Le Dhamma de la Forêt


La méditation sur les phénomènes mentaux

Ajahn Mahā Boowa


Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Extrait du livre intitulé Arahattamagga Arahattaphala, la Voie de l’Arahant.



Ce texte est la suite des trois parties du livre que nous avions intitulée : « Réapprendre à méditer », « Face à la douleur » et « La méditation sur le corps ».


A ce niveau de pratique, le corps est complètement intériorisé et le pouvoir de l’attraction sexuelle est brisé. Pour avancer jusqu’à l’étape suivante – l’analyse des phénomènes mentaux –, vous devez utiliser la technique de méditation qui vous a amené jusque-là comme un exercice d’entraînement. Le but, ici, est d’entraîner l’attention et la sagesse à être encore plus rapides, plus incisives et plus précises, de façon à pouvoir agir sur la nature subtile et insaisissable des phénomènes mentaux. Placez une image du corps face à vous, comme d’habitude, et voyez-la se rétracter dans l’esprit. Replacez ensuite l’image devant vous et recommencez en observant précisément comment l’image se fond dans l’esprit. Reprenez cet exercice jusqu’à ce que l’esprit le fasse avec la plus grande aisance. A partir de là, l’image s’évanouira dès que l’esprit se concentrera dessus et elle se fondra, à l’intérieur, dans la présence connaissante. Quand on atteint le stade où l’on comprend clairement les principes de base qui sous-tendent l’attraction sexuelle, l’étape suivante consiste à entraîner l’esprit avec cet exercice purement mental. Le désir sexuel n’est plus un problème, il a été éliminé pour de bon et il n’y a aucune chance qu’il réapparaisse comme autrefois. Cependant il n’a pas été complètement détruit ; il demeure un petit résidu – comme des taches de rouille – qui adhère à l’esprit.

Lorsque les perceptions externes se fondent complètement dans la propre image interne du citta, nous pouvons dire qu’au moins cinquante pour cent de l’investigation de kāmarāga [le désir sexuel] a réussi. L’étape finale, la plus avancée sur la voie de cette pratique, a été atteinte. La subtile part de désir sensuel qui reste doit être éliminée progressivement en utilisant l’exercice d’entraînement mentionné plus haut. Affiner sans cesse la contemplation et l’absorption mentale d’images du corps permettra d’augmenter les capacités de la sagesse. Tandis que celles-ci se renforcent, un pourcentage de plus en plus grand d’attirance sexuelle est définitivement détruit. Tandis que la maîtrise de la sagesse s’accélère, la vitesse à laquelle les images réintègrent l’esprit s’accélère aussi. On arrive au point où, dès que l’on se concentre sur une image, celle-ci se précipite dans l’esprit, s’unifie à lui et disparaît tout simplement. Avec une pratique constante, la vitesse à laquelle tout ceci se produit augmente rapidement. Au plus haut degré de pratique, l’image disparaîtra à la seconde même où elle est absorbée par l’esprit. Cette technique d’investigation est fondamentale pour avancer jusqu’au bout de la voie, au stade où le kāmarāga vaincu bat définitivement en retraite. Dès lors, tout vestige sera vite détruit.

Une fois que le méditant atteint le stade final, une fois que la véritable source de la laideur et de la beauté est vue avec la limpidité du cristal, le désir sensuel ne sera plus jamais un problème ; son emprise sur l’esprit est brisée de manière irréversible. Cependant, il est encore nécessaire de travailler pour détruire toute trace de désir sensuel et cette tâche prend du temps. Cette partie de l’investigation est complexe et assez chaotique car des images du corps apparaissent et disparaissent à une vitesse étonnante. L’effort le plus intense est nécessaire pour déraciner les ultimes vestiges de kāmarāga. Mais, à ce stade, le méditant sait instinctivement ce qu’il y a à faire, de sorte que l’investigation trouve rapidement son propre élan sans l’aide de personne.

L’attention et la sagesse ont désormais l’habitude de travailler de concert avec une vitesse et une agilité extraordinaires. Au moment où ces investigations arrivent à leur terme, dès qu’une image du corps apparaît, elle disparaît instantanément. Peu importe que ces images se fondent ou pas dans le citta ; tout ce que l’on sait, c’est qu’elles apparaissent et disparaissent. Ces apparitions et disparitions d’images sont si rapides que percevoir ce qui est interne et ce qui est externe n’a plus d’importance. A la fin, les images courent dans tous les sens, apparaissant et disparaissant de la conscience avec une telle rapidité qu’il est impossible de distinguer leur forme. Après chaque disparition, le citta ressent un vide profond : il est vide d’images, vide de formes. Une forme très subtile de conscience se manifeste à l’intérieur du citta : à chaque apparition et disparition fulgurantes d’une nouvelle image, l’esprit ressent de plus en plus profondément le vide qui en résulte. Du fait de son évidente force subtile à ce stade, la nature connaissante du citta domine complètement. Finalement, les images créées par l’esprit cessent complètement d’apparaître et il ne reste que le vide. Dans cette vacuité, la nature connaissante essentielle du citta prédomine, exclusive, incomparable. Avec la cessation de toute image créée par l’esprit vient l’annihilation totale de kāmarāga. La contemplation du corps a atteint son terme.

En réalisant finalement que toute forme est intrinsèquement vide – vide de personnalité, vide de qualités distinctives comme la beauté ou la laideur – le méditant perçoit l’étendue de la souffrance causée par l’attraction sexuelle. Cette pollution mentale catastrophique étend son poison mortel partout. Elle pervertit les relations humaines et agite le monde entier, déformant les émotions et les pensées des gens, créant angoisse, malaise et mécontentement permanent. Rien n’a un effet aussi perturbateur sur la vie des gens ; c’est la force la plus destructive qui soit sur terre. Quand kāmarāga est totalement éliminé, le monde paraît vide. La force qui allume le feu qui consume le cœur des gens et attise des flammes qui ravagent la société humaine est vaincue et enterrée. Le feu de l’attirance sexuelle est éteint pour de bon ; il n’en reste rien pour tourmenter le cœur. Une fois kāmarāga annihilé, le nibbāna [l’Eveil] semble imminent et à portée de main. Kāmarāga cache tout ; il nous aveugle à tous les aspects de la vérité. Ainsi, quand il est finalement détruit, nous avons une vision directe sur magga [la voie], phala [le fruit] et le nibbāna : ils sont maintenant bel et bien à notre portée.



Pour résumer, le niveau d’Anāgāmī [« Celui qui ne reviendra pas », 3ème degré de l’Eveil] est atteint quand l’étau du kāmarāga sur l’esprit est brisé. L’Anāgāmī doit alors pratiquer les mêmes techniques d’investigation qui l’ont amené à ce résultat ; il doit les approfondir, les élargir et les perfectionner jusqu’à ce que les formes corporelles n’apparaissent plus dans le citta. L’esprit crée des images et puis il est piégé par ses propres créations ; mais l’Anāgāmī pleinement évolué sait cela sans l’ombre d’un doute. Le corps humain et tout ce qu’il est censé représenter, c’est en réalité l’esprit qui se piège lui-même. Le corps est une masse de matière, la conglomération d’éléments naturels de base. Ce n’est pas une personne et il n’est ni attirant ni repoussant. Il est simplement comme il est ; il existe dans son propre état naturel. Mais l’esprit engendre une perception erronée et se fait lui-même piéger par elle.

Tous les organes humains ne sont que des outils que la nature connaissante du citta utilise à ses propres fins. La présence connaissante du citta est diffusée dans le corps tout entier. Cette diffusion de présence consciente qui imprègne le corps tout entier est uniquement une manifestation de l’essence du citta. Les éléments physiques qui composent le corps n’ont aucune conscience, ils n’ont aucune qualité intrinsèque de connaissance, aucune présence consciente. La connaissance et la conscience sensorielle associées au corps sont strictement du domaine du citta et de ses manifestations. Les yeux, les oreilles et le nez sont capables de percevoir uniquement grâce à la conscience du citta. Ces organes ne sont que les moyens par lesquels la conscience sensorielle se produit ; en eux-mêmes, ils n’ont aucune conscience.

Normalement, nous croyons que nos yeux sont capables de voir mais, une fois que nous comprenons pleinement la véritable nature du corps, nous savons que le globe oculaire n’est qu’un morceau de tissu organique. En réalité, ce qui voit et qui reconnaît les objets visuels, c’est le flot de conscience qui traverse les yeux. La conscience visuelle utilise les yeux comme un moyen d’accéder à la sphère visuelle. Nos organes de la vue sont semblables aux yeux d’un animal mort sur le bord de la route. L’œil de chair n’a aucune valeur intrinsèque ; en lui-même, il est inerte. La contemplation du corps ne laisse place à aucun doute à ce sujet. Alors, comment le corps pourrait-il être « nous » ? Comment pourrait-il nous appartenir ? C’est tout à fait à l’encontre du phénomène naturel.

Ce principe est clairement vu quand le flot de conscience qui imprègne le corps est retourné sur lui-même et s’unifie dans un état de profond samādhi. A ce moment-là, le corps tout entier n’existe pas plus qu’une masse de matière, comme une bûche ou une souche d’arbre. Quand le citta se retire du samādhi, la conscience revient dans le corps et se diffuse dans chaque membre et dans chaque partie. La conscience et la capacité à connaître sont les fonctions fondamentales du citta, pas du corps physique. A ce niveau de pratique, dans l’état normal de conscience éveillée du méditant, la présence connaissante est complètement consciente d’elle-même, consciente que le citta et la connaissance ont la même essence unique et hors du temps, et que les éléments physiques n’ont aucune connaissance. En samādhi, le corps peut disparaître de la conscience mais la conscience elle-même ne disparaît jamais.

En vérité, il s’agit là d’un principe naturel immuable. Cependant, quand les kilesa [pollutions mentales] envahissent le citta, elles se saisissent de tout en s’y identifiant pleinement – « c’est moi, c’est à moi ». Elles confondent ainsi la véritable nature du citta avec les facultés sensorielles qu’il anime. Il est dans la nature des kilesa d’agir ainsi. Par contre, la sagesse va dans le sens inverse : elle voit clairement le corps tel qu’il est vraiment et corrige cette erreur d’interprétation. Les kilesa s’emparent toujours du corps pour nous faire croire qu’il est une partie importante de qui nous sommes. La sagesse, quant à elle, voit le corps humain comme un simple agglomérat de substances matérielles ordinaires et, par conséquent, est en mesure de relâcher tout attachement personnel à son égard.

Le cerveau, par exemple, est une masse de matière. Le cerveau est simplement un instrument que la conscience humaine utilise. Quand le citta entre dans un profond état de calme et de concentration, la présence consciente – qui imprègne normalement tout le corps – converge simultanément de toutes les zones du corps vers un point unique au milieu de la poitrine. La faculté connaissante se manifeste principalement en ce point ; elle ne vient pas du cerveau. Même si les facultés de mémorisation et d’apprentissage sont liées au cerveau, ce n’est pas le cas de la connaissance directe de la vérité. Pas à pas, en commençant par les premières étapes de la pratique du samādhi, les progrès de la méditation sont ressentis et compris au niveau du cœur et seulement dans le cœur. C’est là que se trouve la vérité et le méditant qui pratique correctement le sait à chaque pas qu’il fait sur la voie. Quand il s’agit de comprendre la véritable nature de tous les phénomènes, le cerveau n’a aucun rôle, il ne sert vraiment à rien. La sérénité et le rayonnement du citta sont ressentis au niveau du cœur ; c’est de ce point-là qu’ils émanent de manière évidente. La myriade d’aspects du citta, du plus grossier au plus fin, est clairement ressentie à partir de ce point central. Et quand tous les agents polluants sont finalement éliminés du citta, c’est aussi là qu’ils cessent.

A l’intérieur du citta, saññā [les souvenirs] et sankhāra [les pensées] sont les principaux agents polluants. A partir du moment où se termine la contemplation du corps pour l’Anāgāmī, les composants mentaux de la personnalité prennent le devant de la scène. Quand le composant physique de la personnalité, le corps, cesse d’être un problème, la pleine attention de l’Anāgāmī se déplace automatiquement sur les composants mentaux : les sensations, la mémoire, la pensée et la conscience sensorielle. Parmi eux, la mémoire et la pensée sont particulièrement importantes. Elles apparaissent et interagissent constamment pour former des images mentales qu’elles colorent de différentes nuances de sens. Pour les examiner, on utilise les mêmes techniques d’investigation mais, au lieu de contempler des images du corps, c’est le processus de pensée lui-même qui sera l’objet de l’attention.

La sagesse, déployant une intense capacité d’introspection, observe comment pensées et souvenirs apparaissent puis disparaissent, apparaissent puis disparaissent – apparaissant et disparaissant en un enchaînement sans fin d’activité mentale. A peine une pensée apparaît-elle, qu’elle disparaît de la conscience. Quelle que soit sa nature, le résultat est le même : une pensée ne dure qu’un instant très bref avant de disparaître.

L’investigation se concentre exclusivement sur le processus de la pensée ; elle pénètre au cœur de la nature connaissante essentielle de l’esprit. Elle suit la moindre pensée, la moindre idée, tandis qu’elle apparaît et disparaît, puis se concentre sur celle qui émerge tout de suite après. C’est une tâche ardue qui prend du temps et nécessite une attention pleine et entière à tout moment du jour et de la nuit. Mais, à ce stade, le temps et le lieu n’ont plus d’importance. Cette investigation intérieure peut se poursuivre sans arrêt pendant des semaines et des mois tandis que l’attention et la sagesse se battent contre un flux constant de phénomènes mentaux.

Cette tâche est épuisante pour l’esprit. La sagesse passe sans cesse en revue chaque aspect de l’activité mentale ; elle travaille sans arrêt, nuit et jour. Tout en étudiant le processus de la pensée, elle utilise les pensées et les idées pour remettre en question et approfondir le fonctionnement de l’esprit de façon à obtenir une vision pénétrante de sa véritable nature. Il ne s’agit pas là de penser pour penser, ce qui serait samudaya, la cause de la souffrance, mais d’une forme de pensée qui profite à magga – la voie de la pratique ; c’est un outil que la sagesse utilise dans le but de découvrir la vérité. Malgré tout, du fait de l’intensité de cette investigation, l’esprit se fatigue et perd de sa vivacité après de longues heures d’effort intense. Quand cela se produit, il faut faire une pause. Plus qu’à tout autre moment, l’esprit à besoin de se reposer régulièrement dans la tranquillité du samādhi. Mais, dans la mesure où la paix et le calme du samādhi sont bien pâles en comparaison des résultats extraordinaires obtenus par la pratique de la vision pénétrante, le méditant hésite souvent à se rabattre sur le samādhi. L’esprit est dans un état de conscience élevé, vibrant et, vu de là, le samādhi ressemble à un état mental de stagnation, une perte de temps. Pourtant, le samādhi est véritablement un complément indispensable et essentiel à la pratique du développement de la sagesse.

Donc, si nécessaire, il faut forcer l’esprit à opter régulièrement pour un repos dans le samādhi. Il faut qu’il mette momentanément de côté les investigations en cours et se focalise exclusivement sur l’obtention d’un état de paix et de calme mental concentré sur un point unique. Il peut se reposer là jusqu’à être complètement rafraîchi et prêt à reprendre le travail libérateur de la vision pénétrante. Dès que l’esprit se retire de l’état inactif du samādhi, il se lance immédiatement dans l’action. Comme un cheval qui a le mors aux dents, l’esprit est impatient de se remettre à sa tâche majeure : le retrait et la destruction de toutes les pollutions mentales. Mais veillez à ce que l’esprit ne se jette pas sur la voie de la sagesse sans prendre de repos. L’excès dans l’investigation est une forme de samudaya qui peut s’infiltrer dans le citta et le faire tomber sous l’influence des sankhara. Ces mêmes facultés de réflexion et d’analyse que la sagesse utilise pour comprendre les fonctionnements de l’esprit ont leur propre élan qui ne connaît pas la modération. Il faut tirer sur les rênes de temps en temps pour maintenir un bon équilibre entre le travail intérieur et le repos intérieur. A ce stade de la pratique, la sagesse fonctionnera automatiquement à plein régime. Quand le moment est venu de se reposer, il faut se concentrer sur le samādhi avec le même degré d’intensité. C’est la voie du milieu de magga, phala et nibbāna.

A ce stade, le citta et sa relation aux nāma-khandha [les phénomènes mentaux] sont le centre de l’investigation. Le citta est la nature connaissante essentielle qui est au cœur de notre être. Il consiste en une conscience pure et simple : le citta sait, tout simplement. La conscience de ce qui est juste et faux, et tous les jugements qui en résultent sont seulement des « conditions » du citta. Parfois leurs activités peuvent se manifester comme de l’attention ; d’autres fois, comme de la sagesse. Mais le véritable citta ne fait preuve d’aucune activité et ne manifeste aucune condition. C’est simplement un état de connaissance. Les activités qui apparaissent dans le citta, comme la conscience de ce qui est juste et faux, heureux ou malheureux, flatteur ou humiliant, sont toutes des « conditions » ou « phénomènes » de la conscience qui s’écoulent du citta. Dans la mesure où elles représentent des activités et des conditions du citta qui sont, de par leur nature, constamment en train d’apparaître et de disparaître, cette sorte de conscience est toujours instable et toujours incertaine. Compris de cette manière, saññā , sankhāra et viññāna [mémoire, pensée et conscience sensorielle] sont tous des conditions du citta.

Ces conditions créent le flux de phénomènes mentaux que nous appelons nāma-khandha. Par l’interaction des sensations, des souvenirs, des pensées et de la conscience sensorielle, des formes et des images apparaissent dans le citta. Ce qui est conscient de cela, c’est le citta. Des influences polluantes comme le désir sexuel manipulent et colorent la qualité de cette connaissance. Tant que le citta, sous l’autorité de kāmarāga, croira à la réalité et la substantialité de cette imagerie interne, désir et aversion se manifesteront. Des formes que l’on aura intériorisées seront alors chéries ou méprisées selon la nature de la perception que l’on en a : bonnes ou mauvaises, attirantes ou repoussantes. La perspective du citta est alors divisée entre ces deux extrêmes. Il est poussé à s’identifier à un monde de dualité et d’instabilité. La capacité connaissante du citta n’est pas quelque chose qui apparaît puis disparaît mais le citta, leurré, imite les pollutions mentales et les khandha [les agrégats du corps et de l’esprit] qui eux, suivent ce schéma de constante apparition et disparition. Quand la sagesse finit par voir au travers du leurre, le citta n’est plus alourdi par ces phénomènes, même si ceux-ci continuent à apparaître et disparaître dans la sphère des khandha. Le citta est ainsi vide de ces phénomènes.

D’un instant à l’autre, depuis notre naissance jusqu’à aujourd’hui, les agrégats du corps et de l’esprit n’ont pas cessé d’apparaître et de disparaître. En eux-mêmes, ils n’ont aucune substance réelle et il est impossible de leur en trouver une. L’interprétation erronée que le citta a pu faire de ces phénomènes, leur a prêté un semblant de réalité personnelle. Le citta s’attache à eux comme s’il s’agissait de l’essence d’un soi ou d’une propriété personnelle. Cette erreur est à l’origine de l’apparition d’une identité, d’un « soi » qui devient un poids plus lourd qu’une montagne, poids que le citta doit porter sans en retirer le moindre bénéfice. Dukkha, la souffrance, est sa seule récompense pour s’être attaché par erreur et avoir renforcé cet attachement en se trompant lui-même.

Quand le citta a étudié ces choses en profondeur et qu’il peut les voir avec la clarté qui vient de la précision aigüe de la sagesse, le corps se révèle comme un phénomène naturel qui n’est réel que dans les limites des éléments physiques qui lui sont inhérents. Il ne fait pas partie intrinsèque de soi et n’est donc plus un objet d’attachement. Les sensations physiques douloureuses, agréables et neutres qui apparaissent dans le corps sont clairement réelles mais cette réalité n’est vraie que dans leur domaine spécifique. Elles sont donc lâchées, elles aussi. Mais la sagesse n’est pas encore capable de voir au travers des sensations subtiles qui apparaissent exclusivement dans le citta, de sorte que les sensations psychologiques et émotionnelles – le ressenti douloureux, agréable ou neutre qui se manifeste uniquement dans le citta – sont des conditions qui continuent à intéresser le citta. Bien que celui-ci ne soit pas capable, à ce stade, d’en comprendre la nature réelle, ces sensations subtiles serviront de rappels constants qui pousseront le citta à investiguer plus avant.



De manière générale, la source de la pensée et de l’imagination s’appelle le sankhāra-khandha. Chaque pensée, chaque soupçon d’idée ondule brièvement à travers l’esprit puis cesse. En elles-mêmes, ces petites vagues mentales n’ont aucun sens particulier. Elles apparaissent à la conscience le temps d’un éclair puis disparaissent sans laisser de traces. Ce n’est que lorsque saññā-sankhāra s’en saisit, qu’elles deviennent des pensées et des idées avec un sens et un contenu particulier. Le saññā-khandha est l’agrégat mental de la mémoire, de la reconnaissance et de l’interprétation. Saññā prend des fragments de pensée, les interprète et les développe, fait des suppositions sur leur sens et les transforme ainsi en sujets particuliers. Sankhāra poursuit alors ces sujets sous la forme de pensées discursives incessantes mais c’est saññā qui est le principal instigateur. Dès qu’un sankhāra apparaît, saññā s’en empare, définit son existence en tant que ceci ou cela et agite tout. Ces deux facultés mentales sont celles qui causent tous les problèmes. Ensemble, elles racontent des histoires – des comédies et des tragédies – et les interprètent ensuite comme une réalité personnelle. S’appuyant sur les souvenirs pour identifier tout ce qui se présente à la conscience, saññā les définit et leur donne un sens.

Les sankhāra apparaissent et disparaissent avec un début et une fin bien distincts, comme des éclairs dans le ciel ou des lucioles scintillant dans la nuit. Quand on l’observe de près, un sankhāra-khandha est beaucoup plus subtil qu’un saññā-khandha. Quand ils explosent dans la conscience, les sankhāra sont le matériau de base de la pensée. Saññā, par contre, n’est pas ressenti comme des éclairs de pensée. Quand l’esprit est parfaitement calme et les khandha très silencieux, on peut clairement sentir la manière dont chaque khandha apparaît. Saññā va s’étendre lentement, imprégnant peu à peu le citta comme de l’encre sur un papier buvard, s’étendre lentement jusqu’à former une image mentale. Derrière saññā et suivant son exemple, les sankhāra, qui sont toujours en train d’apparaître, commencent à former une image et à créer une histoire autour d’elle, histoire qui va bientôt devenir bien vivante. Les pensées à tel ou tel sujet commencent lorsque saññā reconnaît et interprète les vagues de sankhāra, qu’il les façonne en une image reconnaissable que le sankhāra continue ensuite à développer en long et en large. Ces deux facteurs mentaux sont des phénomènes naturels. Ils apparaissent spontanément et sont distincts de la conscience qui les reconnaît.

Quand le citta aura étudié les khandha de nombreuses fois, sans cesse et sans répit, il acquerra un degré d’expertise. En contemplant ces processus au moyen de la sagesse, on arrive d’abord à lâcher prise du khandha physique. Au début de l’investigation, la sagesse saura voir la véritable nature du corps avant de pouvoir percer à jour – et lâcher – les autres khandha. En conséquence, le citta pourra, de la même manière, lâcher progressivement son attachement aux sensations, à la mémoire, à la pensée et à la conscience sensorielle.

En termes simples, le citta lâche prise quand la sagesse perce à jour les composants mentaux de la personnalité ; avant cela, il s’accroche. Une fois que la sagesse les a vraiment mis à nu, le citta peut tout lâcher. Il voit qu’il ne s’agit que de vagues dans le citta, qu’ils n’ont aucune substance. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises, les pensées apparaissent et disparaissent de la même manière. Quelle que soit la manière dont elles apparaissent à l’esprit, elles ne sont que des configurations créées par saññā et sankhāra, et elles disparaitront tout simplement. Toutes sans exception. Il n’y a pas de pensée qui dure plus d’une fraction de seconde. N’ayant aucune durée, les pensées n’ont aucune substance ni sens réel. Par conséquent, on ne peut pas s’y fier.

Alors, qu’est-ce qui continue à nous envoyer ces pensées ? Qu’est-ce qui continue à les produire ? Un instant, une pensée est concoctée, l’instant d’après une autre – créant sans cesse l’illusion d’un « moi » qui pense. En réalité, ces pensées viennent des contacts sensoriels : les objets vus, les sons entendus, les odeurs senties, les saveurs goûtées et les contacts physiques ; elles viennent des sensations, de la mémoire, de la pensée et de la conscience sensorielle. Il nous paraît normal de croire à la réalité de toutes nos perceptions sensorielles mais, ce faisant, nous perpétuons l’erreur jusqu’à ce qu’elle devienne un incendie qui dévore notre cœur. C’est justement par ces facteurs-là que le citta est contaminé, par ces conventions de l’esprit.

Le but de l’investigation est de retirer ces facteurs car, une fois disparus, la véritable nature du citta sera révélée. Nous verrons que, quand le citta ne s’aventure pas vers l’extérieur pour s’absorber dans un objet, il demeure naturellement calme et rayonnant. Comme le Bouddha l’a dit : « Moines, le citta originel est intrinsèquement clair et lumineux mais il est pollué par les voiles mentaux qui le traversent. » Le citta originel est le citta rayonnant. Cette phrase se réfère à la nature originelle du citta qui erre de vie en vie dans le cycle des renaissances. On peut le comparer au citta d’un nouveau-né dont les facultés mentales ne sont pas encore suffisamment développées pour bien comprendre les objets des sens. Cette phrase ne se réfère pas à la nature originelle du citta qui a transcendé le cycle des renaissances et qui est absolument pur.

Tandis que nous poussons l’investigation du citta plus profondément, les éléments polluants qui se déplaçaient un peu partout auparavant vont peu à peu converger vers un unique point rayonnant et se fondre avec le rayonnement naturel qui est à l’intérieur du citta. Ce rayonnement est si majestueux et fascinant que même des capacités mentales exceptionnelles comme la suprême attention et la suprême sagesse ne manqueront pas de tomber sous son charme au début. C’est une expérience tout à fait nouvelle, du jamais-vu. Cette lumière émerveille ; elle paraît si extraordinaire, si majestueuse et impressionnante qu’il semble, à ce moment-là, que rien ne pourra jamais lui être comparé. Et pourquoi pas ? Elle a régné en monarque absolu sur les trois mondes de l’existence pendant d’innombrables ères. Ce point de rayonnement a tenu le citta sous sa coupe et son autorité depuis des temps immémoriaux. Et il continuera à nous émerveiller tant que le citta manquera de l’attention et de la sagesse supérieures qui sont nécessaires pour le libérer de la puissance qu’il exerce. C’est à cause de ce rayonnement que le citta a été forcé de passer par des renaissances sur d’innombrables plans d’existence – du fait d’actions dictées par ce kilesa extrêmement subtil. Au bout du compte, c’est ce rayonnement naturel de l’esprit qui fait que les êtres vivants errent sans fin dans le samsāra en passant de la naissance à la mort.

Une fois que le citta comprend clairement rūpa, vedanā saññā, sankhāra et viññāna [les cinq agrégats qui composent l’être humain] avec une certitude absolue, tout ce qui reste, ce sont les subtiles variations des vagues qui se produisent exclusivement dans le citta. Il s’agit d’une forme subtile de sankhāra qui cause un mouvement dans le citta : une forme subtile de sukha [bonheur], une forme subtile de dukkha [souffrance] et une splendeur rayonnante subtile dans le citta. C’est tout ce qu’elles sont. L’attention suprême et la sagesse suprême vont concentrer leur investigation sur ces mouvements internes, les observant et les analysant sans cesse.

Le rayonnement, produit par la convergence des différentes pollutions mentales, sera un point lumineux clairement perçu, un rayonnement très fin centré à un endroit précis dans le citta. De temps à autre une légère pâleur correspondante apparaît et ternit ce centre rayonnant, ce qui cause l’émergence d’une forme de dukkha tout aussi subtile. En vérité, la lumière et l’obscurité sont les deux faces d’une même pièce : toutes deux sont des réalités conventionnelles. A ce niveau-là, le rayonnement, la pâleur et dukkha sont des compagnons qui apparaissent ensemble.

De ce fait, quand le citta perçoit ce merveilleux rayonnement, il craint toujours que ces variations de lumière ne viennent ternir l’expérience à tout moment. L’attention et la sagesse veillent à protéger et à maintenir le rayonnement. Bien qu’elle soit très subtile, cette pâleur est encore un symptôme des kilesa ; c’est pourquoi les méditants ne doivent pas se féliciter trop tôt. Ces subtils changements dans le rayonnement du citta doivent être examinés par la sagesse avec la plus grande persévérance.

Pour vous libérer de ce fardeau de crainte et résoudre définitivement cette question, demandez-vous : « Qu’est-ce que ce rayonnement, exactement ? » Concentrez votre attention dessus jusqu’à en avoir le cœur net. « Pourquoi est-il si fluctuant ? » Un instant, il est lumineux, l’instant d’après, il est légèrement terni ; un moment, il y a sukha, l’instant d’après, il y a dukkha ; un instant, il y a totale satisfaction, l’instant d’après, l’insatisfaction pointe son nez. Portez votre attention sur les petites vagues irrégulières de sukha subtil qui apparaissent et ensuite, sur la minuscule trace de dukkha, proportionnelle à la nature très fine du citta à ce niveau – ce changement suffit à éveiller nos soupçons. Pourquoi cet état subtil et raffiné du citta présente-t-il tant d’irrégularités ? Il n’est pas toujours constant et véridique. Poursuivez cette voie d’investigation sans faiblir. Soyez sans peur. Ne craignez pas que la destruction de cette luminosité soit la destruction de votre essence véritable. Concentrez-vous simplement sur ce point central pour voir clairement que le rayonnement a les mêmes caractéristiques d’impermanence, de souffrance et de non-soi que tous les phénomènes que vous avez déjà examinés. La seule différence est que le rayonnement est beaucoup plus subtil et raffiné.

A ce stade de l’investigation, rien ne doit être considéré comme évident ; on ne doit se fier à rien de ce qui relève du domaine de la réalité conventionnelle. Portez une attention focalisée au plus profond du citta et laissez la sagesse relever le défi. Toutes nos idées erronées proviennent du citta et ce rayonnement est l’illusion ultime. Mais comme vous l’aimez et le protégez plus que tout autre chose, vous n’aurez guère envie d’intervenir. Dans le corps tout entier, rien ne ressort autant que cette luminosité. Elle provoque une fascination intérieure telle – et, par conséquent, un tel sentiment d’attachement protecteur – que vous souhaitez que rien ne la dérange. Et voilà ! Regardez ! Ce n’est rien d’autre que le suprême dictateur de l’univers : avijjā, l’ignorance de ce qui est. Mais vous ne le reconnaissez pas ! Comme vous ne l’avez jamais vu auparavant, vous vous laissez naturellement tromper par le rayonnement merveilleux que vous rencontrez à ce stade. Plus tard, quand l’attention et la sagesse seront pleinement préparées, vous verrez la vérité par vous-même, sans que l’on vous y pousse. Il s’agit d’avijjā. Le véritable avijjā est précisément là. Ce n’est qu’un point à l’éclat fascinant. N’imaginez pas qu’avijjā ressemble à un démon ou à une bête féroce car, en vérité, c’est le plus attirant et le plus charmant parangon de beauté au monde.

Le véritable avijjā est très différent de ce à quoi vous pouvez vous attendre. Par conséquent, quand vous le rencontrez, vous ne le reconnaissez pas et votre pratique reste bloquée là. Si vous n’avez pas de maître pour vous conseiller et vous montrer une façon de mener vos investigations, vous serez dans une impasse pendant longtemps avant de réaliser sa véritable nature et pouvoir aller au-delà. Si vous avez un maître pour vous conseiller sur la manière de procéder, vous pourrez rapidement comprendre le principe de base et frapper un coup direct dans ce centre rayonnant sans lui accorder la moindre confiance. Dans cette situation, vous devez poursuivre votre investigation exactement comme vous l’avez fait avec les autres phénomènes naturels.