Le Dhamma de la Forêt


Mettā,
antidote contre l’obstacle qu’est l’aversion


Ayya Khema

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/



Transcription d'un enseignement oral sur « les 5 obstacles »

L’antidote contre la colère est, bien évidemment, l’amour. L’amour, dans la terminologie du Bouddha, n’est pas ce que nous imaginons généralement. Quand nous parlons de l’amour – que nous le ressentions nous-mêmes ou qu’il soit représenté sur un écran ou dans un livre –, il s’agit d’un sentiment qui se réfère presque toujours à une autre personne. On parle parfois d’amour pour un idéal mais, en général, ce sentiment est accordé à une personne ou deux ou trois et, dans tous les cas, il implique la notion de réciprocité. Si cet amour n’est pas réciproque, c’est un drame. Cette sorte d’amour, qui exige la réciprocité et qui dépend de quelqu’un d’autre, est toujours empreinte de peur ; or la peur est l’une des facettes de l’aversion et de la haine. La peur de perdre, la peur de ne pas posséder… Cette sorte d’amour ne peut donc jamais être pleinement satisfaisante. Elle ne pourra jamais susciter la joie et l’ouverture du cœur qu’apporte l’amour dont parle le Bouddha et qu’il appelle Mettā.

Mettā peut devenir un rayonnement illimité du cœur. Il n’est jamais lié à une personne en particulier. C’est uniquement une qualité qui vient de notre propre cœur.

L’une des erreurs que nous commettons dans ce monde, c’est d’être toujours à l’affût de quelqu’un qui nous aime ; et si nous trouvons cette personne, nous en sommes enchantés. Pourquoi ? Parce que cela semble prouver que nous sommes dignes d’être aimés. Mais si cette personne change d’avis plus tard – comme cela arrive souvent – nous nous sentons brusquement indignes d’amour. Pourquoi ? Nul ne le sait, mais c’est ce qui se passe en général. Tout cela est totalement à côté de la réalité et n’a rien à voir avec l’amour.

Si quelqu’un nous aime, il s’agit d’un ressenti qui lui appartient. Bien sûr, cela flatte notre ego et nous lui retournerons peut-être ce sentiment mais il ne s’agit pas d’une ouverture du cœur, ce n’est pas le fruit d’un cœur pur. Cela ressemble plutôt à un échange commercial. Il arrive même souvent que nous vérifiions si l’autre nous aime autant que nous l’aimons et, si ce n’est pas le cas, nous nous sentons floués. Nous avons l’impression de ne pas être suffisamment appréciés. La situation n’est pas très agréable et soulève des malentendus que, malheureusement nous ne connaissons tous que trop.

Tout cela n’a rien à voir avec l’amour. L’amour, c’est la chaleur du cœur qui s’ouvre aux autres, simplement parce qu’elle est présente en nous, pas parce que l’autre est digne d’amour. Si nous recherchons quelqu’un qui soit parfaitement digne d’amour, c’est d’un être éveillé qu’il s’agit ; mais il n’y en a pas beaucoup, ils sont difficiles à trouver. Et comme nous ne sommes pas nous-mêmes parfaitement éveillés, il ne semble pas très raisonnable de rechercher un tel être…

Nous avons donc tout intérêt à nous en tenir à la pratique qui consiste à essayer de faire monter en nous un sentiment d’unité avec les autres, une chaleur, un intérêt, une sollicitude envers les autres. Il est crucial de se souvenir que ce sentiment s’accompagne obligatoirement de bienveillance envers soi. Cela ne veut pas dire chercher à se faire plaisir en cédant à tous ses caprices ; c’est tout à fait différent. En fait, céder à tous ses caprices n’est pas s’aimer soi-même car le résultat est généralement très préjudiciable pour soi et pour son propre bien-être. S’aimer soi-même signifie que l’on a un sentiment chaleureux envers soi, on apprécie ses propres efforts, ses bons côtés, on ne se blâme pas constamment pour ce que l’on croit mal faire. Bien sûr, il arrive que l’on n’agisse pas correctement mais on peut le reconnaître, décider de changer et être reconnaissant d’avoir la capacité de le voir. Autrement dit, on ne se dénigre pas et, par conséquent, on ne dénigre pas les autres. C’est un sentiment de fluidité avec ce qui est en soi et avec ce qui se présente quand on est avec d’autres. C’est le sentiment de s’inscrire dans la totalité de l’existence qui nous entoure – les êtres humains, les animaux, la nature… tout ! Tout cela fait intégralement partie de notre vie.

Et s’il y a mettā, c’est-à-dire un sentiment d’intérêt et de sollicitude, un sentiment d’unité, un sentiment de chaleur dans le cœur, il est très facile d’être avec les autres, avec tous les autres, quels qu’ils soient. Quand on commence à juger les gens – et tout le monde a tendance à le faire –, les choses deviennent difficiles, bien sûr, parce que tout le monde commet des erreurs. Mais n’oublions pas que nous en faisons, nous aussi, alors pourquoi espérer que les autres n’en fassent pas ? Si mettā nous habite, c’est l’antidote clair et efficace contre notre colère, notre négativité, nos rejets, nos résistances.

Moins nous avons de colère et de résistance, plus il est facile de méditer. Voilà un point crucial sur lequel tout repose. En effet, si nous avons développé un cœur plein d’amour et de compassion, nous savons donner et nous savons comment nous aban-donner. Nous donnons notre chaleur humaine, nous donnons notre amour, nous donnons notre sollicitude, de sorte que nous sommes capables de nous abandonner aussi bien aux autres qu’à la méditation. C’est cet abandon qui rend la méditation possible. De ce fait, tant qu’il y a la moindre résistance, le moindre rejet, la moindre colère, ce sera toujours une barrière à la méditation. Peu importe ce que nous rejetons, il n’est pas nécessaire que ce soit la méditation ; ce sera peut être la situation politique du pays – et il est possible que ce soit justifié – mais il s’agit tout de même d’un rejet. Il faut que nous soyons très clairs sur ce point : un rejet est un rejet, peu importe ce que nous rejetons. L’aversion est aversion, peu importe ce qui cause cette aversion, et si nous la justifions, nous ne faisons que lui donner plus de force.

Lorsque nous voyons que tout sentiment négatif est une entrave à notre bonheur, nous pouvons enfin avoir l’attitude juste et lâcher tout cela. Dès que nous voyons les choses sous cet angle, nous faisons notre possible pour changer. Tant que nous nous croyons justifiés parce que telle personne ou telle situation est vraiment trop affreuse… et il est possible que ce soit vrai, mais cela ne justifie pas notre colère, notre haine, notre aversion. Pourquoi cela rendrait-il juste notre colère ? Voici une phrase qui peut nous aider à comprendre : « Nous pouvons ne pas aimer un acte criminel mais nous pouvons aimer le criminel. » Si nous pouvons nous souvenir de cette phrase, cela nous aidera beaucoup, parce que sur cette planète, dans l’humanité, il y a tellement de choses que nous n’allons pas aimer ! D’innombrables choses ! Mais rien de cela ne va nous aider – ni nous, ni la planète, ni l’humanité. Ce qu’il faut, c’est une attitude bienveillante et attentive vis-à-vis de tout et de tous, sans aucune raison, simplement parce que notre cœur en est capable. En fait, c’est la raison d’être essentielle du cœur : l’esprit sert à la pensée intuitive et à la pensée logique, et le cœur sert à aimer.

Nous ne devons jamais penser que nous pouvons nous limiter à aimer deux ou trois personnes. Par contre, si nous sommes dans cette situation – une situation familiale, par exemple – c’est un excellent terreau pour faire grandir l’amour, à condition de savoir l’utiliser dans ce sens. Cette situation nous apprend ce que signifie prendre soin des autres, s’offrir à eux en leur donnant notre temps, notre énergie et toutes nos capacités. Mais si nous nous arrêtons là, nous nous limitons à un aspect tellement infime de nos possibilités et de nos capacités que c’en est vraiment dommage. Nous avons de bien plus grandes possibilités que cela. En revanche, si nous pouvons utiliser ces sentiments comme un terrain fertile où nous apprenons ce que signifie « aimer » puis étendons cela de plus en plus, il s’agit d’une croissance spirituelle.

Cette bienveillance peut et doit se produire dans la vie de tous les jours, indépendamment des retraites de méditation et des temps de méditation chez soi. Au quotidien, nous avons tous l’occasion d’élargir notre cœur. Nous rencontrons tous des gens – certains plus que d’autres – et nous trouvons ces personnes sympathiques ou déplaisantes, mais il s’agit là de jugements personnels. Ces personnes sont notre terrain d’entraînement car nous avons beaucoup à apprendre de nos réactions. Plus une personne nous paraît déplaisante, plus elle peut nous éclairer sur nous-mêmes. Nous devrions donc être reconnaissants si nous avons affaire à quelqu’un de vraiment horrible parce que cela nous donne une réelle opportunité de nous entraîner ! Et si nous n’y arrivons pas, nous prenons simplement conscience que, pour l’instant, nous n’en sommes pas encore capables et nous réessayerons plus tard.

Dans la vie de tous les jours, du matin au soir, nous rencontrons des gens et ils sont, bien sûr, notre plus grand défi. Nous n’avons pas tellement de problèmes avec les animaux ni avec les arbres ou les plantes… parce qu’ils ne nous renvoient pas la balle ! Nous devons utiliser la présence attentive que nous avons cultivée en méditation pour devenir conscients de nos propres réactions intérieures. Les réactions négatives, aussi minimes soient-elles, doivent absolument être remplacées par mettā ; c’est ce que l’on appelle « purifier les émotions ». Il est plus facile de remplacer celles qui sont légèrement négatives que les plus violentes. Si nous détestons quelqu’un, si nous le détestons vraiment, il est très difficile de convertir ce sentiment en de l’amitié bienveillante, mais s’il s’agit d’une personne qui simplement nous agace, ce n’est pas aussi dur.

Nous avons plusieurs méthodes et moyens pour cela et plus vous vous en souviendrez, plus il vous sera facile de pratiquer mettā. Voici ce que nous devons nous dire :

  1. Si je suis négatif, je suis en train de créer du mauvais karma. C’est à moi que je fais du mal.
  2. Si je suis négatif, si je résiste, si je suis plein de colère ou de haine, je crée des ornières dans mon cœur et mon esprit dans lesquelles mon aversion pourra facilement retomber la prochaine fois.
  3. Personne ne me demande de juger ni de condamner.
  4. Cette personne qui m’énerve tellement a aussi des qualités. Suis-je capable de les voir ? Dans tous les cas, je peux être sûr que cette personne souffre au moins autant que moi. Puis-je avoir de la compassion pour cela ?

Pour avoir de la compassion pour les autres, nous devons avoir de la compassion pour nous-mêmes, c’est évident. La compassion est empathie, nous ressentons avec l’autre. Qu’y a-t-il en nous qui puisse nous inspirer de la compassion ? Déjà, les difficultés que nous rencontrons. Inutile de nous blâmer pour elles ni de les justifier. Simplement avoir de la compassion pour elles. Il n’y a pas un seul être vivant qui ne rencontre des difficultés – en dehors des êtres éveillés. Cette compassion pour nous-mêmes, pour les difficultés que nous rencontrons, peut ensuite se convertir en un sentiment semblable pour les autres. Même quand quelqu’un présente une façade souriante, nous savons que tout le monde souffre – que ce soit physiquement ou psychologiquement, d’une insatisfaction ou d’un sentiment de manque. Tout le monde est sujet à une forme ou une autre de souffrance.

Avec cette sorte de réflexion, nous pouvons changer une irritation en compassion ou même ressentir la chaleur qui vient de l’intérêt et de la sollicitude pour l’autre.

Quand nous fonctionnons ainsi au quotidien, en particulier avec les petites choses qui nous agacent, il devient de plus en plus facile de le faire avec les émotions plus fortes. Celles-ci sont nos défis. Les personnes qui nous irritent beaucoup, qui nous rendent la vie vraiment difficile, sont là pour nous apprendre des choses, pour nous faire grandir. Lorsque nous utilisons ces occasions, il s’agit d’une « expérience bien comprise », une expérience de sagesse ; et lorsque nous les utilisons dans plusieurs circonstances différentes, nous découvrons de profonds changements dans notre cœur.

Si nous en sommes capables, si nous parvenons à transformer le négatif en positif, encore et encore, nous éveillons une grande confiance en nous-mêmes parce que nous savons que, quoi qu’il arrive, nous serons en mesure de réagir de manière positive et appropriée ; nous n’allons pas être ébranlés par nos émotions. Ce sentiment de confiance permet également de voir les choses plus clairement parce que nous n’avons pas peur.

Lorsqu’on pratique ainsi, le sentiment de peur, d’être menacé, diminue de plus en plus parce que nous comprenons que nous sommes tous dans le même bateau ; nous ne sommes pas séparés, pas isolés. Et ce sentiment d’unité rend plus facile l’éclosion de la bienveillance. C’est une sorte de façon d’être, à l’intérieur, qui nous maintient à l’aise avec nous-mêmes et avec les autres et, par conséquent, ouvre la voie à la méditation. Ensuite, comme la méditation se passe mieux, elle ouvre elle-même la voie à l’amour inconditionnel. Mettā, le mot que le Bouddha emploie, est un amour inconditionnel. Sans conditions. Et comme il n’y a pas de conditions, nous n’avons pas peur de le perdre quand nous le recevons et nous n’avons pas peur qu’il soit refusé quand nous l’offrons. Nous le donnons, tout simplement. Et plus nous donnons mettā, plus nous donnons à nous-mêmes. L’essence des enseignements, le but de tout cela est le don ou l’aban-don du « moi ». Il est donc bon de commencer par donner de soi, d’autant que c’est le secret d’une bonne méditation.