Le Dhamma de la Forêt


Vie des moines dans la Tradition de la Forêt

Jeanne Schut


Extraits du livre La tradition de la forêt,
Histoire et enseignements des grands maîtres du bouddhisme theravada,
éd. Sully


Les moines de la Tradition de la Forêt se présentent au monde dans la plus grande simplicité. Leur bol à aumône signifie qu’ils ont renoncé à tout contrôle sur leur bien-être matériel pour le remettre entre les mains et la générosité des autres. Le Bouddha a imposé cette règle de dépendance pour que les moines ne s’enferment pas dans une spiritualité coupée du monde et pour donner aux laïcs l’occasion de les rencontrer et de recevoir des enseignements s’ils le souhaitent. Ceux qui s’engagent sur cette voie austère ont conscience que la simplicité et le contact avec la nature les rapprochent du mode de vie que prônait le Bouddha. Ils comprennent que la valeur du Dhamma ne réside pas dans les livres mais dans la mise en pratique des enseignements qu’ils contiennent : entraîner l’esprit avec la méditation pour ne plus se laisser entraîner par les tendances au désir et à l’aversion, et faire face aux grandes vérités que la nature ne cesse de révéler : tout change, rien n’est certain… et nous n’y pouvons rien ! […]

  Insécurité

Avancer en territoire inconnu signifie être sans cesse sur le qui-vive et apprendre à accepter inconfort et insécurité. Le soir venu, où se poser ? Comme le moine dépend entièrement des laïcs pour se nourrir, il doit choisir un lieu qui ne soit pas trop éloigné d’un village où il pourra quêter sa nourriture au lever du jour. Même ainsi, lorsque l’esprit n’est pas complètement pacifié, toutes sortes d’inquiétudes peuvent le traverser : « Me donnera-t-on à manger dans ce village ? Un animal dangereux risque-t-il d’arriver dans cette grotte ? Hier, j’ai pu marcher de l’aube au coucher du soleil mais demain arriverai-je près d’un village avant la nuit ? Vais-je trouver un abri avant le début de la saison des pluies ? » […]

  Endurance et persévérance

La pratique de tudong [l’errance dans la forêt] est un moyen exceptionnel de développer endurance et persévérance, deux vertus essentielles sur la voie de l’Éveil. Face au danger comme à la maladie, le moine sérieusement engagé n’envisage pas un seul instant d’abandonner la vie monastique. Il dispose toujours de deux remèdes en lesquels il a une foi totale : le Dhamma du Bouddha et la méditation, qui lui apportent courage et patience.

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les vastes forêts de Thaïlande abritent tigres, éléphants, panthères, ours, buffles sauvages, sangliers et serpents en tous genres. Bien entendu, ces animaux peuplent l’imagination des habitants. Les villageois des régions du nord et du nord-est acceptent leur présence dans la jungle toute proche comme un mal naturel et inévitable, mais les moines qui errent dans la forêt risquent de les rencontrer à tout moment !

Le tigre occupe une place de choix dans les récits des moines tudong. Ils éprouvent un mélange de peur et de respect pour ce puissant animal. Quand ils le rencontrent, au fond d’une grotte ou rôdant la nuit, ils se souviennent des conseils de leur maître : avant tout, rester immobile et silencieux et, s’ils ont la chance d’être sous leur tente-moustiquaire à ce moment-là, surtout ne pas en bouger.

Le moine de la forêt dispose de trois armes face à un animal sauvage : metta, la bienveillance envers tous les êtres ; sila, l’évocation de sa propre vertu, le fait qu’il n’a jamais fait délibérément de mal à un animal dans cette vie, ce qui, karmiquement, devrait éviter qu’il soit attaqué ; et enfin samadhi, la concentration méditative soutenue par la récitation du mantra bouddho. Dans des moments aussi critiques, la concentration peut s’approfondir au point d’atteindre un degré de vision pénétrante inégalé jusque-là, comme le raconte Ajahn Tate [voir Autobiographie d’un moine de la forêt]. […]

  Méditation dans un cimetière

Un jour ou l’autre, le moine tudong thaïlandais doit affronter sa plus grande peur : méditer dans un cimetière ou un terrain de crémation. Pour le Bouddha, de tels lieux, déserts la plupart du temps, sont propices à la solitude recherchée par le méditant. Par ailleurs, ils donnent l’occasion de constater l’aspect matériel et naturel du corps. Au lieu de s’identifier au corps, on peut voir qu’il est composé des mêmes éléments que le reste de la nature : terre (éléments solides), eau (éléments liquides), air (éléments gazeux) et feu (chaleur et combustion). Voir un corps se décomposer au fil des jours ou être témoin de sa crémation, oblige à affronter cette réalité très concrète : le corps n’est que cela, il est complètement impersonnel, un simple véhicule qui, comme tous les véhicules, s’use avec le temps, vieillit et finit par cesser de fonctionner.

Dans cet enseignement du Bouddha, nulle mention est faite d’une peur à dépasser mais en Thaïlande, la croyance dans les esprits et les fantômes est encore très vivace, de sorte que cette pratique recommandée par le Bouddha est terrifiante. Malgré tout, pour ceux qui ont le courage de s’y exposer, l’expérience s’avère le plus souvent radicale et transformatrice, comme ce fut le cas pour Ajahn Chah. […]


Qu’est-ce donc qui incitait ces moines à traverser seuls forêts et montagnes ? On peut idéaliser la vie du moine de la forêt mais combien peuvent soutenir un tel degré d’incertitude ? Les moines qui l’ont fait ont souvent été guidés par un maître, parfois strict mais toujours bienveillant, en qui ils mettaient toute leur confiance. Ils savaient que de telles circonstances leur donneraient l’occasion de développer les qualités qui leur permettraient d’avancer toujours plus loin dans leur quête de vérité. Par ailleurs, ils se sentaient protégés par le Dhamma. Vêtus de la robe du moine, ils étaient sûrs que rien ne leur arriverait tant qu’ils observaient scrupuleusement les règles de moralité et de bonté transmises par le Bouddha – sauf, bien sûr, si leur karma l’exigeait mais cela, ils étaient prêts à l’accepter.

Les maîtres de méditation de la forêt estiment qu’apprendre le Dhamma au cœur de la nature, de ses beautés et de ses dangers, est bien plus difficile qu’étudier les Écritures. Dans la forêt, face à l’inconnu, le jeune moine doit développer au maximum ses capacités d’attention, de sagesse, d’endurance et de concentration pour affronter toutes les situations. La peur, ce terrible obstacle du cœur et de l’esprit, arrive à être réduite voire éliminée pour toujours.

Certes, ce n’est pas une voie facile à suivre mais c’est une manière particulièrement directe et saine de vaincre nos plus grands obstacles et de permettre que s’ouvre tout grand la porte qui mène à la libération de la souffrance. Tous ceux qui s’y sont essayé ont, comme Maha Kassapa, montré la voie aux générations suivantes. C’est ce qui s’est passé en Thaïlande, à la fin du XIXe siècle, lorsqu’un jeune moine, Ajahn Sao, a redécouvert la voie du tudong et l’a mise en pratique.

Ajahn Sao et Ajahn Mun, son plus célèbre disciple, ont établi des règles non écrites mais inspirées tout droit des enseignements du Bouddha ainsi que des conditions de la forêt thaïlandaise de la fin du XIXe siècle. Les premiers disciples du Bouddha et le Bouddha lui-même étaient, comme eux, des moines errants dans les forêts du nord de l’Inde et ils mettaient volontiers en œuvre certaines pratiques d’austérité. Le Bouddha a toujours fait l’éloge des méditants qui suivent ces pratiques, dans la mesure où leur motivation est juste : « Pour avoir moins de désirs, pour être satisfait de ce qui est, pour éliminer les poisons mentaux, pour l’amour de la solitude, pour simplifier la vie. »

Quand on pratique la méditation, on peut rencontrer de nombreux obstacles mais les maîtres de la forêt sont connus pour leur créativité dans les moyens de dépasser les complications et la confusion de l’esprit. Ils se sont distingués par leur détermination audacieuse à trouver l’Éveil. Leurs disciples se sont multipliés peu à peu et, du fait de l’excellent entraînement qu’ils ont reçu et de l’intensité de leurs propres efforts, nombre d’entre eux sont devenus de grands maîtres à leur tour. Comme l’a déclaré Ajahn Mun, « la forêt n’est pas un lieu de fuite ou d’isolement. Elle nous permet de développer l’attention et tous les facteurs d’éveil. »