Le Dhamma de la Forêt


Comprendre la souffrance, être patient et méditer

Ajahn Jayasaro


Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Extrait des enseignements donnés en France en juin 2010

L’enseignement commun à toutes les traditions bouddhistes est celui des Quatre Nobles Vérités. On traduit généralement ces quatre vérités comme : la souffrance, la cause de la souffrance, la fin de la souffrance et la voie qui mène à la fin de la souffrance.

Comme beaucoup d’entre vous le savent certainement, le mot « souffrance » est une traduction peu satisfaisante du mot original pāli « dukkha ». Par exemple, on peut dire qu’une merveilleuse expérience de méditation, profonde et pleine de béatitude, est dukkha … Alors, comment dire qu’il s’agit de « souffrance » ? […]

Je définirais le mot dukkha comme « tout ce qui n’est pas nibbāna ». En effet, c’est seulement quand on la compare au suprême, à l’ultime, que l’on comprend pourquoi l’expérience de la béatitude et du bonheur trouvés dans la méditation peut être considérée comme dukkha : oui, c’est merveilleux mais, comparé au nibbāna, c’est insatisfaisant.  Le mot dukkha englobe donc tout l’éventail des expériences possibles, des plus grossières aux plus raffinées. Vues à la lumière de l’expérience du nibbāna, au bout du compte, elles sont insatisfaisantes. C’est seulement quand on accepte la possibilité et la valeur de l’expérience du nibbāna, que la Voie nous apparaît comme nécessaire. On ne se pose plus la question de savoir si on devrait pratiquer ou pas – on n’a plus le choix.

Je voudrais aussi mentionner l’une des difficultés que l’on rencontre quand on étudie et que l’on pratique le bouddhisme : les mots techniques les plus importants ont différents sens selon leur contexte. Ainsi, le mot dukkha a un sens légèrement différent quand il est mentionné dans le contexte des Quatre Nobles Vérités et dans le contexte des Trois Caractéristiques de l’existence qui sont les objets de la méditation Vipassanā : anicca, dukkha et anattā.

Le dukkha mentionné dans les Trois Caractéristiques est inéluctable. Anicca, dukkha et anattā sont comme les trois facettes – ou les trois dimensions – d’une même chose. Quand on parle de dukkha en tant que caractéristique de l’existence, on se réfère à la souffrance qui naît du fait qu’il est impossible, pour tout phénomène, de se maintenir dans un état permanent à cause de son instabilité inhérente. Vous voyez qu’il y a un lien très proche avec anicca, l’impermanence. Et le fait que tous les phénomènes soient impermanents et incapables de demeurer dans un même état est la preuve qu’il n’existe pas d’entité indépendante et durable ou attā.

Quant au dukkha des Quatre Nobles Vérités, il apparaît aux êtres humains parce qu’ils ne comprennent pas, ils ne pénètrent pas la nature de l’existence comme étant dukkha, anicca et anattā. Il est conditionné par l’ignorance et le désir malsain mais on peut y mettre fin en éliminant l’ignorance et le désir malsain.

Il y a une grave erreur de compréhension très répandue à propos des enseignements bouddhistes. On croit que la souffrance existe à cause du désir et qu’il faut donc éliminer le désir pour mettre fin à la souffrance. En réalité, ce que le Bouddha a dit, c’est qu’il y a deux types de désir : l’un est sain et l’autre ne l’est pas. Le premier doit être cultivé, le second doit être abandonné. A chaque fois qu’il y a ignorance, c’est-à-dire que la connaissance de la réalité des choses est erronée, apparaît inévitablement le type de désir malsain appelé tanhā. A chaque fois qu’il y a compréhension, pénétration claire et précise des phénomènes, un désir sain appelé dhamma chanda ou kusala chanda apparaît en conséquence. Le Bouddha nous a recommandé de bien faire la distinction entre ces deux types de désir. Si, par exemple, vous observez la souffrance des êtres humains qui vous entourent et qu’en vous s’éveille le désir de les voir libérés de la souffrance, il ne s’agit pas de tanhā, un désir né de l’ignorance, mais de chanda, le désir sain qui naît de la compréhension.

Une fois cette distinction faite, on peut tout de même observer qu’un type de désir peut aisément glisser vers un autre. Par exemple, la personne qui a de la compassion pour les êtres qui souffrent va peut-être se joindre à une ONG mais, au bout d’un certain temps, elle peut prendre plaisir à avoir ainsi acquis un certain pouvoir sur la vie des autres ou se complaire dans les louanges ou le respect qu’elle en retire. Dès lors, le chanda présent à l’origine est devenu tanhā.

Inversement, quelqu’un qui s’est engagé dans la pratique de la méditation peut ne pas avoir d’aussi nobles motivations au départ – peut-être médite-t-il simplement pour suivre la mode, comme c’est le cas en Thaïlande en ce moment – mais après avoir commencé, il peut développer une motivation saine qui va remplacer la motivation moins saine du départ.

Donc l’observation constante de notre relation aux choses et de notre motivation est une partie très importante de la pratique de l’attention. Comme tanhā accompagne inévitablement avijjā, l’ignorance, nous avons différentes pratiques liées à ces deux choses qui créent la souffrance. Pour simplifier, nous pouvons dire que toutes les pratiques qui visent à éliminer tanhā sont les pratiques de type samatha, tandis que celles qui ont pour but d’éliminer l’ignorance sont les pratiques de sagesse, de vision pénétrante ou vipassanā.

Le grand paradoxe qu’il faut observer et comprendre ici, est dans la compréhension de dukkha : on ne peut pénétrer la nature de la souffrance qu’avec un esprit joyeux ! Donc toutes ces pratiques qui visent à travailler habilement sur les énergies négatives et à développer des qualités positives, apportent la stabilité émotionnelle, la satisfaction et le bonheur qui permettent aux pratiques de vipassanā d’être efficaces. Si on prend des raccourcis – ce qui arrive souvent – la maturité et la stabilité émotionnelle feront défaut. A un certain point, on va avoir le sentiment d’arriver au bord d’une falaise et on va faire un bond en arrière. La vertu majeure à développer est donc la patience et je voudrais dire quelques mots en faveur de cette grande vertu parce que je pense que, dans notre société, elle est très dénigrée et sous-estimée.

Je crois que le premier mot que j’ai appris en thaï est celui qui signifie « endurance patiente ». Ajahn Chah donnait des enseignements qui duraient parfois des heures. Au début, je ne comprenais pas la langue mais j’entendais ce mot qui revenait sans cesse dans ses propos : « o-ton, o-ton, o-ton ». J’ai donc demandé à un moine qui était là depuis longtemps ce que ce mot voulait dire et il m’a répondu : « endurance patiente ».

Le Bouddha a donné l’un de ses plus importants enseignements lors de la pleine lune de février, l’année qui a suivi son Eveil. Il s’adressait à 1250 Arahants qui s’étaient spontanément réunis ce jour-là autour de lui. Ce que le Bouddha a dit alors est un résumé de ses enseignements les plus essentiels de façon à ce que les Arahants puissent repartir dans toutes les régions de l’Inde répandre la doctrine sans en dévier. Eh bien, c’est au cours de ce discours qu’il a dit : « Quel est le but le plus élevé ? Le but le plus élevé est le nibbāna. » Et tout de suite après, il a ajouté : « La patience et l’endurance sont les incinérateurs suprêmes des pollutions mentales. »

Il est vraiment remarquable que le Bouddha ait insisté aussi clairement sur le fait que « la » vertu la plus significative dans tout ce système d’éducation, dans tout ce processus qui mène au nibbāna soit la patience doublée d’endurance … alors que, pour la plupart des gens, ces vertus ressemblent plutôt à un prix de consolation ! Vous méditez ou vous faites quelque chose de vraiment difficile et vous vous dites : « Bon, je n’ai pas vraiment appris grand-chose mais au moins j’ai développé un peu de patience et d’endurance. C’est mieux que rien. »

Je mentionne cela pour que vous vous souveniez que les occasions où nous avons l’occasion de pratiquer patience et endurance sont très purifiantes si nous avons la compréhension juste : la patience et l’endurance ne sont pas toujours le meilleur choix mais, dans certains cas, elles peuvent avoir un effet très puissant et positif sur l’esprit.

La patience, ce n’est pas serrer les dents et voir venir. Ajahn Sumedho en a donné une très bonne définition : « C’est une coexistence paisible avec ce qui est désagréable ».

La pratique quotidienne de la méditation est au cœur de notre effort pour abandonner l’ignorance et le désir malsain. Je recommande de faire, en priorité, une méditation tôt le matin. Tôt le matin, vous êtes reposé, le monde est encore calme, vous n’avez pas encore trop de préoccupations dans la tête et, plus important, vous aurez l’occasion d’observer les effets de la méditation pendant le reste de la journée. Par contre, si votre principal temps de méditation est le soir, vous serez probablement déjà fatigué, vous n’aurez donc pas l’esprit très clair – surtout si vous avez dîné avant –, et puis ensuite vous irez vous coucher. A ce moment-là, c’est comme la fin d’un chapitre de votre vie, de sorte que vous n’aurez pas l’occasion de voir aussitôt les effets bénéfiques de la méditation.

Alors soyez patient. Si vous n’attendez pas tout de suite le nibbāna, si vous ne recherchez pas tout de suite les bienfaits de la méditation à un niveau trop élevé, que vous appréciez l’amélioration dans la qualité de votre vie, vous verrez évoluer la qualité de votre cœur et de votre esprit : vous vous sentirez un peu plus présent, plus enraciné, plus gentil, plus patient, moins irritable, moins enclin à la colère. Vous aurez un sentiment général de contentement et toutes ces modestes améliorations dans votre vie vous donneront le désir sain – chanda – de poursuivre la pratique de la méditation.

Je voudrais vous raconter une histoire qui vient du nord-est de la Thaïlande. A la saison des pluies, beaucoup de champignons poussent dans la forêt et, bien entendu, les gens vont les ramasser pour les manger. Un jour, une vieille dame et sa belle-fille sortent ramasser des champignons. La jeune femme connaît un endroit dans la forêt où ils poussent en grand nombre. Elle a prévu d’y aller directement, de remplir les paniers et de rentrer aussitôt à la maison. Mais, en marchant, la vieille dame voit un champignon isolé au bord du chemin et se penche pour le ramasser. Sa belle-fille lui dit : « Ce n’est qu’un champignon isolé. Vous perdez votre temps. Avançons plutôt ! » Mais bien sûr, comme dans toutes les cultures, la belle-mère ne tient pas compte de la remarque de la belle-fille et ramasse le champignon. Ensuite, le long du chemin, elle continue à ramasser des champignons isolés tandis que sa belle-fille devient de plus en plus irritée. Finalement celle-ci décide d’aller seule jusqu’au coin qu’elle connaît mais, quand elle arrive, il n’y a plus un seul champignon car d’autres personnes connaissaient l’endroit et étaient déjà passées par là. Elle rentre donc au village, lasse et découragée. Quand elle passe devant la maison de sa belle-mère, un arôme délicieux lui chatouille les narines. Elle s’écrie : « Mère ! Mère ! Quel est cet arôme délicieux ? » et sa belle-mère répond : « C’est un curry de champignons isolés. »

C’est ainsi que l’on nous apprend à suivre le chemin spirituel : un champignon à la fois, sans imaginer le coin, plus loin, plein de merveilleux champignons. Donc, même si votre esprit n’est pas encore paisible, s’il y a encore beaucoup de pollutions mentales, trouvez un moyen d’apprécier le chemin que vous faites sans mettre tous vos espoirs dans le bonheur que vous pourriez trouver à l’avenir.

Comme je l’ai dit, il n’est pas facile de méditer mais, si nous considérons la pratique comme un processus d’apprentissage et que nous commençons à constater un changement d’attitude face aux difficultés que nous rencontrons, elle cesse bientôt d’être une contrainte et devient beaucoup moins laborieuse. Les obstacles que nous rencontrons dans la méditation n’apparaissent pas à cause de la méditation ; ils apparaissent en continu, dans notre vie quotidienne, et nous créent des problèmes. On peut comparer cela au fait de suivre un objet en mouvement sur un fond de couleurs mêlées. C’est très difficile. Par contre, si le fond est blanc, il est beaucoup plus facile de suivre le mouvement même si l’objet bouge. L’objet de méditation est donc volontairement très simple. Il ne suscite aucun intérêt particulier : c’est la simple sensation de la respiration. Comme le fond blanc d’un décor, cette simplicité fait ressortir les pollutions mentales qui sont toujours présentes dans le décor de notre vie mais que nous ne sommes pas capables d’identifier à cause de toutes les complications qui l’encombrent. Donc savoir reconnaître les obstacles et trouver des moyens habiles pour mieux les traquer, c’est développer une capacité très enrichissante.

Je voudrais souligner encore à quel point il est important d’avoir une pratique de méditation soutenue. Certaines personnes commencent par s’enthousiasmer : elles sont inspirées par un enseignement et méditent beaucoup pendant un certain temps, puis leur énergie tombe et tout dégringole. C’est un peu comme apprendre une langue : on peut découvrir beaucoup de vocabulaire si on est entouré de gens qui parlent la langue mais on oublie tout très vite une fois rentré chez soi. Il est donc plus important de prendre l’engagement de s’asseoir tous les jours, même pendant peu de temps, et de maintenir cette continuité que de méditer des heures durant et puis de cesser pendant quelque temps pour reprendre ensuite, etc.

Il y a beaucoup d’obstacles et de pièges. Par exemple, si vous pensez que l’on médite pour se libérer de la souffrance, vous pouvez vous dire : « Dois-je méditer ce soir ? Oh, je ne souffre pas du tout et je souffrirai encore moins si je pouvais me coucher tout de suite au lieu de rester assis en méditation ! » Alors je voudrais partager avec vous un moyen habile : la dédicace des mérites. Si vous vous sentez plutôt bien et n’avez pas envie de méditer, dites-vous : « Ce n’est pas pour moi que je vais méditer. Je vais faire dix ou quinze minutes d’assise et j’en dédierai le mérite à mes parents » – par exemple. C’est tout à fait différent. Quand on le fait pour quelqu’un d’autre, que l’on dédie les mérites, on apporte une nouvelle énergie que l’on ne savait même pas avoir.

D’autre part, le succès d’un temps de méditation est très conditionné par la qualité d’attention que l’on aura développée en dehors de ce temps de méditation. C’est pourquoi je vous suggère d’essayer de développer une pratique de mini-méditations tout au long de la journée. Imaginons que vous soyez assis devant un écran d’ordinateur et que vous commenciez à vous ennuyer : au lieu d’aller vous distraire sur internet, retirez vos mains du clavier et observez votre respiration pendant quelques minutes. On peut aussi pratiquer la méditation en montant et descendant des escaliers ou en allant d’un bâtiment à un autre. Quand vous êtes debout dans un ascenseur, au lieu de regarder dans le miroir, observez votre respiration. Si vous arrivez à trouver de brefs temps de présence, comme cela, même au milieu d’une journée active – trente secondes ici, deux minutes là – vous pouvez revenir à vous-même et maintenir un courant de présence consciente tout au long de la journée. Ensuite, quand vous avez le temps de faire une méditation formelle, assis ou en marchant, vous avez l’impression de poursuivre une pratique et non de repartir de zéro.