdépendance de la manière suivante :

« Bhikkhus ! A quoi ressemble l’apparition du monde ? Conditionnée par l’œil et la forme, la conscience visuelle apparaît. Ces trois éléments ensemble créent le contact. Conditionnée par le contact, la sensation apparaît. Conditionnée par la sensation, la soif du désir apparaît. Conditionné par la soif du désir, l’attachement apparaît. Conditionnée par l’attachement, l’existence apparaît. Conditionnée par l’existence, la naissance apparaît. Conditionnés par la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort, le chagrin, les lamentations, la douleur, la peine et le malheur apparaissent. Bhikkhus ! Voilà comment le monde apparaît. »

Généralement, on enseigne que l’apparition de l’interdépendance est ce que le Bouddha a appelé « la naissance du monde ». L’apparition de la souffrance est synonyme de l’apparition du monde. Or celui-ci n’apparaît que lorsque les bases des sens internes et externes entrent en contact et que la conscience sensorielle s’éveille.

Tout ceci est difficile à suivre parce que les différents éléments s’enchaînent très rapidement. La première chose que nous savons, est que nous expérimentons une sensation, agréable ou désagréable, plaisante ou déplaisante. Il en va de même pour la disparition du monde. Il peut s’éteindre à l’ignorance, aux fabrications mentales, à la conscience sensorielle, etc. et telle est aussi la voie de la cessation de la souffrance. C’est ainsi que l’on explique l’apparition et la disparition du monde. Mais sa disparition, tout comme son apparition, est plus rapide que l’éclair. C’est pourquoi, si vous ne vous intéressez pas particulièrement aux petits détails, vous ne serez pas en mesure de comprendre que l’interdépendance est aussi rapide que l’éclair et comporte onze éléments.

(4)   J’aimerais, à présent, clarifier davantage les éléments de l’existence et de la naissance. Il ne s’agit pas de mourir et d’être inhumé mais de « devenir » et de « naître » plusieurs fois par jour.

Lorsque vous mâchez une simple bouchée de nourriture, avant même que vous l’ayez avalée, il est possible que plusieurs existences et plusieurs naissances se soient produites. Admettons qu’il vous faille deux minutes ou même une seule, pour mâcher votre bouchée de nourriture avant de l’avaler. Pendant ces soixante secondes, vos pensées peuvent faire de nombreux allers-retours en s’attardant sur le bon ou le mauvais goût de ce que vous mangez. Vous pouvez aussi vous laisser envahir par une foule d’autres pensées liées au goût de la nourriture. Pendant ce court moment, l’illusion du « je » et l’illusion du « mien » peuvent apparaître de nombreuses manières jusqu’à ce que vous ayez avalé et pris une autre bouchée de nourriture. Avant la fin de votre repas, vous pouvez être passé par d’innombrables existences et naissances. Si vous êtes particulièrement enclin à penser ou sensible aux saveurs, ou encore si vous mangez dans une ambiance pleine de distractions, vous aurez traversé de nombreuses existences et de nombreuses naissances, avant même d’avoir mangé à votre faim.

A ce propos, le Bouddha a dit :

« Bhikkhus ! S’il y a vraiment avidité, nandi, et convoitise pour la nourriture matérielle, la conscience sensorielle s’y établit et s’y épanouit pleinement. Or, dès que la conscience s’établit et s’épanouit quelque part, les phénomènes physiques et mentaux apparaissent. »[26]

Est-ce que vous comprenez bien cela ? Peut-être est-ce trop profond pour être compris facilement, alors lisez et relisez ces lignes jusqu’à être certains de les avoir bien comprises.

Pendant que vous mâchez votre nourriture, si vous pensez qu’elle est délicieuse et que vous vous en délectez, si la satisfaction et le désir de ce bon goût s’éveillent, la conscience sensorielle apparaît et s’épanouit. Ce qui signifie qu’avant que vous ayez fini de mâcher, la conscience aura eu de nombreuses occasions d’apparaître. « Oh ! Comme c’est bon ! Miam, il m’en faut encore ! Miam, c’est délicieux ! ». A chaque fois que vous réagissez ainsi, une conscience sensorielle s’éveille et, à chaque fois que la conscience sensorielle s’éveille, elle conditionne l’apparition de phénomènes physiques et mentaux.

Les sensations prennent place dans l’esprit, d’abord d’une certaine manière et puis d’une autre, selon la force de la conscience. C’est là que le corps-esprit, qui change et joue son rôle, apparaît. Avant cet instant, le corps-esprit ne jouait aucun rôle, il était au repos. A présent, il s’éveille pour remplir sa fonction, conditionné par la conscience sensorielle. La conscience peut apparaître de nombreuses fois. Les phénomènes physiques et mentaux apparaissent et disparaissent aussi de nombreuses fois, en réponse à la montée de conscience, et tout cela dans le temps qu’il faut pour mâcher une bouchée de riz. C’est ainsi que le Bouddha a pu dire que, quel que soit l’endroit où la conscience s’éveille — dans cet exemple, il s’agit de la bouchée de nourriture — elle s’établit et s’épanouit. L’éveil des phénomènes physiques et mentaux sera également présent dans cette bouchée de nourriture.

Notons que la conscience présente sera différente pour chaque bouchée de nourriture avalée. Il existe de nombreuses sortes de sensations pouvant s’éveiller en association avec une saveur agréable et, de la même façon, toutes sortes de phénomènes physiques et mentaux différents peuvent apparaître avant que cette nourriture ne soit avalée.

Nous trouvons, dans les écritures, un autre point complexe : « Partout où des phénomènes physiques et mentaux apparaissent (par exemple, dans n’importe quelle bouchée de nourriture), l’aboutissement des fabrications mentales sera également présent. » L’apparition des phénomènes physiques et mentaux permet à la puissance de création des fabrications mentales de se mettre en branle, encore et encore, avec de plus en plus de force, jusqu’à ce que s’ensuive une solide activité mentale.

Les écritures poursuivent ainsi : « A chaque fois que les fabrications mentales auront atteint leur aboutissement, une nouvelle existence apparaîtra également «. Tandis que vous êtes assis à manger, les fabrications mentales sont à l’œuvre et une nouvelle existence apparaîtra là aussi. Avant que vous ne quittiez la table, une nouvelle existence sera apparue. Les textes disent ensuite : « Là où apparaît une nouvelle existence, la naissance, la vieillesse et la mort apparaîtront également. »

Si l’on explique ceci selon le langage de la vérité relative, il semble qu’il s’agisse d’une future naissance. Mais les écritures du Canon pāli des paroles du Bouddha ne laissent aucune place à une telle interprétation. Il est clairement dit que si le fait de mâcher de la nourriture engendre satisfaction, avidité et convoitise, une nouvelle existence apparaîtra. Rien d’autre.

Voilà pour ce qui est de la nourriture matérielle.

Les trois autres types de nourriture — celles qui alimentent le contact, la volition mentale et la conscience — sont traitées de la même manière. Ceci nous permet de voir plus clairement que la fonction de la nourriture matérielle est bien telle que nous l’avons décrite plus haut. Vous devez savoir cependant que, pour les nourritures non matérielles, le processus est encore plus rapide, du fait qu’elles proviennent uniquement de l’esprit.

Le principe qui nous intéresse ici, est que la convoitise, la satisfaction, ou encore l’excitation et le plaisir, n’apparaissent que lorsque vous goûtez à de la nourriture. En dehors de cette situation, ces émotions ne peuvent apparaître. En conséquence, tout ce dont nous venons de parler n’existe que s’il y a sensation agréable au palais lors de la consommation de nourriture. La conscience gustative est établie dans cette nourriture et se développe à cet endroit. Ensuite, plus cette situation dure, plus la conscience s’y épanouit.

Nous parlons ici de la conscience sensorielle, telle qu’elle apparaît dans paticcasamuppāda. Quand il est dit que les fabrications mentales engendrent la conscience, il ne s’agit pas d’une conscience de renaissance. C’est pourtant ce qu’ont compris ceux qui ne connaissent que le langage de la vérité relative et qui ont un « soi » qui s’étend sur plusieurs existences et naissances. J’insiste encore sur le fait que toute conscience qui remplit son rôle en engendrant l’attachement, l’existence et la naissance dans le cycle de l’interdépendance, agit exactement comme je l’ai décrit. Vous ne pouvez l’appeler « conscience reliante » que dans la mesure ou elle relie plusieurs illusions du « moi » entre elles.

Je voudrais qu’il soit bien clair pour tous que ce type de conscience qui s’éveille et s’épanouit, suite à une jouissance sensorielle tandis que vous mangez, est une conscience tout à fait ordinaire. Il ne s’agit pas de la « conscience reliante » dont parlent les ignorants. C’est la conscience sensorielle ordinaire de l’interdépendance qui engendre l’existence et la naissance dans le sens originel de l’interdépendance : ici et maintenant, et très souvent. Quand on dit que les phénomènes physiques et mentaux jouent un rôle de sonde[27], cela signifie qu’ils perçoivent la sensation de goût agréable dans la bouche. A cet instant précis, le corps-esprit joue pleinement son rôle. Il ne s’agit pas du tout de phénomènes physiques et mentaux qui naîtraient, mourraient et seraient enterrés avant une nouvelle naissance physique. Quand on parle de « l’aboutissement des fabrications mentales », il s’agit des fabrications mentales de l’interdépendance, celles qui poussent le corps, la parole et l’esprit à fonctionner avec de plus en plus de vigueur, de robustesse et d’étendue. C’est ce que les textes pālis appellent « l’aboutissement des fabrications mentales » et ce phénomène est particulièrement rapide quand on mange. Il peut entraîner une nouvelle existence, une nouvelle naissance ou illusion du « je », et puis une autre, encore et encore : je, je, je, toutes reliées les unes aux autres en une grosse masse. Voilà ce qu’est l’aboutissement des fabrications mentales.

Les problèmes relatifs à l’illusion du « je » — qu’il s’agisse de la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort ou tout autre chose — sont nombreux et la souffrance qui s’y rattache est extrême. Le Bouddha a dit encore à ce propos : « Bhikkhus ! C’est pourquoi toute chose inhérente à la naissance, la vieillesse et la mort, est lourde de peine, de poussière et de tribulations. » Les problèmes concernant la naissance, la vieillesse et la mort sont difficiles à résoudre et nous perturbent du fait de notre attachement à l’illusion du « je » qui nous fait percevoir ces choses comme appartenant au soi, à « moi ».

Ces problèmes peuvent apparaître en tout lieu et à tout moment. Le Bouddha a dit qu’ils étaient « lourds de peine, de poussière et de tribulations », ce qui signifie que toute nouvelle apparition de l’illusion du « je » s’accompagne de tristesse, de souillures et de frustration. Il peut y avoir un nombre incalculable de nouvelles existences ou naissances au cours d’un bref repas, lorsque sont présents le plaisir des sens, le désir et la satisfaction. Automatiquement des fabrications mentales sont alors engendrées. Le cycle est complet. Il correspond à un tour de la roue de l’interdépendance.

 

13.

 

Fondement de la Pratique ou

la Roue « Eclatante » de l’Interdépendance

 

 

Le fondement de la pratique, basé sur l’illustration ci-après est plutôt étrange. Je l’appelle « la roue éclatante de l’interdépendance ». Elle commence par le déroulement ascendant des étapes et continue vers l’extinction. Mais ce qui est drôle, c’est qu’elle démontre « la bénédiction qu’est la souffrance ».

A ce propos, le Bouddha parle d’un ordre d’extinction de la souffrance plutôt surprenant. Il dit : « Je m’adresse ici à ceux qui savent et qui voient ; à ceux qui ne savent pas et qui ne voient pas, je ne parlerai pas de la fin des āsavas ». La fin des āsavas[28] se produit quand on perçoit clairement la nature de l’apparition et de la disparition des agrégats. Le Bouddha a dit qu’il est possible d’éradiquer les āsavas quand on connaît et que l’on voit l’apparition et la nature de l’apparition et de la disparition des cinq agrégats de l’attachement, c’est-à-dire le corps, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience sensorielle. Quand on connaît réellement leur nature et la nature de leur apparition et de leur disparition, c’est la fin des āsavas. Leur fin est le résultat de cette connaissance. Le Bouddha a dit qu’il pouvait en parler parce qu’il en avait lui-même fait l’expérience, il les connaissait et les voyait. Si cela n’avait pas été le cas, il n’en aurait pas parlé.

Si l’on peut mettre fin aux āsavas, on est également conscient de cette fin. Cette prise de conscience apparaîtra au moment de la délivrance ou libération ; la délivrance ou libération apparaîtra du fait de l’éloignement ou détachement ; cet éloignement ou détachement apparaîtra du fait de l’aversion ou du dégoût ; l’aversion ou le dégoût apparaîtront avec la connaissance absolue ou onnaissance de la nature réelle des choses ; la connaissance absolue apparaîtra avec la concentration, la concentration apparaîtra avec le bonheur ; le bonheur apparaîtra avec la tranquillité ou la paix ; la tranquillité apparaîtra avec la félicité ; la félicité apparaîtra avec la joie ; la joie viendra de la foi ou confiance dans le Bouddha, le Dhamma et le Sangha ;et la foi apparaîtra, conditionnée par la souffrance.


 

Les 24 Eléments de l’Interdépendance

 

 

Ignorance                                                      Nirvana

Fabrications mentales                                Connaissance de la libération

Conscience sensorielle                              Libération

Corps-Esprit                                                 Détachement

Base des sens                                               Désenchantement

Contact                                                         Connaissance de ce qui est

Sensation                                                      Concentration

Soif du désir                                                 Bonheur

Attachement                                                 Paix

Devenir                                                         Félicité

Naissance                                                     Joie

Viellesse, mort                  Souffrance                     Foi

 

 

 

A présent nous en venons à la question de l’interdépendance : la souffrance vient de la naissance ; la naissance, du devenir ; le devenir, de l’attachement ; l’attachement, de la soif du désir ; la soif du désir, de la sensation ; la sensation, du contact ; le contact, des bases des sens ; les bases des sens, des phénomènes physiques et mentaux ; ces phénomènes, de la conscience sensorielle ; la conscience sensorielle, des fabrications mentales et les fabrications mentales, de l’ignorance.

Ceci revient à dire que la fin des āsavas dépend de toutes les différentes conditions, dans l’ordre mentionné, jusqu’à ce que l’on arrive à la foi. Si nous avons foi en le Bouddha, le Dhamma et le Sangha et si nous faisons confiance à la pratique pour mettre fin à la souffrance, c’est le début de la foi. Reprenons maintenant les conditions dans le sens inverse :

Avec la foi, la joie apparaît.

Avec la joie, la félicité apparaît.

Avec la félicité, la paix apparaît.

Avec la paix, le bonheur apparaît.

Avec le bonheur, la concentration apparaît.

Avec la concentration, la connaissance de ce qui est apparaît.

Avec la connaissance de ce qui est, le désenchantement apparaît.

Avec le désenchantement, le détachement apparaît.

Avec le détachement, la libération apparaît.

Puis vient la connaissance de la libération. Ainsi les āsavas se terminent et tout cela commence avec la foi, c’est-à-dire la confiance dans le Bouddha et ses enseignements.

Notons que la foi dépend de la souffrance. C’est étrange, n’est-ce pas ? Je doute que beaucoup de gens aient entendu les choses exposées de cette façon. Nous avons la foi que nous avons, du fait de la souffrance. Si la souffrance ne nous oppressait pas, nous ne courrions pas prendre refuge auprès du Bouddha. N’est-ce pas exact ? Nous courons chercher refuge auprès du Bouddha, nous avons foi en lui, parce que nous souffrons. Ainsi la souffrance de notre vie conditionne notre foi et, dans ce sens, elle devient une bonne chose. Comme un joyau sur le front d’un crapaud : dans la souffrance (la laideur du crapaud) apparaît un joyau (cette chose qui nous pousse vers le Bouddha et nous donne foi en lui).

Le Bouddha nous dit que la souffrance — qui vient de l’ignorance, des fabrications mentales, des phénomènes physiques et mentaux, etc. — est le fondement de la foi ; il nous montre que nous n’avons pas à nous lamenter, à avoir peur, à nous sentir humiliés. Si nous faisons bon usage de l’interdépendance, la souffrance deviendra la base de notre foi et la foi permettra au Dhamma de s’épanouir jusqu’à la disparition des āsavas. Considérer la souffrance sous cet angle, c’est comme trouver un diamant sur le front d’un crapaud. En général, les gens sont repoussés ou effrayés par les crapauds, les souris, les mille-pattes et les vers de terre. Les gens ont peur de toutes sortes de choses ! Mais, sachant que la souffrance conditionne la foi, qu’elle est le fondement nécessaire à l’épanouissement de la foi, elle leur paraîtra finalement très utile.

Nous avons abordé ici beaucoup de points très importants. Je suis sûr qu’il sera difficile de bien vous en souvenir, à moins que vous ne relisiez et n’étudiez tout ceci en profondeur. Quoi qu’il en soit, je vais vous en faire, maintenant, un bref résumé.

 


 

 

Conclusion

 

 

En conclusion, voici ce que nous pouvons dire sur l’interdépendance :

(1)   Le monde, sa cause, sa cessation et le chemin qui mène à sa cessation apparaissent quand il y a contact sensoriel, que ce soit dans le cycle ascendant de l’interdépendance ou sur la voie de l’extinction. Tout ceci apparaît à l’intérieur du corps humain vivant.

(2)   La série des conditions de l’interdépendance ne peut absolument pas s’étendre sur trois existences ou trois naissances, ni même tout au long d’une existence, comme on pourrait le croire dans le langage de la vérité relative. Il n’y a aucune raison de le penser, même quand on donne son sens littéral au mot paticca.

Le mot paticca signifie « dépendre de », mais il s’agit d’une dépendance qui n’admet aucun espace dans une série d’éléments liés les uns aux autres. Nous pourrions comparer ceci à une autre chaîne d’interdépendance. Par exemple, à cause du soleil, le monde existe ; du fait de ce monde, il y a de l’eau dans le monde ; comme il y a de l’eau dans le monde, il y a de l’évaporation ; l’évaporation entraîne les nuages et ces nuages donnent de la pluie ; à cause de la pluie, les routes sont mouillées et à cause des routes mouillées, Monsieur A. a glissé ; comme il a glissé, il s’est cassé la jambe, ce qui le conduit chez le médecin ; comme il est allé chez le médecin, il va mieux …

Peut-on s’arrêter quelque part ? Non. A l’inverse, dans paticca, chaque étape doit être intimement liée à la précédente, sans aucun espace entre elles. Paticcasamuppada est une série de phénomènes interdépendants. C’est ce qui leur permet d’apparaître et aussi ce qui interdit de penser qu’ils puissent être divisés en trois existences ou naissances.

Rien ne nous permet de séparer les causes de leurs conséquences, d’autant que l’interdépendance est liée aux Quatre Vérités ; elle en est l’application, au quotidien. Si elle recouvrait trois vies, elle ne serait d’aucune utilité pour personne ; il nous serait impossible de l’expérimenter immédiatement et directement. Si vous maintenez cette vue erronée, vous devenez porteur d’une déviation du bouddhisme vers l’éternalisme, comme Bhikkhu Sati, le fils du pêcheur.

Si on divise l’interdépendance en trois vies, cela revient à jouer avec des concepts ne contenant aucune vérité, à s’amuser à mener des débats intellectuels — d’autant plus stimulants qu’ils seront profonds mais sans aucune utilité car impossibles à mettre en œuvre. Pour mettre en pratique la théorie de l’interdépendance et pour qu’il soit possible de contrôler son application, elle doit être comprise selon les écritures originelles du Canon pāli, c’est-à-dire que nous pourrons les utiliser concrètement et que leur application ne dépendra que de nous. Par contre, le type d’interdépendance qui requiert un laps de temps s’étendant sur trois vies est comme une tumeur cancéreuse incurable pour le bouddhisme.

(3)   Le cœur du problème, c’est que la roue de l’interdépendance se met en route dès que se produit un contact sensoriel. Ce contact doit apparaître chez une personne plus âgée qu’un fœtus dans le ventre de sa mère ou qu’un tout jeune enfant et à un moment d’ignorance, c’est-à-dire en l’absence d’attention ou de sagesse. Les bases des sens internes et externes contribuent à engendrer la conscience sensorielle, laquelle fait immédiatement apparaître les phénomènes physiques et mentaux, qui eux engendrent aussitôt les bases des sens, lesquelles deviennent immédiatement corps-esprit ou bien deviennent de nouvelles bases de sens qui agiront sur l’ignorance initiale. Tout ceci se produit en un instant, rapide comme l’éclair et, si l’expérience est très intense, elle peut même être saisissante.

N’oubliez pas cela : si l’expérience est très intense, il y a une sensation d’étonnement. Quand nous considérons, voyons ou entendons quelque chose qui nous fait sursauter ou nous donne la chair de poule, c’est parce que le contact est très fort. Quand ce sont les fabrications mentales qui engendrent une conscience sensorielle accompagnée d’une sensation saisissante, dans un bref instant plusieurs des conditions de l’interdépendance se déroulent — de l’ignorance aux fabrications mentales, à la conscience sensorielle, aux phénomènes physiques et mentaux et aux bases des sens — et le contact est assez fort pour causer un saisissement. Il est nécessaire pour cela que tout se déroule très rapidement et dans l’ordre de l’interdépendance.

(4)   L’interdépendance démontre l’existence de la souffrance, son apparition et sa disparition. Elle ne démontre pas l’existence d’une « personne » qui souffrirait et transporterait sa souffrance d’une vie sur l’autre. Nul ne possède la souffrance. Elle apparaît sans qu’on la possède. Je vous demande de bien remarquer que la théorie de l’interdépendance nous montre l’apparition et la disparition de la souffrance mais pas le détenteur de cette souffrance. Elle révèle également en détail les principes des causes et des conditions, elle est donc pratique et absolument unique en ce monde.

Je dois vous avouer que j’ai moi-même étudié l’interdépendance selon une interprétation qui ne correspondait pas aux enseignements du Bouddha. Je n’y pouvais rien, j’étais jeune étudiant du Dhamma et, l’année suivante, j’ai transmis cette doctrine de façon erronée, comme on me l’avait enseignée. C’est pourquoi je souhaite ici confesser cette erreur et en demander pardon. Mais depuis, croyez-moi, pendant des dizaines d’années, j’ai fait en sorte de redécouvrir l’interdépendance pour la mettre à la portée de tous et la rendre praticable, de sorte que, grâce à l’attention, elle puisse nous protéger dès l’apparition du contact sensoriel. Telle est la seule version bénéfique et praticable de paticcasamuppāda.

Si vous voulez savoir comment la pratiquer, la seule réponse que je puisse vous donner est d’être vigilant, attentif au moindre contact sensoriel. Ne relâchez pas votre attention, ne laissez pas l’ignorance engendrer la conscience sensorielle puis le corps-esprit et les bases des sens qui feront apparaître la souffrance. Veillez à rester dans votre état originel, sambhavesi, non né, un état dans lequel la souffrance n’existe pas.

Je souhaite que désormais vous donniez tous à paticcasamuppāda son interprétation juste. Souvenez-vous que la roue d’interdépendance peut se mettre à tourner de nombreuses fois, même dans la cuisine, quand vous goûtez à quelque chose de bon.

Il est vraisemblable que cet exposé va m’attirer de virulentes critiques, pas seulement en Thaïlande mais dans le monde entier, partout où l’interdépendance est enseignée comme s’étendant sur trois vies. Déjà, quand je parle de suññata et de l’Abhidhamma, je suis violemment critiqué en Thaïlande mais, aborder ainsi le sujet de l’interdépendance va certainement causer des répercussions plus grandes encore. Comme je suis « le serviteur du Bouddha », je me dois de faire ce que je fais. Je dois me battre et œuvrer contre ce que je sais être néfaste au bouddhisme. C’est pourquoi je ne crains pas les critiques, même s’il en vient de tout l’univers.

Vous avez donc là un exposé sur l’interdépendance qui ne s’étend pas sur plusieurs existences et renaissances et sur l’interdépendance qui, elle, s’étend sur plusieurs existences et renaissances. Les deux sont différentes, comme je l’ai démontré. Celle qui s’étend sur plusieurs existences et renaissances n’est d’aucune utilité et ne peut être mise en œuvre. Laissez-la aux philosophes qui aiment palabrer et n’ont aucune connaissance d’eux-mêmes. Quant à la version que l’on peut mettre en pratique, c’est celle qui a été enseignée par le Bouddha. Si nous l’acceptons et la pratiquons, nous serons en mesure de faire disparaître la souffrance sans nous associer aux éternalistes ni aux extrémistes. Elle est absolument parfaite et pratique.

L’ensemble de ce qui précède est un conseil que j’offre à ceux qui souhaitent étudier, pour qu’ils puissent pénétrer cette doctrine plus en profondeur.

 

Buddhadasa Inda-pañño

Mokkhabalarama

Wesak 2521/1978

 

 

 

 



 

Glossaire

 

 

Abhidhamma : Section du Canon pāli consacrée aux exposés psychologiques et philosophiques de l’enseignement du Bouddha.

abhisankhārā : activités volitionnelles.

anattā : impersonnel, dépourvu d’un « soi » ou essence individuelle.

aneñjā : état de neutralité.

aneñjābhisankhārā : action ni bonne ni mauvaise, karma neutre.

anuloma : dans l’ordre direct, enchaînement normal.

apuññābhisankhārā : action mauvaise, karma négatif.

arahat : être noble, parvenu à l’étape ultime de la Libération ou nirvana.

arūpa-jhāna : absorption méditative dans un objet immatériel, sans forme.

āsava : tendances mentales fortement enracinées qui entachent l’esprit et favorisent l’apparition de la souffrance.

asura : ange déchu, créature démoniaque habitant des mondes inférieurs.

attavādupādāna : attachement à l’idée d’un « moi ».

atthita : existence, croire à l’idée d’un « moi » personnel.

bhava : sphère de la naissance, devenir.

bhavanga-citta : état de repos dans lequel l’esprit retourne en l’absence de stimuli sensoriels.

Canon pāli : collection des écritures du bouddhisme Théravada en langue pālie. Il se divise en trois « corbeilles » ou Tipitaka.

Dhamma-Vinaya : « Doctrine et Discipline » : désigne l’ensemble des aspects théoriques et pratiques des enseignements du Bouddha.

ditthupādāna : attachements aux concepts et aux opinions.

dukkha : insatisfaction ou souffrance.

idappaccayatā :  la loi du conditionnement, lien de cause à effet.

jarā : processus du vieillissement.

jāti : naissance ou apparition.

jhāna : état de profonde absorption méditative.

kamma : action née de l’intention.

kāmupādāna : attachement aux objets des sens

kavalinkārāhāra : aliment, nourriture du corps

khanikā-vassa : événements soudains et momentanés.

kilesa : « souillures », pollutions nées de l’habitude et de l’ignorance qui obscurcissent l’esprit.

nāma : objets mentaux ou immatériels.

nandi : plaisir, jouissance sensorielle.

natthita : ne pas croire à l’idée d’un soi personnel, tendance au nihilisme.

nibbāna : forme pālie de « nirvana ». Paix infinie, extinction définitive de la souffrance, libération de tous les attachements.

pañcūpādāna-khandha : les cinq agrégats qui constituent un être humain.

paramattha-dhamma : la réalité absolue, la vérité ultime.

paticcasamuppāda : loi de l’origine interdépendante des phénomènes ; conditionnement mutuel de toutes choses.

paticca-samuppanna-dhamma : événements qui apparaissent du fait de la loi des causes et effets ; événements dont l'apparition, très brève, dépend d'autres événements et qui donnent à leur tour naissance à d'autres événements.

patiloma : ordre inversé (d’une liste d’événements).

patisandhi-viññāna : « conscience de renaissance » ; conscience de liaison entre deux renaissances.

peta : esprit malheureux, affamé.

puññābhisankhārā : action méritoire, karma positif.

rūpa : forme ; corps ; objet physique ou matériel.

rūpa-jhāna : absorption méditative dans un objet de forme matérielle subtile.

sammā-ditthi : vision juste des choses; voir ce qui est tel que c’est.

sammā-patipadā : pratique juste.

sanditthiko : apparent; visible ici et maintenant.

sankhārā : formations mentales, volition, intention ; tout ce qui engendre du kamma; tout ce qui est conditionné.

sassata-ditthi : croire que l’esprit et le corps sont éternels, forment un « moi » réel. Vision éternaliste du monde.

silabbatupādāna : attachement aux rituels et aux pratiques.

sukha : le bonheur; sensation agréable de bien-être par opposition à dukkha.

tanhā : la soif du désir si ardent qu’il engendre inévitablement l’attachement.

Tipitaka : les « trois corbeilles » du Canon pāli incluant les Suttas (discours / enseignements du Bouddha), le Vinaya (règles de conduite des moines) et l’Abhidhamma Pitaka (les commentaires).

upādāna : attachement, saisie.

vedanā : sensation/sentiment issu du contact des sens avec le monde extérieur.

Vimuttimagga : « La Voie de la Libération » : traité qui développe les différents aspects du chemin vers l’Eveil dont on pense qu’il a servi de modèle à Buddhagosa pour écrire son Visuddhimagga.

viññāna : conscience ; conscience sensorielle.

vipāka : résultat de l’action ou kamma.

Visuddhimagga : « La voie de la Pureté » : le plus reconnu des commentaires du Canon pāli.

 



 





      [1] Ce livre n’a pas encore été traduit du Thaï.
[2] Le mot pāli est brahmacariya, ce qui signifie littéralement « la conduite, le comportement ou la façon de vivre d’un brahma ». Brahma est le nom de la déité suprême des Védas, ce qui implique qu’il s’agit du mode de vie le plus noble, le plus élevé qui soit, et qui convient idéalement à la religion, dans le meilleur sens du terme.

[3] Dixième sutta dans les Suttas de l’Arbre, Proverbes sur la Cause, Nidana-vagga, Sangyutta Nikaya, op. cit. p. 64

[4] Tathāgata : « Celui qui est ainsi ». Mot que le Bouddha utilisait pour parler de lui-même et que l’on utilise donc généralement pour le désigner.

[5] Voir le cinquième sutta intitulé « Kalaia Le Noble », Proverbes sur la Cause, Nidana-vagga, Sangyutta Nikaya, op. cit., p. 43.
[6] Kālāma Sutta : Dans le Anguttara Nikaya, discours que le Bouddha fit aux membres du clan des Kālāma alors qu'ils lui demandaient comment distinguer l'enseignement vrai de la masse des enseignements qui étaient alors dispensés par différents moines, ascètes, philosophes et yogis. La réponse du Bouddha est une véritable déclaration d'indépendance intellectuelle. Tout enseignement, dit-il, ne doit pas être considéré comme vrai s'il répond à l'un des dix critères suivants : s'il provient de (1) un ouï-dire ; (2) la tradition ; (3) une rumeur ; (4) des écritures acceptées ; (5) des suppositions ; (6) un axiome ; (7) un raisonnement logique ; (8) un sentiment d'affinité avec le sujet en question ; (9) un don ou un charme particulier de celui qui expose l'enseignement ; (10) si l'enseignant est "mon" maître. Le Bouddha a conseillé, au contraire, de considérer qu'un enseignement est authentique quand on en a directement expérimenté soi-même la vérité.

[7] Il existe cinq facultés de développement mental : la foi, l'énergie, l'attention, la concentration et la sagesse.

[8] Asava signifie littéralement « ce qui est apporté par le flot ». Il s’agit des tendances mentales fortement enracinées qui, si elles ne sont pas éradiquées, entachent l’esprit et favorisent l’apparition de la souffrance. Ces tendances sont : la sensualité, le désir d’exister, les opinions et l’ignorance.

[9] Pañcūpādāna-khandha ou « les cinq agrégats du désir » est une analyse des phénomènes physiques et mentaux divisés en cinq groupes ou « agrégats » de phénomènes, lesquels, lorsqu'on s'y attache en tant que « moi » ou « miens », engendrent la souffrance. Il s'agit des agrégats (1) du corps ; (2) des sensations ; (3) de la perception ou identification ; (4) des phénomènes mentaux ou pensées ; et (5) de la conscience sensorielle.

[10] Dans la partie intitulée : « De ce qui peut être dévoré, Proverbes sur les Eléments ». Sangyutta Nikaya. op. cit., p. 83.

[11] Dans le second discours sur Devadaha, Salayatana-vagga, Samyutta Nikaya, op. cit., p. 81.

[12] Opapātika signifie littéralement « accidentel » mais a été interprété comme « né spontanément », c’est-à-dire « non né de parents ». Ce terme est traditionnellement utilisé en référence à des êtres dont on dit qu’ils sont nés au ciel ou en enfer.

[13] Comme mentionné dans le cinquième sutta dans les suttas de la subsistance, Proverbes sur la Cause, Nidana-vagga, Samyutta Nikaya, op. cit. p. 12-13.

[14] Dans le huitième sutta, Proverbes sur la Compréhension, Nidana-vagga, Samyutta Nikaya, op. cit. p. 95

[15] Mahātanhāsankhaya Sutta, Mahayamaka-vagga, Majjhima Nikaya, op. cit. p. 311.

[16] Ibid pp.313-314

[17] Proverbes sur la Cause, Nidana-vagga, Samyutta Nikaya, op. cit. p. 6.

[18] Les quatre éléments sont la terre (solidité), l’eau (cohésion), le feu (chaleur) et l’air (mouvement). Il existe 24 dérivés des quatre éléments : (1) l’œil, (2) l’oreille, (3) le nez, (4) la langue, (5) le corps, (6) la forme, (7) le son, (8) l’odeur, (9) la saveur, (10) la féminité, (11) la virilité, (12) la base physique de l’esprit, (13) l’expression corporelle, (14) l’expression verbale, (15) la vie physique, (16) l’espace, (17) l’agilité physique, (18) l’élasticité physique, (19) l’adaptabilité physique, (20) la croissance physique, (21) la continuité physique, (22) la décrépitude, (23) l'impermanence, (24) la nourriture.

[19] Ces trois niveaux de devenir reflètent les niveaux d’attachement au corps physique et à ses sensations, l’attachement aux états finement matériels dans l’absorption méditative et l’attachement aux états immatériels dans l’absorption méditative. Ces deux derniers sont appelés respectivement rūpa-jhāna et arūpa-jhāna. Ce sont des états hautement développés de concentration mentale.

[20] Nous trouvons l’explication suivante du « processus de pensée » dans A Manual of Abhidhamma, la traduction anglaise par Narada Maha Tera de l’Abhidhammattha Sangaha de Anuruddha (écrit entre le Vème et le XIème siècle) : « Selon l’Abhidhamma, il n’y a, en temps ordinaire, aucun moment où nous n’expérimentions pas un certain type de conscience, en saisissant un quelconque objet, physique ou mental. L’espace-temps qui englobe une telle conscience est appelée un « instant de pensée ». La rapidité avec laquelle ces instants se succèdent est pratiquement inconcevable en l’état actuel des connaissances humaines. Selon certains livres, des milliards d’instants de pensée peuvent apparaître et disparaître en l’espace d’un éclair ou d’un battement de cils. » (p. 21 de l’édition de 1975, Buddhist Publication Society, Kandy, Sri Lanka).

[21] Les Trois mondes de Pra Ruang  est une célèbre œuvre littéraire thaïlandaise. Elle se situe à l’époque du règne de Sukhothai. La vision du monde décrite par Buddhagosa y est présentée comme une évidence, de même que dans de nombreux autres ouvrages de la littérature asiatique.

[22] Mahāyamaka-vagga, Majjhima Nikaya, op. cit. pp. 311 et suivantes.

[23] Mahātanhāsankhaya Sutta, Mahāyamaka-vagga, Majjhima Nikaya, op. cit. p. 311.

[24] Ibid. p. 321 et suivantes.

[25] Chapitre sur Gagner la Sécurité, Proverbes sur la Sphère des Sens aux Six Aspects, Salayatana-vagga, Samyutta Nikaya, op. cit. p. 53.

[26] QuatrièmeSutta, Le Grand Chapitre dans les Proverbes sur la Cause, Nidana-vagga, Sangyutta-nikaya, op. cit. p. 71.

[27] Ce mot thaï est la traduction littérale de l’outil utilisé dans la marine pour mesurer la profondeur de l’eau. Utilisé avec le mot « chai » qui se traduit par « esprit » ou « cœur », il signifie simplement penser ou ressentir. Cependant l’image de la sonde dans le mot thaï rend bien la façon dont les gens conçoivent souvent l’esprit et son fonctionnement : l’esprit est comme un objet que l’on envoie pour tester la profondeur de l’expérience présente, ce qui tend vers la position éternaliste.

[28] Voir définition des āsavas , note (8).