Le Dhamma de la Forêt


Le Dhamma de la Forêt

Paññavuddho Bhikkhu


Extrait de « The Forest Path » - Traduction Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/



Le vénérable Paññavuddho Bhikkhu appartient au Sangha de la Tradition de la Forêt en Thaïlande, branche du Theravada. Cette école propose un mode de vie qui se veut aussi proche que possible de celui des moines qui entouraient le Bouddha il y a 2500 ans. On y suit à la lettre les règles du Vinaya (Code de discipline monastique) édictées par le Bouddha, simplifiant ainsi la vie quotidienne au maximum et donnant à la pureté du cœur l’occasion de refaire surface grâce à la méditation. Celle-ci est pratiquée non seulement de manière formelle dans l’assise et la marche, mais aussi sous la forme d’une attention présente à toutes les activités de la journée dans le contexte naturel de la forêt.

Le vénérable Paññavuddho Bhikkhu est un Occidental qui s’est fait ordonner moine en Thaïlande. Il donne ici un aperçu de son vécu dans un monastère de la forêt thaïlandaise de nos jours.

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Tant qu’il y aura des moines qui aimeront vivre dans la forêt au pied des arbres,

le Bouddha-Sasana, la Voie des Eveillés, ne déclinera pas
(D.II.77 ; A.IV.20)

Sortir de sa méditation pour se retrouver niché dans les replis isolés du cœur de la forêt est certainement une merveilleuse façon d’accueillir un jour nouveau. Assis sur ma plateforme de bambou, je constate que le crescendo des oiseaux et des insectes célébrant l’aube commence à s’apaiser, tandis que des rayons de lumière se glissent entre les arbres …

Soudain j’entends du bruit dans les buissons à quelques mètres de là — un bruit insistant. Je suis attentif à une sensation qui m’envahit depuis l’abdomen jusqu’au sommet de la tête et j’anticipe un assaut de pensées. Je fais l’effort de ramener mon attention à la respiration pour retrouver l’instant présent, mais l’esprit refuse de coopérer car un souvenir vieux d’un an est en train de refaire surface. [A cette époque-là, le Vénérable s’était trouvé à quelques pas d’un grand félin doré qui jouait tout près de lui sans le voir. Sans vraiment réfléchir, le Vénérable s’était raclé bruyamment la gorge, ce qui avait fait fuir l’animal.]

Je me souviens de ce jour-là et je sais pourquoi je n’ai pas eu peur. Pourquoi ai-je ce sentiment d’être chez moi dans cet environnement apparemment sauvage et incontrôlable ? En vivant dans la forêt selon une tradition monastique qui remonte à l’époque du Bouddha, je ressens profondément l’authenticité de cette forme de pratique, même si elle est aux antipodes de ma culture et de mon éducation. En tant que moine de la forêt, ma vie quotidienne est d’une honnêteté foncière et d’une simplicité dépouillée. L’enseignement est partout et chaque instant est orienté vers l’Eveil. Ajahn Chah nous l’a bien enseigné :

« Qu’il s’agisse d’un arbre, d’une montagne ou d’un animal, tout est dhamma. Où est ce dhamma ? Pour dire les choses simplement, disons que ce qui n’est pas dhamma n’existe pas. Le dhamma est la nature. C’est ce que l’on appelle sacca dhamma, le véritable dhamma. Si on voit la nature, on voit le dhamma et si on voit le dhamma, on voit la nature. En voyant la nature, on découvre le dhamma.»

Dans la solitude de la forêt profonde, l’inspiration qui motive la pratique est toujours tempérée par le travail à accomplir : dépasser les kilesa — ces entraves qui obscurcissent notre vision des choses telles qu’elles sont réellement. Pour moi, la bataille contre les kilesa consiste à prendre conscience de tendances habituelles qui me font sans cesse me tourner vers le passé ou l’avenir, et aussi à lâcher les conditionnements instillés par la société. J’observe que toutes ces pensées, émotions ou humeurs ne font qu’apparaître pour ensuite disparaître et puis, encore et encore, je débusque et déracine pied à pied les perceptions les plus profondément ancrées …

Dans la vie du moine de la forêt, il y a certains cadres qui contiennent la pratique et permettent de s’abandonner, le principal étant nekkhamma : simplicité et renoncement. Le Bouddha et nos maîtres nous incitent à manger peu, dormir peu, parler peu et méditer beaucoup. Nous sommes loin de toute distraction — le premier village est à plus de 40 km et, quand il pleut, la route disparaît sous l’eau. Il y a donc réellement ici un sentiment de viveka : solitude, quiétude et détachement.

De plus, nous suivons certaines pratiques dhutanga (pratiques d’un ascétisme modéré autorisées par le Bouddha) pour développer davantage encore cet esprit de simplicité et de renoncement … Nous vivons en plein air, au pied des arbres, sur une petite plateforme en bambou ; nous ne prenons qu’un repas par jour et uniquement ce qui nous a été offert dans notre bol ; nous n’avons que deux vêtements de rechange ; et nous ne disposons que d’un minimum de médicaments de base.

Un autre thème important qui pénètre de nombreux aspects de la pratique consiste à développer la vertu, l’amitié bienveillante et un état d’esprit sain et clair. En tant que moines bouddhistes, le précepte qui régit toute notre relation au monde est « ne pas nuire ». Exprimé de manière positive, cela revient à savoir apprécier toutes les formes de vie. Quand on vit dans un environnement sauvage, ce précepte agit comme la meilleure des protections. Pratiquer les quatre « divines vertus » que sont l’amitié bienveillante, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité, nous donne un parfait outil pour faire face à la peur.

Avoir affaire aux bêtes sauvages n’est pas une question de bravade ou de machisme. Affirmer le soi pour s’opposer à la nature ne peut qu’engendrer le conflit. Au lieu de cela, nous apprenons à développer l’amitié bienveillante pour exprimer une ouverture du cœur qui ne laisse aucune place à la peur. Et la forêt nous offre l’occasion de découvrir que la peur et l’amour sont comme l’ombre et la lumière : la présence de l’un chasse l’autre. Dans la forêt nous accueillons ce qui vient avec équanimité. Quand nous faisons face à des animaux sauvages avec bienveillance, nous déterrons un trésor du Dhamma profondément enfoui sous la peur : un goût de liberté et de bien-être.

Tandis que je descends la montagne ce matin, mon esprit se tourne tout naturellement vers la contemplation de la mort et la nature vide et impersonnelle des cinq khanda — ces agrégats qui constituent le corps et l’esprit humain. La proximité de la bête sauvage m’a procuré une puissante stimulation. Face à ce qui m’est apparu pendant un instant comme la possibilité de la mort, la question de ce qui est vraiment important s’impose : jusqu’au plus profond de mes os, je ressens une appréciation de la vie. Pourtant en contemplant la nature vide des cinq khanda et en ressentant une immense gratitude pour les enseignements du Bouddha, je perçois un mystère ineffable dans tout cela, un « esprit qui ne sait pas ». Mon cœur est en paix et en harmonie avec tout ce qui m’entoure mais la sagesse intérieure insiste pour dire que tout est complètement vide, qu’en réalité il n’y a rien du tout. Cependant, pour une fois, je ne ressens pas le besoin de réconcilier cette contradiction apparente. Réaliser que ces deux visions apparemment opposées ne font qu’un est la pratique du Dhamma de la forêt et je continue à apprendre …