Le Dhamma de la Forêt



LE NOBLE OCTUPLE SENTIER

LA VOIE VERS LA FIN DE LA SOUFFRANCE


par Bhikkhu Bodhi

Traduction de Anne Michel
revue par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/


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 LA CONCENTRATION JUSTE (SAMMA SAMADHI) 


Le 8ème facteur de la voie est la Concentration Juste – en pāli, samma samadhi. La concentration représente l’intensification d’un facteur mental présent à tous les stades de conscience. Ce facteur, la concentration sur un point (citta ekaggata), a la fonction d’unifier les autres facteurs mentaux dans le but de « connaître ». C’est le facteur responsable de la capacité de différentiation de la conscience, en veillant à ce que chaque mouvement de l’esprit demeure centré sur son objet. À tout moment, l’esprit doit être connaissant de quelque chose – un son, une forme, une odeur, un goût, une sensation, ou un objet mental. Le facteur de la concentration en un point unifie l’esprit et ce qui l’accompagne, dans le but de connaître l’objet ; il a simultanément pour fonction de centrer tous les constituants de l’acte cognitif sur l’objet. La concentration de l’esprit en un point explique le fait que, dans tout acte de conscience, il y a un point central d’attention par lequel la totalité des données objectives quittent les périphéries extérieures pour aller vers le noyau intérieur.

Notons que le samadhi est un type particulier de centrage en un point ; toutes les formes de concentration ne sont pas semblables. Un gourmand assis devant son repas, un assassin sur le point de tuer sa victime, un soldat sur le champ de bataille, agissent tous avec un esprit concentré mais leur concentration ne peut être caractérisée comme du samadhi. Le samadhi est uniquement une concentration saine accompagnée d’un état d’esprit bénéfique. Sa portée est même encore plus fine que cela ; elle ne signifie pas toute forme de concentration saine mais seulement la concentration intensifiée qui résulte d’une tentative délibérée d’amener l’esprit à un état plus élevé, plus purifié, de pleine conscience.

Les commentaires définissent le samadhi comme le centrage de l’esprit et des facteurs mentaux sur un objet unique, de manière juste et équilibrée. Le samadhi, en tant que concentration saine, rassemble le courant des états d’esprit, ordinairement dissipés et dispersés, pour induire une unification intérieure. Les deux aspects principaux d’un esprit concentré sont l’attention sans faille à un objet, et la tranquillité des fonctions mentales qui en résulte, qualités qui le distinguent d’un esprit non concentré. L’esprit non entraîné à la concentration, vagabonde et se démène « comme un poisson qui se débat quand on le jette sur la terre ferme », dit le Bouddha. Il ne peut pas rester stable, il se précipite d’idée en idée, de pensée en pensée, sans contrôle intérieur. Un esprit distrait comme cela est un esprit aveugle. Submergé par les inquiétudes et les soucis, constamment en proie aux impuretés mentales, il ne voit les choses que par fragments, déformées par les mouvements de la pensée aléatoire. Par contre, l’esprit qui a été entraîné à la concentration peut rester posé sur son objet sans distraction. Cette libération de la distraction induit, en outre, une douceur et une sérénité qui font de l'esprit un outil efficace pour l’analyse en profondeur. Comme un lac imperturbable sous la brise, l'esprit concentré est un miroir fidèle qui reflète tout ce qui est placé devant lui, exactement tel que c’est.


1. Le développement de la concentration

La concentration peut être développée par deux méthodes : soit comme un système de pratique dirigé expressément vers l’obtention d’un état d’absorption profonde, soit comme un accompagnement accessoire de la voie visant à générer une vision claire. La première méthode est appelée le développement de la sérénité (samatha-bhavana), la deuxième est le développement de la vision claire (vipassana-bhavana). Les deux voies partagent certaines exigences préliminaires. Pour les deux, la discipline morale doit être purifiée, les diverses entraves doivent être coupées, le méditant doit demander des instructions appropriées (de préférence à un enseignant personnel) et doit se rendre dans un endroit propice à la pratique. Une fois ces préliminaires établis, le méditant sur la voie de la sérénité doit obtenir un objet de méditation, une chose qu’il peut utiliser comme point de focalisation pour développer la concentration.

Si le méditant a un enseignant qualifié, celui-ci va probablement lui donner un objet jugé approprié à son tempérament. S’il n’a pas d’enseignant, il va devoir sélectionner un objet lui-même, peut-être après plusieurs essais. Les manuels de méditation regroupent les sujets de méditation de la sérénité dans un ensemble de quarante objets appelés les « bases de travail » (kammatthana) car c’est là que le méditant établit son lieu de pratique. Ces quarante objets sont les suivants :

10 kasina
10 objets non-attractifs
10 évocations
4 états sublimes
4 états immatériels
1 perception
1 analyse

Les kasina sont des objets représentant des qualités primordiales. Quatre représentent les éléments – terre, eau, feu et air ; quatre représentent les couleurs – bleu, jaune, rouge et blanc ; les deux autres sont la lumière et l’espace. Chaque kasina est un objet concret qui représente la qualité universelle à laquelle il est lié. Ainsi, un kasina de la terre pourrait être un disque circulaire rempli de terre. Pour développer la concentration sur le kasina de la terre, le méditant place le disque devant lui, fixe son regard sur lui et contemple : « Terre, terre ». Une même méthode est employée pour les autres kasina, avec les changements appropriés à chaque cas.

Les dix objets non-attractifs sont des cadavres dans différents états de décomposition. Ce sujet s’apparente à la contemplation de la décomposition du corps dans l’attention au corps. Effectivement, dans le passé, les endroits de crémation étaient considérés comme particulièrement appropriés à ces deux pratiques. Mais les méditations diffèrent par leur importance. Dans l’exercice d’attention, l’accent était mis sur l’application de la pensée réflective, la vue d’un corps en décomposition servant de stimulus pour considérer notre propre mort et la désintégration du corps ; tandis que, dans cet exercice, l’usage de la pensée réflective est découragé, l’esprit doit seulement se focaliser sur l’objet choisi avec le moins possible de pensées.

Les dix évocations forment un ensemble varié. Les trois premières sont des méditations dévotionnelles sur les qualités du Triple Joyau – le Bouddha, le Dhamma et le Sangha. Cet exercice utilise les formules standards données par les sutta. Les trois évocations suivantes se basent également sur d'anciennes formules : les méditations sur la moralité, la générosité et le potentiel de qualités sublimes en soi. Ensuite, viennent la pleine conscience de la mort, la contemplation de la nature peu attrayante du corps, l’attention à la respiration et, enfin, l’évocation de la paix, une méditation discursive sur le nibbāna.

Les quatre états sublimes ou « demeures divines » sont les attitudes sociales dirigées vers l’extérieur – bienveillance, compassion, joie altruiste, équanimité – développées en rayonnements universels graduellement étendus jusqu’à inclure tous les êtres vivants. Les quatre états immatériels sont les bases objectives de certains niveaux de profonde absorption : la base de l’espace infini, la base de la conscience infinie, la base de la vacuité et la base de « ni perception ni non-perception ». En tant qu’objets de méditation, ces aspects ne sont accessibles qu’à ceux déjà experts en concentration. L’objet de « une perception » est la perception de la répugnance face à la nourriture, un aspect discursif qui vise à réduire l’attachement aux plaisirs du palais. L’objet de « une analyse » est la contemplation du corps en termes des quatre éléments primordiaux, déjà abordée dans le chapitre sur l’Attention Juste.

Lorsqu’une telle variété de sujets de méditation est présentée, l’aspirant méditant sans enseignant peut trouver difficile de faire un choix. Les manuels définissent les 40 sujets selon leur adéquation à différents types de personnalités. Ainsi, les objets non-attractifs et la contemplation des parties du corps sont jugés adéquats pour une personne de type « désir » ; la méditation sur la bienveillance pour une personne de type « aversion » ; la méditation sur le Triple Joyau pour une personne dévotionnelle, etc. Cependant, pour des raisons pratiques, on peut généralement conseiller au débutant en méditation de commencer par un sujet simple qui l’aidera à réduire les pensées discursives. La distraction mentale causée par l’agitation et les pensées vagabondes est un problème commun à des personnes de tout type de caractère. Ainsi, un méditant de n’importe quel tempérament peut bénéficier d’un sujet qui permet de ralentir et de calmer le processus conceptuel. Le sujet généralement recommandé pour son efficacité à libérer l’esprit des pensées non-bénéfiques est l’attention à la respiration, qui peut donc être suggérée comme le sujet le plus approprié, tant pour des débutants que pour des vétérans cherchant une approche directe à la concentration profonde. Une fois que l’esprit se pose et que le schéma conceptuel devient facile à noter, on peut faire usage d’autres sujets pour traiter des problèmes spécifiques qui émergent. Ainsi, la méditation sur la bienveillance peut être utilisée pour contrer la colère et la négativité ; la conscience des parties du corps, pour amoindrir le désir sensuel ; l’évocation du Bouddha, pour développer la confiance et la dévotion ; la méditation sur la mort, pour éveiller un sentiment d’urgence. Sélectionner le sujet approprié à la situation demande une certaine compétence, mais cette habileté évolue avec la pratique, souvent en apprenant de ses erreurs.


2. Les stades de concentration

La concentration n’est pas atteinte tout d’un coup ; elle se développe par étapes. Pour permettre à notre exposé de couvrir tous les stades de concentration, nous allons considérer le cas d’un méditant qui suit toute la voie de la sérénité, du début à la fin, et qui va faire des progrès beaucoup plus rapides que le méditant type ne le ferait.

Après avoir reçu son sujet de méditation d’un enseignant ou l’avoir sélectionné lui-même, le méditant se retire dans un endroit tranquille. Là, il prend une posture méditative correcte – jambes croisées confortablement, le haut du corps bien droit, les mains posées l’une sur l’autre, la tête tenue en équilibre, la bouche et les yeux fermés (à moins qu’un kasina ou un autre objet visuel soit utilisé), la respiration suivant son mouvement naturel et régulier par les narines. Il dirige alors son esprit sur son objet de méditation et essaye de le maintenir en place, à la fois fixe et alerte. Si l’esprit se perd, il le remarque rapidement, le retrouve et le ramène doucement mais fermement sur l’objet. Il fera cela encore et encore, aussi souvent que nécessaire. Ce stade initial est appelé « concentration préliminaire » (parrikkamma-samadhi) et l’objet est appelé le « signe préliminaire » (parikkamma-nimitta).

Une fois que l’agitation initiale de l’esprit disparaît et qu’il commence à se poser dans la pratique, les cinq obstacles vont probablement apparaître, émergeant des profondeurs. Ils apparaissent sous forme de pensées, d’images ou d’émotions obsessionnelles : poussées de désir, de colère ou de ressentiment ; lourdeur d’esprit, agitation ou doutes. Les obstacles sont une formidable barrière mais, avec de la patience et un effort soutenu, ils peuvent être surmontés. Pour les conquérir, le méditant doit être adroit. À certains moments, lorsqu’un obstacle particulier devient fort, il se peut qu’il doive mettre de côté son objet principal de méditation et choisir un autre sujet directement opposé à l’obstacle. D’autres fois, il va devoir persister avec son objet premier malgré les aléas de la route, ramenant l’esprit à l’objet, encore et encore.

En continuant ses efforts sur la voie de la concentration, son application active cinq facteurs mentaux qui viennent à son aide. Ces facteurs peuvent être présents par intermittence dans une conscience ordinaire non cultivée mais, comme le lien qui les unit est absent, ils ne jouent aucun rôle particulier. Par contre, s’ils sont activés par le travail de la méditation, ces cinq facteurs, liés les uns aux autres, se renforcent et mènent l’esprit au samadhi, qu’ils vont maîtriser par les « facteurs des jhana, les facteurs de l’absorption méditative. Énoncés dans leur ordre usuel, ces cinq aspects sont : l’application ou effort initial (vitakka), l’application ou effort soutenu (vicara), la joie ou le ravissement (piti), le bonheur (sukha), et la concentration en un point unique (ekaggata).

L’effort initial dirige l’esprit vers son objet ; il s’empare de l’esprit et le conduit à l’objet de la même manière qu’on enfonce un clou dans un morceau de bois. Cela fait, l’effort soutenu ancre l’esprit sur l’objet, le gardant présent en l’examinant. Pour clarifier la différence entre ces deux facteurs, l’effort initial est comparé au fait de frapper une cloche, l’effort soutenu à sa résonnance. La joie, le troisième facteur, est le ravissement qui accompagne un intérêt positif pour l’objet, tandis que le bonheur, le quatrième facteur, est la sensation plaisante qui accompagne un état de concentration réussi. Comme la joie et le bonheur partagent des qualités similaires, ils sont parfois confondus mais ils ne sont pas identiques. La différence peut être illustrée en comparant la joie à celle d’une personne assoiffée qui marche dans le désert et qui voit poindre une oasis dans le lointain, tandis que le bonheur est le plaisir de se désaltérer à l’oasis et de se reposer ensuite à l’ombre. Le cinquième et dernier facteur de l’absorption est la concentration de l’attention sur un point unique, qui a la fonction cruciale d’unifier l’esprit sur l’objet.

Quand la concentration est développée, ces cinq facteurs jaillissent et contrebalancent les cinq obstacles. Chaque facteur de l’absorption s’oppose à un obstacle particulier. L’effort initial, en amenant l’esprit à l’objet, s’oppose à la torpeur et à l’opacité mentale. L’effort soutenu, en ancrant l’esprit sur l’objet, enlève le doute. La joie supprime l’aversion, le bonheur élimine l’agitation et l’inquiétude, et l’unification va à l’encontre du désir sensuel, l’incitation la plus forte à la distraction. Ainsi, avec le renforcement des facteurs de l’absorption, les obstacles diminuent et s’apaisent. Ils n’ont pas encore été éradiqués – le déracinement ne peut s’effectuer que par la sagesse, la troisième partie de la voie – mais ils ont été réduits à un état de quiétude où ils ne peuvent pas perturber le mouvement engagé dans la concentration.

En même temps que les obstacles sont maîtrisés, à l’intérieur, par les facteurs des jhana, certains changements apparaissent aussi du côté de l’objet. L’objet initial de concentration, « le signe préliminaire », est un objet physique grossier. Dans le cas des kasinas, c’est un disque représentant un élément choisi ou une couleur ; dans le cas de l’attention à la respiration, c’est le ressenti concret de la respiration, etc. Mais, avec le renforcement de la concentration, l’objet original donne naissance à un autre objet appelé « signe d’apprentissage » (uggaha-nimitta). Pour le kasina, cela correspond à une image mentale du disque vue aussi clairement dans l’esprit que l’objet original était vu par les yeux. Pour la respiration, ce sera une image reflet qui émerge de la sensation des courants de l’air autour des narines.

Quand le signe d’apprentissage apparaît, le méditant laisse le premier signe et fixe son attention sur le nouvel objet. En temps voulu, un objet va émerger du signe d’apprentissage. Cet objet, appelé « signe réciproque » (patibhaga-nimitta), est une image mentale purifiée, infiniment plus brillante et claire que le signe d’apprentissage. Le signe d’apprentissage est comparable à la lune vue derrière un nuage ; le signe réciproque est comparé à la lune sans le voile des nuages. En même temps que le signe réciproque apparaît, les cinq facteurs d’absorption suppriment les cinq obstacles et l’esprit entre dans un état de concentration appelé upacara-samadhi, « concentration d’accès ». Dans cet état de concentration d’accès, l’esprit est proche de l’état d’absorption. Il est entré dans le « voisinage » (une traduction possible de upacara) de l’absorption, mais il faudra encore persévérer pour qu’il soit pleinement immergé dans l’objet, ce qui définit l’absorption.

Avec davantage de pratique, les facteurs de la concentration gagnent en force et amènent l’esprit à l’absorption (appana-samadhi). Comme la concentration d’accès, l’absorption prend le signe réciproque comme objet. Les deux stades de la concentration ne sont différenciés ni par l’absence d’obstacles ni par la présence d’un signe réciproque comme objet ; ceux-ci sont communs aux deux. Ce qui les différencie, c’est la force des facteurs des jhana. Dans la concentration d’accès, les facteurs de jhana sont présents, mais ils manquent de force et de stabilité. Ainsi, l’esprit à ce stade est comparé à un enfant qui vient d’apprendre à marcher : il fait quelques pas, tombe, se relève, marche encore un peu, tombe à nouveau. Mais l’esprit en absorption est comme un homme qui veut marcher : il se lève et marche droit sans aucune hésitation.

La concentration au stade de l’absorption est divisée en huit niveaux, chacun marqué par une plus grande profondeur, pureté et subtilité que le précédent. Les quatre premiers forment un ensemble appelés les quatre jhana, mot qu’il vaut mieux ne pas traduire, faute de trouver un équivalent, bien qu’on puisse le traduire approximativement par « absorption méditative ». Les quatre suivants forment aussi un ensemble appelé les 4 états immatériels (aruppa). Ces huit états doivent être atteints dans un ordre progressif, la réalisation de chaque niveau dépendant de la maîtrise du niveau précédent.

Les quatre premiers jhana correspondent à la définition textuelle classique de la Concentration Juste. Ainsi, le Bouddha dit :

« Et qu’est-ce, moines, que la concentration juste ? Détourné des plaisirs des sens, détourné des états non-bénéfiques, un moine entre et demeure dans le premier jhana, qui est accompagné par l’effort initial et soutenu de l’esprit, et rempli de la joie et du bonheur nés de la solitude.

« Puis, avec la diminution de l’effort initial et soutenu, en gagnant la confiance intérieure et l’unification mentale, il entre et demeure dans le deuxième jhana, qui est libre de l’effort initial et soutenu, mais qui est plein de la joie et du bonheur nés de la concentration.

« Avec la dissipation de la joie, il demeure dans l’équanimité, présent et clairement connaissant ; il ressent, dans sa propre personne, ce ravissement duquel l’esprit noble dit : « Heureux celui qui est équanime et présent ». Ainsi, il entre et demeure dans le troisième jhana.

« Avec l’abandon du plaisir et de la peine, et avec la disparition antérieure de la joie et du chagrin, il entre et demeure dans le quatrième jhana qui n’a ni plaisir ni peine mais la pureté de l’attention due à l’équanimité. Ceci, moines, est la concentration juste. »

Les jhana se distinguent par les éléments qui les composent Le premier jhana est composé par le groupe originel des cinq facteurs d’absorption : effort initial, effort soutenu, joie, bonheur et unification. Après avoir atteint le premier jhana, le méditant est adjoint à le maîtriser. D’un côté, il ne doit pas tomber dans la complaisance liée à sa réalisation et négliger une pratique soutenue ; d’un autre côté, il ne doit pas devenir trop confiant et content de son succès, et se précipiter pour atteindre le jhana suivant. Pour maîtriser le jhana, il doit pouvoir y revenir souvent et perfectionner son habileté, jusqu’à ce qu’il puisse l’atteindre, y demeurer à volonté, en ressortir et le passer en revue sans problème ni difficulté.

Après avoir maîtrisé le premier jhana, le méditant considère que sa réalisation a certaines faiblesses. En effet, bien que le jhana soit certainement de loin supérieur à une conscience sensorielle ordinaire, plus paisible et plein de félicité, il est encore proche de la conscience sensorielle et pas très éloigné des obstacles. De plus, deux de ses facteurs, l’effort initial et l’effort soutenu, apparaissent à présent assez grossiers, pas aussi raffinés que les autres. Le méditant renouvelle alors sa pratique de la concentration en surmontant l’effort initial et l’effort soutenu. Quand ses facultés sont assez mûres, ces deux facteurs disparaissent et il entre dans le deuxième jhana. Ce jhana contient trois composantes majeures : la joie, le bonheur et l’unification. Il contient aussi une multiplicité d’autres constituants, le plus important étant la confiance de l’esprit.

Dans le deuxième jhana, l’esprit devient plus tranquille et plus totalement unifié mais, lorsque cet état est maîtrisé, il semble passablement grossier à son tour car il inclut la joie, un facteur grisant qui tend à l’excitation. Ainsi, le méditant reprend son entraînement, cette fois résolu à surmonter la joie. Quand la joie s’apaise, il entre dans le troisième jhana. Là, il n’y a que deux facteurs d’absorption : le bonheur et l’unification, même si d’autres facteurs auxiliaires peuvent émerger, en particulier l’attention, la claire compréhension et l’équanimité. Pourtant, le méditant voit que ce stade de concentration est encore déficient car il contient le sentiment de bonheur, lequel semble grossier comparé au sentiment d’équanimité qui n’est ni plaisant ni déplaisant. Ainsi, il fait l’effort d’aller au-delà du bonheur sublime du troisième jhana. Quand il réussit, il entre dans le quatrième jhana, qui est défini par deux facteurs, l’unification et l’équanimité, et qui a une pureté particulière de pleine conscience due au niveau élevé d’équanimité.

Au-delà du quatrième jhana, il y a les quatre états immatériels, niveaux d’absorption dans lesquels l’esprit transcende même les plus subtiles perceptions d’images visuelles qui peuvent persister dans les jhana. Les états immatériels ne sont pas atteints en affinant les facteurs mentaux, comme pour les premiers jhana, mais en affinant les objets, en remplaçant les objets relativement grossiers par des objets plus subtils. Les quatre réalisations sont nommées selon leur objet respectif : la base d’espace infini, la base de conscience infinie, la base de vacuité, et la base de ni perception ni non-perception. Ces états représentent des niveaux de concentration si subtils et lointains qu’ils échappent à toute explication verbale. Le dernier de ces quatre états se situe au point culminant de la concentration mentale ; c’est le degré d’unification absolu, maximum possible pour la conscience. Mais, même ainsi, ces états d’absorption atteints par la voie de méditation de la sérénité, aussi exaltants soient-ils, manquent encore de la sagesse de la vision claire et ne sont pas suffisants pour atteindre la délivrance.

Les types de concentration décrits jusqu’ici apparaissent en fixant l’esprit sur un objet unique à l’exclusion d’autres objets. Mais il existe une autre sorte de concentration qui ne dépend pas de la restriction de notre champ de conscience. Elle est appelée « concentration momentanée », (khanika-samadhi). Pour développer cette concentration momentanée, le méditant n’a pas besoin d’exclure délibérément la multiplicité des phénomènes de son champ d’attention. Il dirige simplement la conscience vers les états qui changent dans le corps et dans l’esprit, nommant chaque phénomène qui se présente à lui. Le but est de maintenir une continuité de présence à tout ce qui entre dans le champ de conscience, en ne se saisissant de rien. Tandis qu’il continue à noter, sa concentration devient plus forte, moment après moment, jusqu’à ce qu’elle soit établie et unifiée sur le courant constamment changeant des expériences. Malgré le changement d’objet, l’unification mentale reste stable, et, avec le temps, elle atteint une force capable de supprimer les obstacles à un degré égal à celui de la concentration d’accès. Cette concentration fluide et mobile est le fruit de la pratique des Quatre Fondements de l’Attention à laquelle on s’entraîne sur la voie de la Vision Pénétrante. Lorsqu’elle est suffisamment forte, elle résulte dans la découverte de la dernière étape de la voie, l’émergence de la sagesse.



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