Le Dhamma de la Forêt


PAÑÑA (la sagesse)

Ajahn Munindo

Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/
 




Extrait du livret « Assis dans la salle d’attente du Bouddha »



Dans un autre écrit, j'ai mentionné une conversation du Bouddha avec son fils Rahula, dans laquelle il demande à Rahula à quoi sert un miroir. Le jeune homme répond qu'un miroir sert à voir son propre visage. Le Bouddha développe le raisonnement en disant que lorsque nous voulons voir notre cœur, nous utilisons la réflexion sage. Dans la première partie, chapitre 4 de In Any Given Moment [4], où j'explique la manière dont Ajahn Tate enseignait la sagesse, je décris pañña comme étant une capacité d'autoréflexion qui a pour fonction de révéler la réalité de ce qui apparaît à la conscience. C'est saddha qui nous permet de nous lancer dans le voyage vers l'éveil, et c'est la sagesse qui nous montre où nous devons aller.

Si nous avons trop de saddha, nous pouvons nous perdre dans la naïveté. La confiance qui vient de saddha risque de nous rendre complaisants. Ce qui combat la naïveté et la complaisance, c'est pañña, la sagesse. La sagesse fonctionne en lien avec la foi ; les deux coopèrent. Pañña aime investiguer : elle pose des questions ; elle ne se contente pas d'un niveau de compréhension superficiel : elle veut aller plus profond. Pañña est perturbatrice mais de manière constructive. Elle démonte et décortique, mais pas sous l’effet d’une réactivité dépourvue d’attention. La véritable sagesse est en harmonie avec la réalité et elle déconstruit pour atteindre une compréhension qui nous libère de l’égocentrisme et de la confusion. Mon mot clé personnel pour caractériser le concept de pañña est « discernement ».

Nous commençons par utiliser la sagesse de ceux qui nous ont précédés sur la voie. En suivant attentivement leurs enseignements, nous progressons et évitons de tomber dans trop de pièges graves. Nous ne savons pas encore ce qu'ils savent et nous ne voyons pas ce qu'ils voient, mais nous bénéficions de ce qu'ils ont bien voulu partager. C’est un peu comme utiliser un GPS en voiture : au début, nous ne sommes pas sûrs qu'il soit fiable mais, au fur et à mesure que nous roulons, nous voyons qu'en effet il y a un pont là où un pont est indiqué et nous traversons un village juste au moment signalé. Nous apprenons ainsi à faire confiance aux instructions que l'appareil nous donne. Ces instructions ne sont pas le voyage, pas plus qu’elles ne sont la destination, mais elles peuvent être très utiles. De même, nous pouvons apprendre à faire confiance aux sages instructions que nous donnent nos maîtres spirituels. Ce qu'ils nous donnent sont des approximations – ce ne sont ni le voyage ni le but – mais leurs conseils sont bénéfiques.

Par exemple, des enseignements sages soulignent l'importance de la vigilance et de l'intégrité. Nous pourrions penser que, tant que personne ne sait que nous sommes malhonnêtes, nous nous en tirons à bon compte. Mais ce que nous ne voyons pas, c’est combien nous portons atteinte à notre propre estime.

Au cours de ces dernières années, plusieurs projets de construction ici, au monastère de Harnham, ont été supervisés par Rion Willard, un ami architecte qui vit à Londres. Au tout début de notre rencontre, Rion m'a expliqué qu’à un certain moment de sa vie, il a perdu tout intérêt pour l’alcool. Il avait participé plusieurs fois à des retraites de méditation à Amaravati, l’un de nos monastères affiliés, et avait probablement entendu à plusieurs reprises le discours sur les préceptes que l’on donne aux retraitants juste avant qu’ils ne quittent le monastère. L'objectif de cet exposé sur les cinq préceptes1 est d’aider ceux qui ont baigné dans l'environnement favorable d'une retraite à intégrer tout ce qui a pu leur être bénéfique quand ils vont se retrouver dans des situations moins faciles. Sans la protection d'un engagement à la modération et à la bienveillance, nous risquons de retomber facilement dans les vieilles habitudes de résistance à la réalité ; dès lors, les ombres du manque de présence attentive reviennent et obscurcissent la clarté qui a pu être goûtée pendant la retraite.

Rion m'a expliqué que lors d’une de ses retraites, il a passé du temps à se demander : « Pourquoi est-ce que je continue à boire alors que l'alcool coûte tellement cher, qu’il me fait agir inconsidérément et qu’il finit par me faire sentir affreusement mal ? » Cette année-là, à la fin du discours sur les préceptes, il s'est joint à la récitation de groupe et a pris la ferme résolution d'abandonner complètement l’alcool. Il n'a pas bu depuis. À l’époque, il travaillait dans un cabinet d'architectes et, bien entendu, il était souvent invité à des rencontres sociales où les gens consommaient de l'alcool. Comme il avait pris une ferme résolution à la fin de la retraite, il buvait désormais des jus de fruits, de l'eau, du café ou des boissons gazeuses. Non seulement sa clarté mentale en bénéficiait mais souvent ceux qui remarquaient son abstinence s’y intéressaient et lui demandaient comment il y était arrivé. Certains avaient commis de grosses bêtises dans leur vie sous l'influence de l'alcool. De nombreuses conversations enrichissantes s’ensuivirent. La confiance et l'énergie qui ont été libérées suite à cette résolution ont contribué de manière significative à ce que Rion crée un jour sa propre entreprise d'architecture. Il dirige actuellement un cabinet de conseil en gestion et ses clients s’engagent, dans leur contrat, à ne pas consommer d'alcool au cours des vingt-quatre heures précédant leurs rencontres. C'est la sagesse qui a reconnu la pertinence du discours sur les préceptes et c’est grâce à la compassion que cette sagesse a été partagée. Le verset 290 du Dhammapada dit,

C'est la sagesse qui conduit

au lâcher prise d'un moindre bonheur

pour trouver un bonheur bien plus grand.

Il est facile d’être inspiré par la compassion de ceux qui ont déjà fait le voyage – qui ont fait leur travail – mais nous aurions tort de penser que nous pouvons avoir la compassion sans avoir accompli le travail.

En 1967, j'avais quinze ans et je me revois encore dans le salon de notre maison de Morrisville2 en train de regarder, sur notre téléviseur en noir et blanc, un programme de télévision mondiale [1] – c’était la première fois que plusieurs pays du monde entier se branchaient simultanément sur un même programme. L'une des contributions de la Grande-Bretagne à cet événement était les Beatles chantant All You Need is Love3. Ils étaient accompagnés par un grand orchestre et chantaient joyeusement un refrain sur l'amour – encore et encore. C'était une mélodie entraînante et pleine d’optimisme. Malheureusement, cette connexion à l’échelle mondiale et la chanson des Beatles n'ont pas suffi à transformer la folie et la souffrance du monde. En réalité, lorsque ce que l'on appelle « amour » n'est pas associé à la sagesse, c’est généralement un sentiment très égoïste. Une chanson qui s’intitulerait « Tout ce dont vous avez besoin, c’est de sagesse » ne serait pas si accrocheuse mais le message serait plus proche de la vérité.

La sagesse comprend, par exemple, que la réalité est multidimensionnelle. Les vagues à la surface de l'océan ne sont qu'une partie de la réalité de l'océan : dans les profondeurs, tout est calme. Nous pourrions penser, par exemple, que nous agissons avec de bonnes intentions en essayant de persuader les autres que nous savons ce qui est le mieux pour eux, mais peut-être n'avons-nous pas la profondeur de discernement pour voir qu’à ce moment-là nous sommes animés par l’ignorance. Si l’on considère les nombreuses croisades religieuses qui ont eu lieu au cours des siècles, il est évident que, malgré ce que les protagonistes croyaient être de bonnes intentions, ils ont laissé dans leur sillage quantité de désastres aux lourdes conséquences. Sans la vraie sagesse, l'ignorance peut se déchaîner et nos actions risquent alors de causer beaucoup de souffrance pour nous-mêmes et pour les autres. Il faut de la sagesse pour voir à travers notre propre aveuglement ; sans cela, le spectre de l'égocentrisme crée une énorme quantité de problèmes.

Pañña ne craint pas les questions difficiles. Nous devons apprendre à porter notre attention là où il faut pour vraiment faire face à dukkha4 et nous demander : « D'où vient cette souffrance ? » C'est ce que le Bouddha, dans sa sagesse, nous encourage à faire. À cause de nos habitudes de non-attention, il nous est plus facile de nous détourner de la question et de nous distraire ou de blâmer les circonstances extérieures. Même le fait de développer consciemment la bonté peut devenir une forme de distraction. J'ai assisté une fois à une conférence publique à Londres où l’orateur comparait différentes traditions bouddhistes. Il a fait remarquer que, à son avis, le Theravada se concentrait trop sur la souffrance. Je ne peux pas parler au nom de tous les pratiquants du Theravada mais je dirais qu'il est également possible de trop se concentrer sur les aspects de la pratique qui donnent lieu à de bons sentiments de surface. (Voyez l'exemple d’Ajahn Tate qui est resté enfermé dans le samadhi pendant plusieurs années sans progresser vers la sagesse.) Il est vrai que nous devons pouvoir puiser dans la force qui naît de gestes de bonté accumulés, mais nous devons aussi veiller à ne pas nous complaire dans des sentiments agréables. Il est possible de s'attarder sur des pensées de bienveillance et de gratitude et, en même temps, se perdre complètement dans des sentiments agréables. Les sentiments agréables qui naissent de la concentration sur la bonté peuvent être enivrants. Comme je l’ai souvent dit, il est sage de réfléchir à ce que le Bouddha a souligné : « Vous continuez à souffrir parce que vous ne parvenez pas à voir deux choses – vous ne voyez pas dukkha et vous ne voyez pas la cause de dukkha. » Lorsque la sagesse est bien développée, il est moins probable que nous commettions l'erreur de nous complaire dans des sentiments agréables. Nous mobiliserons plutôt la force et la résilience que la bonté nous donne, et nous les utiliserons pour affronter sans crainte dukkha, pour le voir en profondeur et nous demander : « Quelle est cette souffrance ? » et « Quelle est la cause de cette souffrance ? »

Pañña voit à travers les façades – la nôtre et celle des autres. Nous nous surprendrons peut-être à raconter pour la énième fois une histoire qui nous met en valeur pour soudain prendre conscience de notre mensonge. Ou bien, en écoutant une autre personne parler du drame de sa vie – elle pourrait être totalement convaincue de son malheur et avoir raison de blâmer untel ou untel – mais tout ce que vous entendrez, c’est quelqu'un de totalement perdu dans un rêve. Avec la sagesse, vous ne serez pas poussé à croire inconsidérément à son drame ni à réagir. Sans une sage réflexion, nous avons tendance à nous perdre dans des habitudes de réactivité, à prendre parti pour ou contre des opinions et des points de vue opposés. La sagesse nous montre comment lâcher notre réactivité habituelle et voir la situation dans une perspective plus large, la perspective d'une conscience élargie capable d’accueillir la souffrance – la nôtre et celle des autres. Sans une telle perspective, il est peu probable que nous puissions vraiment changer quoi que ce soit.

Tant que nous croirons que nous sommes notre personnalité conditionnée, notre ego, il y aura très peu d'espoir de trouver un bonheur autre que celui qui découle de la simple satisfaction du désir. Une personne qui recherche satisfaction et sécurité mais qui croit toujours que sa personnalité est qui elle est ou ce qu’elle est, ressemble à quelqu'un qui a faim et qui mange des photos représentant de la nourriture. Ces images colorées ressemblent à des aliments mais elles n’ont rien de réel. Pañña voit les jeux auxquels nous jouons et voit à travers les façades que nous érigeons et derrière lesquelles nous nous cachons : l’image de quelqu’un de fort, de drôle, de sensible, de spirituel. La sagesse a le pouvoir de nous conduire dans la bonne direction pour démanteler ces façades et nous apprendre à nous tenir bien droit sur nos deux pieds, sans nous cacher.

Nous avons beaucoup de chance de bénéficier de la sagesse illimitée du Bouddha car, dans ce voyage, il y a de nombreux risques de dévier. Même les voies apparemment profondes et importantes peuvent s’avérer une totale perte de temps. Il existe un enseignement classique du Bouddha qui illustre ce point : tandis qu’il marchait dans la forêt accompagné d’un groupe de moines, il ramassa une poignée de feuilles tombées à terre et demanda : « Où y a-t-il le plus de feuilles, dans ma main ou sur tous les arbres de la forêt ? » Les moines répondirent que les feuilles des arbres étaient plus nombreuses. Le Bouddha expliqua alors que les vérités qu'il avait découvertes étaient bien plus nombreuses que celles qu'il avait enseignées mais que ce qu'il avait enseigné était le plus important pour quiconque souhaite s'éveiller en se libérant de l’ignorance de la réalité.

La présentation traditionnelle des enseignements qui conduisent à l'apparition de la sagesse implique une analyse des phénomènes selon les trois caractéristiques : anicca, dukkha, anatta (impermanence, souffrance et non-soi). Il est dit que l'investigation des expériences – mentales, émotionnelles et physiques – en fonction de ces trois caractéristiques nous amène peu à peu à abandonner nos habitudes d'attachement. La tradition suggère également que nous pouvons très bien sentir une affinité particulière pour l’une de ces caractéristiques, auquel cas nous pouvons investiguer plus à fond cette voie. L'essentiel de ce travail est que nous nous y engagions avec un intérêt authentique ; il ne s’agit pas d'appliquer aveuglément une technique parce que quelqu'un a dit qu’elle était bonne pour nous. La motivation du Bouddha, qui l’a conduit à se détourner d'une vie de distractions incessantes et à poursuivre la voie de la libération, est née quand il a vu clairement les conséquences de son comportement, quand il a vu clairement que cette vie était sous le signe de dukkha. C'est à ce moment-là que le voile de l’illusion est tombé. Cette prise de conscience a déclenché en lui un profond intérêt pour trouver une réponse à la question : « Comment échapper à la terrible lassitude qui nous envahit lorsque nous passons notre vie à essayer d'éviter le vieillissement, la maladie et la mort ? » La grande question : « Qu'est-ce qui importe vraiment ? » a surgi dans son cœur et, avec elle, l'énergie nécessaire pour se lancer dans ce grand voyage.






1 Les cinq préceptes donnés par la Bouddha aux disciples laïcs sont : 1. éviter de tuer d’autres êtres ; 2. éviter de voler ; 3. avoir une conduite sexuelle responsable ; 4. éviter de mentir et de médire ; 5. éviter d’utiliser des produits qui diminuent la clarté de conscience comme l’alcool ou la drogue.

2 Dans l’état de Caroline du nord, en Californie.

3 Littéralement : « Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’amour. »

4 Dukkha : mot pali généralement traduit par « souffrance ». Il peut s’agir de la plus petite irritation jusqu’à la plus grande douleur physique ou morale.