Le Dhamma de la Forêt

La Liberté 

Ajahn Vajiro


Traduction par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/

 

 Ce texte est la transcription d’un enseignement donné par Ajahn Vajiro, du 11 au 13 novembre 2005, au « Refuge », Centre Bouddhique d’Etude et de Méditation.

Deuxième jour :

Matinée du samedi 12 novembre 2005

Notre propos est la liberté, la liberté par rapport à toutes formes de confusion et d’ignorance. Dans ce sens, il est bon de prendre conscience que nous nous souhaitons du bien, que nous avons au fond du cœur ce souhait intense de bien-être. Etre libre de la confusion et de l’ignorance, cela signifie être libre de la colère, de la peur ainsi que du besoin, de ce sentiment de manquer.

On dit qu’il y a trois racines qui font tourner la roue du samsāra, ce sont l’avidité, la haine ou aversion et l’illusion ou entretenir des concepts erronés. Quant à la peur, c’est une forme compliquée de l’aversion et de la colère, c’est une forme d’aversion projetée dans l’avenir : « Je ne veux pas qu’une certaine chose se produise dans l’avenir, alors j’ai peur aujourd’hui ». L’exercice qui permet de s’en libérer, c’est la méditation de l’amour bienveillant ou mettā que vous avez peut-être déjà pratiquée de différentes façons.

Peut-être que certains d’entre vous ont ressenti, comme moi autrefois, au moment où un enseignant leur proposait cette pratique : « Oh non, pas ça ! Je n’aime pas du tout. » Mais ce n’est pas important pour le moment. Ce qui nous intéresse, tout d’abord, c’est de voir pourquoi l’aversion et la colère sont tellement destructrices, parce que, quand on sait comment on se brûle, on n’a plus envie de mettre la main dans le feu. Il est bon aussi de se rappeler ce qui se passe quand on est pris par la colère ou l’aversion :

-          l’expression de notre visage devient laide

-          on se sent mal dans sa peau et cela peut même aller jusqu’à la maladie

-          ce que l’on fait dans ces situations ne se termine généralement pas bien et même si on fait quelque chose de bien on se débrouille pour tout gâcher après

-          les autres ont du mal à nous respecter quand ils nous voient en colère ou pris par la peur

-          au bout du compte cela se termine par une situation peu agréable.

Rappelons-nous tout cela. Non, qu’il faille se blâmer de se mettre en colère mais simplement savoir tout ce que cela implique indirectement et se souvenir qu’en vérité, ce que nous souhaitons profondément, c’est être bien. Nous pouvons ne pas trop savoir comment y parvenir mais gardons tout de même clairement à l’esprit que c’est ce que nous souhaitons vraiment.

Y a-t-il des questions ?

QUESTION : Quand on est en colère, est-il suffisant d’en être conscient ? Peut-on se contenter de cette prise de conscience et s’autoriser à continuer à ressentir de la colère ?

Faites très attention. Très, très, très attention.

Vous avez peut-être entendu Ajahn Sumedho parler de sa façon de travailler sur la colère. A l’époque où il vivait auprès d’Ajahn Chah, en Thaïlande, il ressentait parfois de grosses poussées de colère et d’aversion. Son attitude, alors, était presque d’encourager ce sentiment et même de l’attiser — en particulier si cette colère était dirigée contre Ajahn Chah. Mais le « truc » c’est qu’il n’y croyait pas. Il ne se permettait pas de « croire » à la réalité de ce sentiment. Quant à moi, je ne vous recommanderais pas d’utiliser cette technique. Même mettre en boule une feuille de papier et la jeter avec colère est une habitude que je n’encourage pas. Nous parlions de liberté. Ici il s’agit de se libérer d’une habitude.

QUESTION : La colère peut-elle être bénéfique ?

En un mot : non. Bien sûr, la colère n’est qu’un dhamma et, en tant que tel, on peut en apprendre quelque chose. Dans ce sens, la colère est très proche de la sagesse parce qu’elle nous montre ce qui ne va pas. Mais ne vous servez pas de cet argument pour justifier votre colère !

Quand vous êtes en colère vos traits s’enlaidissent, vous êtes mal dans votre peau, vous échouez dans ce que vous faites … Il n’y a rien à tirer de bon quand on agit dans la colère. Cela est particulièrement vrai quand la colère est pleine d’autosatisfaction : « J’ai raison et tous les autres ont tort. J’ai raison de me mettre en colère. Ma colère est justifiée ! » Cela ne fait que renforcer le sentiment de soi, de séparation d’avec les autres. Cette forme d’aversion finit par nous isoler de tout ; c’est une forme de mort.

Mais ne soyez pas non plus furieux d’être furieux ! …

QUESTION : Certaines personnes choisissent de se mettre en colère pour montrer qu’elles existent — c’est le cas des minorités défavorisées en France, en ce moment.

Oui. L’un des résultats du désir frustré est la colère. Il y a d’abord un sentiment de manque et quand il n’y a aucun moyen de combler ce manque, le résultat s’exprime en frustration et colère. C’est ainsi que la roue tourne, de causes en conditions. Il est certain que, quand on est animé par la colère, on se sent plein de force et de vie — mais ce ne sont pas des sentiments auxquels on peut se fier.

* * * * * *

Pour en revenir à la méditation mettā, il existe différentes techniques de pratique et j’aime à penser que toutes ces techniques sont, en quelque sorte, un moyen de développer de la force, de la souplesse et de la flexibilité. C’est comme pratiquer dans un gymnase : peut-être que pendant que l’on fait les exercices on n’est pas enchanté, c’est fatigant, etc. mais, plus tard, on aura l’occasion d’en apprécier les bienfaits. C’est un peu pareil avec la méditation mettā : quels que soient nos sentiments pendant la pratique, ce n’est pas nécessairement le plus important. Bien sûr, vous pouvez trouver cette méditation très agréable mais elle peut aussi éveiller pas mal d’aversion, comme cela s’est produit pour moi au début. J’ai trouvé cela très intéressant parce que je m’intéresse toujours beaucoup à ces émotions qui émergent, je ne prétends pas qu’elles n’existent pas.

QUESTION : La façon dont la pratique de mettā est présentée donne souvent l’impression de quelque chose d’artificiel. C’est ce qui me bloque un peu.

Oui, c’est un peu artificiel mais soulever des poids dans un gymnase est aussi artificiel. Un exercice est un exercice. Ce n’est généralement que plus tard qu’on en retire les bienfaits.

 

Méditation Mettā

Hier soir, je n’ai pas donné beaucoup d’instructions pendant la méditation assise mais pour pratiquer la méditation mettā il est utile que quelqu’un la guide. C’est comme être conduit dans une voiture : même si vous ne tenez pas le volant, vous arrivez à destination. Il est vrai que quand quelqu’un d’autre conduit, on peut être agacé : « Moi je ne conduirais pas comme cela, je ne passerais pas par là » ou bien le conducteur roule trop vite ou trop lentement. Alors si vous n’avez pas envie de suivre ce que je dis pendant la méditation guidée, c’est votre droit. Ecoutez simplement le son qui vient toucher vos oreilles : ce n’est que le son d’une voix, comme le tic-tac d’une horloge ou le souffle du vent. Vous pouvez méditer sur ce contact auditif.

Quand on pratique la méditation mettā, il faut se sentir à son aise. Alors, si vous avez besoin de bouger, faites-le. Inutile de résister à la douleur.

Prenez conscience de votre verticalité. Soyez présents à ce qui est autour de vous. Prenez conscience de l’espace immédiat qui vous entoure et des personnes qui l’habitent, tout en ayant une perspective plus vaste avec le sentiment d’être ici, dans ce temps et cet espace. Et puis rappelez-vous : « Je souhaite vraiment être bien ». La façon dont vous ressentez cela importe peu, ce n’est qu’une suggestion.

On peut évoquer, à ce stade, une personne à laquelle on souhaite vraiment du bien, qu’elle soit vivante ou décédée, proche ou loin et puis ressentir ce que cette évocation éveille.

Et puis se souhaiter d’être bien.

Permettre à ce sentiment bienveillant de s’étendre aux personnes qui nous entourent, dans cette pièce : « Que tous soient bien, qu’ils soient libres de toute confusion et de toute souffrance ».

Pour cet instant au moins, souhaitons ne pas vivre dans l’aversion, ne pas laisser l’aversion régner en nous. Si nous pouvons simplement générer ce sentiment, c’est déjà beaucoup.

Etre conscient de toutes les personnes qui sont dans la pièce, de toutes ces personnes qui souhaitent, elles aussi, être bien. « Que je sois bien. Que toutes les personnes dans cette pièce soient bien. »

Permettez à cette suggestion de s’étendre au-delà de cette pièce aux êtres, personnes, animaux, plantes qui se trouvent dans les environs, les villages environnants. Peut-être connaissez-vous des gens qui y vivent ou pouvez-vous évoquer des animaux comme ce petit scorpion que nous avons mis dehors tout à l’heure : « Que tous soient bien ! »

Permettez encore à ce sentiment de bienveillance de s’étendre à toute la région, quelle que soit la façon dont vous voyiez cela. Il n’est pas indispensable d’en avoir une image très claire. Cela inclut des êtres que l’on aime, d’autres que l’on n’aime pas, des êtres que l’on connaît, d’autres que l’on ne connaît pas.

Continuez à étendre ce sentiment plus loin jusqu’à ce qu’il englobe tout le pays et tout ce qui l’entoure. Prenez conscience de ce que cette suggestion apporte dans le cœur : « Toutes ces choses sont simplement comme elles sont, cela n’aurait aucun sens de vivre dans l’aversion ».

« Que tous soient bien. Que je sois bien ».

On continue à étendre cet amour bienveillant à tout le continent, à tous les pays qui entourent la Méditerranée. A tous les êtres, grands ou petits.

Permettre encore d’étendre cela à tout l’hémisphère.

On revient un instant à soi et on se souhaite d’être bien, d’être libre de toute confusion. « Que tous les autres êtres soient bien. Que tous les êtres sur toute cette planète soient bien. Tous les êtres, grands ou petits. »

Et au-delà : perception du système solaire, des galaxies et de l'univers … des êtres grands ou petits … visibles ou invisibles … ceux que l’on croit aimer, ceux que l’on croit ne pas aimer … à travers tout le temps et l’espace … ceux qui sont nés et ceux qui vont naître : « Que tous les êtres soient en paix ».

Si des idées ou des pensées vous traversent, soyez-en simplement conscient.

« Que je sois bien. Que les autres soient bien ».

On revient doucement à ce moment et à ce lieu, à ce qui se passe ici, dans cette pièce. Nous sommes conscients de ce que nous venons de vivre et nous nous reposons dans cette conscience. « Que je sois bien. Que les autres soient bien. Sans exception, sans limites ».

 

La méditation en marchant

Mettā signifie, à la base, ne pas vivre dans l’aversion. Eprouver du mettā pour soi comme pour les autres, c’est être bon, ce n’est pas de l’égoïsme. Le Bouddha pratiquait cette méditation le matin en marchant.

La méditation en marchant, c’est simplement une posture différente, pas une technique différente. Bien sûr, quand on marche on fait certaines choses différemment. Peu de gens s’intéressent à leurs plantes de pieds quand ils sont assis en méditation, alors que certaines personnes aiment pratiquer la méditation marchée en portant toute leur attention sur la plante des pieds ! Mais cela n’est pas nécessaire, ce n’est pas une technique indispensable quand on médite en marchant. Donc on peut pratiquer mettā en marchant ; on peut pratiquer anapanasatī, l’attention au souffle, en marchant ; on peut pratiquer l’attention au corps, la visualisation des différentes parties du corps, en marchant. Une des premières instructions que m’a données Ajahn Chah était : « Quand tu médites en marchant, imagine que tu laisses une partie de ton corps à chaque fois que tu arrives à un bout du chemin ». Comme la peau d’une orange qu’on laisserait tomber d’ici et de là.

Je dis cela parce que souvent les gens pensent que la méditation en marchant est différente mais ce n’est pas le cas.

Je recommande, pour cette pratique, de faire particulièrement attention au moment de tourner. J’ai trouvé que j’avais plus de douleurs aux genoux dues à la méditation en marchant qu’à l’assise, contrairement à ce que l’on croit généralement. C’est quand on fait demi-tour sans être attentif que l’on développe ces douleurs.

Trouvez donc un sentier d’une vingtaine de mètres, 20 ou 25 pas et puis prenez conscience du sentiment que l’on a, souvent, de vouloir atteindre un but — en l’occurrence, le bout du chemin. Marchez plutôt avec la conscience de « juste - cet - instant - présent ». Et quand on arrive au bout du chemin, bien sûr, on en est conscient, on s’arrête et on tourne mais on ne se fixe pas sur le bout du chemin comme sur un but à atteindre. Chaque pas est important. C’est une bonne pratique pour la vie quotidienne, parce que nous nous déplaçons constamment d’un endroit à un autre et il est bon d’être conscient de là où on est, au lieu de se fixer uniquement sur là où on veut arriver.

Le repas

D’ici un petit quart d’heure, ce sera l’heure du repas. Peut-être pourrions-nous parler un peu de cela, de cette « transformation ». D’autant que je me suis laissé dire que la nourriture est importante en France ! Comme vous le savez peut-être, les règles des moines ne leur donnent pas le droit de préparer ni de garder de la nourriture. Si on me demande ce que je mange, je réponds que je suis végétarien, pas tant parce que je pense que ce que l’on ingère est terriblement important ou par souci exagéré des animaux mais plutôt à cause des êtres humains qui gagnent leur vie aux dépens des animaux.

De nos jours, pour commercer dans ce domaine, il faut être totalement inconscient des conséquences de ses actes. Une des façons fallacieuses de gagner sa vie, c’est précisément d’exploiter les animaux. Je ne voudrais donc pas que quiconque profite de ce commerce et continue à prospérer ainsi, je préfèrerais que ces personnes trouvent une autre façon de gagner leur vie. Je pense que la plupart de ceux qui travaillent dans cette branche le font par peur, peur de ne pas avoir de nourriture sur leur table, peur de ne pas avoir assez d’argent pour vivre … S’ils pouvaient se libérer de cette peur, ce serait bien ; s’ils pouvaient trouver un autre commerce pour vivre, ce serait merveilleux.

C’est pour cela que je suis végétarien — et même végétalien, si j’ai le choix — mais je sais qu’il n’est pas facile de cuisiner ainsi, sans œufs ni laitages. Bien sûr, si je suis en tudong (voyage à pied) et que je mendie ma nourriture, j’accepte ce que l’on me donne, tout simplement.

Nous, les moines, nous avons une phrase spéciale pour formuler une intention par rapport à la nourriture : « En réfléchissant sagement, j’utilise la nourriture qui m’a été offerte. Pas pour l’amusement, pas pour le plaisir, pas pour embellir, seulement pour maintenir et nourrir ce corps ». Pour soulager la faim sans manger trop, pour que je continue à vivre de manière irréprochable et en paix.

Donc, la nourriture qui me sera offerte aujourd’hui, je l’accepte avec joie. Je vais la mettre dans mon bol et aller la manger en silence. Le bol symbolise la tête du Bouddha, c’est pourquoi nous le gardons précieusement. Ce bol accepte tout ce qui lui est donné.

De votre côté, je vous propose de garder le silence pendant le repas et d’en profiter pour observer votre attitude par rapport à la nourriture : les « j’aime ceci » et « je n’aime pas cela », la façon dont le mental s’agite sur ces questions. Gardez votre attention à l’intérieur. Quand vous mangez, voyez le jeu des sens. Voyez que cette chose qui est là, sur le plat et qui n’est pas vous, quand vous la mangez, elle devient vous. Mais devient-elle vraiment vous ou vôtre ? Si oui, quand cesse-t-elle d’être vous ou vôtre ? … Utilisez la nourriture pour voir comment vous percevez votre sentiment d’être un « moi », d’être quelqu’un. A quel moment la nourriture vous nourrit-elle et à quel moment nourrit-elle votre sentiment d’exister ?

On m’a dit que la nourriture était précieuse et même sacrée, ici ! Alors soyez très, très attentifs au moment de manger, c’est une occasion de développer la sagesse. Les couleurs, les formes, les goûts, les sensations dans la bouche … et puis j’avale ! A quel moment la nourriture commence-t-elle à m’appartenir ? A quel moment devient-elle moi ?

 

Après-midi du samedi 12 novembre 2005

Installez-vous confortablement. Prenez conscience que vous vous souhaitez sincèrement d’être bien. Mettez de côté tout souci, toute inquiétude par rapport à la qualité de votre pratique. Nous sommes ici et maintenant, indépendamment des conditions.

J’ai parlé ce matin de liberté par rapport à la colère et à la mauvaise volonté, à l’anxiété et à l’hostilité. Toutes ces émotions portent en elles un sentiment de « trop », elles nous envahissent. Maintenant je voudrais que nous considérions le sentiment opposé, l’impression de manquer, de ne pas avoir assez et de vouloir plus. La pratique principale pour rééquilibrer ce type de situation est la générosité. Le Bouddha a dit que si nous connaissions la valeur de la générosité, nous ne laisserions jamais passer un repas sans offrir quelque chose. Cette façon de voir se retrouve encore aujourd’hui quand nous sommes assis autour d’une table et que nous nous passons les plats les uns aux autres — cette convivialité par opposition à manger seul dans son coin.

Toutes les formes de générosité sont louées par le Bouddha. Etre généreux signifie que l’on a le sentiment d’avoir assez et de pouvoir donner sans rien attendre en retour. Il n’y a rien à acheter ou à marchander, tout est … donné ! Que la personne qui reçoit apprécie ou pas ce qui lui est offert n’est pas important, l’important est de donner. Il est certain qu’il est bon aussi d’être attentif à la façon de donner, de choisir le bon moment et le bon endroit et d’offrir, si possible, un objet approprié qui va être utile ou apprécié — tout cela ajoutera à la qualité du don. Toutes les formes de générosité sont dignes de louange. En Thaïlande, les parents enseignent à leurs enfants à toujours offrir quelque chose, même de toutes petites choses. L’important n’est pas de savoir si nous avons suffisamment pour offrir aux autres ; ce n’est pas la quantité qui compte mais le geste d’offrande.

Donner, cela concerne évidemment les choses matérielles comme l’argent — il est bon de pratiquer le don d’argent, ce n’est pas négligeable et cela peut aider énormément — mais on peut aussi être généreux de son temps et de son énergie. Tellement de gens se réfugient derrière la formule : « Je n’ai pas assez de temps ». Donnez-le ! Offrez-le ! Plus vous pratiquez cette générosité, plus se créent des liens d’entraide.

Mais la première personne à bénéficier de cette générosité sera vous. La simple idée d’envisager d’offrir quelque chose met le cœur dans un espace d’amour et au moment où l’on donne, le cœur se retrouve en lien avec l’autre. A ce moment-là, on sent que l’on a assez pour donner. On pratique le sentiment d’être à l’aise, d’avoir suffisamment. On se libère du sentiment de besoin, de l’avidité. Ainsi donner aussi souvent que l’on en a l’occasion est d’une très grande aide. Et quand on se souvient de ces offrandes, le souvenir lui-même apporte encore de la joie, la joie d’avoir pu aider, d’avoir apporté quelque chose à d’autres — cela nous enrichit.

Il faut permettre aux bénédictions que les gestes de générosité ont engendré dans notre vie de nous soutenir et de nous aider à avancer sur le chemin, surtout dans les moments où l’on croit que l’on n’a pas droit au bonheur. Vous connaissez ces statues qui représentent le Bouddha pointant son doigt vers la terre ? Il a fait ce geste juste au moment de son Eveil. Bien sûr, à l’époque il n’y avait pas d’appareils photo pour en témoigner — pas de statues, non plus, d’ailleurs ! (Ce n’est que lorsque le Bouddhisme est arrivé en Asie Mineure avec les armées d’Alexandre le Grand que les Grecs ont façonné les premières statues du Bouddha. Je dis toujours que les statues des Grecs ont été la première influence occidentale sur le Bouddhisme !) Aujourd’hui, il existe de nombreuses statues du Bouddha et nous avons donné une interprétation à certaines des représentations, aux gestes des mains, etc. En ce qui concerne ce geste du doigt pointé vers la terre, le vajra asana, que le Bouddha a fait lors de son Eveil sous l’arbre de la Bodhi à Bodh-gayā, en Inde, il a une histoire. Au moment précis où toutes les armées de Mara, les forces de la confusion et de l’illusion, se sont précipitées sur le Bouddha en lui disant : « Quel droit as-tu de t’éveiller ? Tu es seul, tout le monde t’a abandonné », le Bouddha a touché la terre et l’a prise à témoin de toutes les bonnes actions de ses vies antérieures et de toutes les bénédictions ainsi engendrées. Alors la déesse de la terre est apparue et elle a essoré sa chevelure. (Il faut savoir que dans le Bouddhisme on dédie le fruit de ses bonnes actions en versant de l’eau sur la terre et l’eau dans les cheveux de la déesse correspondait aux offrandes liées aux bonnes actions passées du Bouddha.) Il y avait tellement d’eau dans sa chevelure que le flot emporta au loin toutes les armées de Mara. Cela signifie que les humains ont droit à l’Eveil. Les bénédictions générées lors d’une vie humaine donnent droit aux êtres humains à réaliser la Libération ultime. Une naissance humaine est le meilleur moyen de réaliser le Nirvana. Le monde des humains est le plus puissant pour ce qui concerne la possibilité de créer du karma et le karma le plus merveilleux que l’on puisse créer, c’est le karma qui mène à la fin de tous les karmas — ce qui nous amène à la pratique du Noble Octuple Sentier.

Les êtres humains sont les mieux placés pour y parvenir. Ce n’est pas si facile pour les animaux. Il est vrai que certains animaux sont capables d’une immense générosité, notamment ceux qui sont entraînés à aider les humains, comme les chiens qui guident des aveugles, mais ce n’est pas très facile. En ce qui concerne les dieux, il y a beaucoup de dieux dans le Bouddhisme mais ils ne sont pas très concernés par la création de karma ; la vie est si facile pour eux ! Tandis que nous, les humains, nous avons juste assez de contact avec dukkha, la souffrance, pour la comprendre pleinement. Une vie humaine est une grande bénédiction car elle nous permet d’engendrer davantage de bénédictions. Et la générosité est une manière extrêmement bénéfique d’engendrer des bénédictions, en particulier pour soi. Comme je l’ai dit, la pratique du « don » de l’attention est très profitable mais si on n’a pas l’habitude de donner, on aura du mal à « donner » de l’attention dans notre pratique de la méditation.

QUESTION : Comment faire preuve de générosité ou de bienveillance envers des personnes avec qui nous avons des relations difficiles, des « ennemis » ?

Nos ennemis aimeraient que nous soyons laids, que nous soyons malades, que nous ne réussissions pas ce que nous entreprenons, que nous ne soyons pas respectés et que nous finissions mal. Or, quand vous êtes en colère, vous leur donnez le plaisir d’être exactement comme cela. Si vous voulez transformer vous ennemis en amis, commencez par ne pas leur donner ce qu’ils attendent ! Je ne dis pas que ce soit facile mais il est bon de considérer les choses sous cet angle. L’important est de ne pas vivre dans l’aversion.

QUESTION : Est-ce que ce concept se rapproche du « tendre l’autre joue » enseigné dans le Christianisme ?

Je ne suis pas capable d’enseigner le Christianisme et je ne suis pas très sûr de ce que cette expression signifie en termes chrétiens.

QUESTION : C’est l’idée d’aimer ses ennemis.

Je ne voudrais pas que vous croyiez qu’être un bon Bouddhiste signifie laisser les autres faire ce qu’ils veulent de vous. Ce n’est d’ailleurs pas forcément être bon envers eux que de les laisser agir ainsi. Il y a toujours la possibilité, sans vivre dans l’aversion, de ne pas non plus se soumettre à toutes les attentes des autres. Certaines personnes se disent : « Je dois être un bon Bouddhiste et les laisser faire ce qu’ils veulent » mais ce n’est pas nécessairement l’attitude juste. Ne pas être dans l’aversion mais garder une conscience claire de ce qui est juste et les aider ainsi à ne pas agir mal envers vous. Si quelqu’un fait quelque chose de mal, il faut être capable de le lui montrer, de le corriger. Lui montrer que ce n’est pas juste est une façon de l’encourager à être meilleur.

QUESTION : Diriez-vous que la bienveillance commence par soi-même ?

Je ne peux imaginer qu’il en soit autrement ... Je crois que certaines personnes doivent commencer par offrir cette bienveillance à des gens qu’ils aiment et respectent déjà profondément. Mais, en réalité, cela revient toujours à soi.

QUESTION : Il est dit dans les textes qu’il est très difficile d’avoir une naissance humaine. Mais si nous naissons pour nous libérer de tous nos karmas passés, étant donné qu’il y a tant de névroses sur terre, pourquoi serait-il si difficile de se réincarner en êtres humains ?

Qu’est-ce qu’un être humain ? En Thaïlande, on souligne parfois la différence entre un animal humain et un être humain. L’être humain est celui qui suit les Cinq Préceptes. Les autres sont des animaux humains … car nous avons beaucoup en commun avec les animaux !

Un être humain est quelqu’un qui souhaite sincèrement se former, évoluer, changer. Ce sont les humains qui sont le plus aptes à ce travail. Les animaux peuvent le faire aussi mais seulement jusqu’à un certain point. Les humains sont particulièrement aptes à évoluer. Les Cinq Préceptes permettent à une société saine d’exister. Dans la société, il y a un parallèle très clair entre le niveau de non-respect des Préceptes et le niveau de dégradation, de dégénérescence. C’est très visible en temps de guerre : on tue, on triche, on vole, on viole, on se soûle — tous les préceptes sont bafoués. En fait, la plupart des lois essaient de protéger ces préceptes, d’une certaine manière.

QUESTION : Diriez-vous alors que la vie humaine est précieuse seulement si elle est consacrée au Dhamma ?

Il est toujours possible que les choses changent. Voyez l’exemple d’Angulimala. C’était un bandit qui vivait à l’époque du Bouddha et qui avait tué 999 personnes. Pourtant il est devenu disciple du Bouddha et a atteint l’Eveil. Mais ne tuez pas vos parents, c’est très mauvais ! Ne tuez pas non plus un Etre Eveillé, ne faites pas de mal à une nonne et ne blessez pas un Bouddha. Ces actions-là mènent tout droit à l’enfer et il est difficile d’en sortir … même si tout est impermanent, bien sûr !

QUESTION : Si nous ne devons pas blesser un Bouddha, nous ne devrions blesser personne puisque tout le monde est un Bouddha.

C’est bien, croyez-le ! Vous pouvez prendre ces instructions comme vous voulez. Ce dont je viens de parler ce sont les « cinq plus horribles crimes » mais vous pouvez aussi les interpréter sur un plan psychologique. Ici, l’idée importante est de ne pas renier nos parents, ceux qui nous ont donné cette forme et tous ceux qui les ont précédés. Mais ne blessez pas non plus votre claire conscience, ne tuez pas « ce qui sait » en vous, l’Etre Eveillé potentiel. Oui, on peut aussi l’interpréter ainsi.

Quelle que soit la façon dont vous utilisez tous ces enseignements, vous générez des bénédictions dans votre vie — dans la mesure où vous ne les utilisez pas comme des armes pour attaquer les autres ou vous-mêmes !

* * * * * *

Quelle que soit votre pratique de méditation, soyez généreux de votre attention. Donnez-la, offrez-la de tout votre cœur, avec générosité.

Nous avons parlé de mettā, la bienveillance, et de son importance quand nous voulons nous libérer de la colère, de la mauvaise volonté, de l’anxiété et de l’hostilité. Nous avons parlé de l’exercice qui consiste à rayonner mettā envers soi et envers les autres.

J’ai aussi parlé de la générosité, de la façon dont la générosité nous libère de tout sentiment de besoin ou manque et de l’avidité.

L’importance de la générosité nous amène à enchaîner avec karunā, la compassion. Karunā décrit l’élan qui nous pousse à alléger la souffrance que nous voyons chez les autres — et chez nous-mêmes, bien sûr. L’attention bienveillante est un moyen excellent d’alléger la souffrance, cette « offrande de l’attention ».

A son tour, karunā entraîne et est liée à un sentiment de joie, muditā, se réjouir de ce qui est bien et bon. C’est la conscience, la claire vision de ce qui est bien. C’est un sentiment, une émotion, très utile. On dit parfois que les Bouddhistes n’ont pas d’émotions. Mais il y a la gentillesse, la compassion et la joie qui nous motivent et en cela elles sont extrêmement utiles. Muditā, c’est savoir apprécier et se réjouir des bonnes choses chez les autres mais aussi chez soi. Apprécier la chance d’être né humain, par exemple ; la bonté que nous avons pu générer dans notre vie. Et quand nous n’en sommes pas capables, accepter les limites, supporter les choses telles qu’elles se présentent en faisant preuve de patience et de sérénité, upekkhā.

Mettā, karunā, muditā, upekkhā. Je trouve très utile de réfléchir à ces thèmes.

Mettā ne nécessite pas de réflexion particulière, il s’agit simplement de rayonner cette bienveillance avec le coeur. Si, pendant votre méditation mettā, vous ne faites que cela, si vous n’avez aucune vision particulièrement pénétrante, vous renaîtrez dans le monde du rayonnement infini.

On dit aussi que si l’on pratique karunā sans autre compréhension particulière, on renaît dans le monde de l’espace infini où tout, absolument tout, est possible.

Si on pratique muditā, la joie, le fait de se réjouir du bien et du bon, de l’apprécier — on l’appelle parfois la joie née de l’empathie avec le bonheur des autres — on va renaître dans le monde de la conscience infinie qui est lié à la conscience de tout ce qui est bon et bien.

Si on pratique upekkhā, la sérénité, l’équanimité, la renaissance se fera dans le monde de la vacuité.

Je ne suggère pas que vous pratiquiez pour renaître dans ces mondes, mais je pense qu’il est bon de réfléchir à ces choses-là. Cela montre que nous nous souhaitons vraiment la plus grande des bénédictions : l’inébranlable délivrance du cœur, un sentiment de bonheur, de bien-être, indépendant de toutes les conditions. C’est la fin de toutes les conditions, la liberté par rapport à toutes les formes de confusion, à la peur et l’angoisse, au sentiment d’être accablé ou écrasé, au besoin et au manque. Telle est l’aspiration de notre cœur.

Certains disent que les Bouddhistes de devraient pas désirer quoi que ce soit mais je crois qu’ils ne comprennent pas bien. Il est vrai que tanhā, le désir avide, la soif d’avoir ou d’être, n’est pas juste mais chanda, qui est un terme plus vaste, inclut l’aspiration. Quand on aspire à quelque chose, il faut d’abord sentir que l’on a ce qu’il faut pour y parvenir : « Je peux le faire, je peux aspirer à cela. C’est possible parce que j’ai assez. » Par contre, quand on croit que l’on n’a pas assez, on se dit qu’on ne peut pas y arriver, parce que l’aspiration vient d’un sentiment de manque : « J’ai besoin de ceci ou de cela de façon à atteindre mon but ». Il y a de l’angoisse derrière ce manque. Quand on est satisfait de ce que l’on a, que l’on ressent une plénitude, on envisage la situation différemment : « J’aspire à cela et, si c’est possible, j’y parviendrai ».

Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’assembler un radeau. Un radeau est fait de toutes sortes de pièces que l’on assemble et puis on le lance à l’eau en pagayant avec les mains et les pieds. On n’a pas besoin d’un grand bateau pour faire la traversée, un radeau suffit. Quant aux pièces de ce radeau, nous les trouvons dans ce corps et ce mental ici et maintenant. Sachons que nous avons cela à notre disposition ; alors, si l’aspiration est là, nous pourrons faire l’effort nécessaire : associer chanda (la saine aspiration) à viriya (l’effort juste) et puis se souvenir de notre but et bien le garder à l’esprit avec citta, la conscience, le cœur-esprit. Ensuite il y a vīmamsā, la réflexion juste, la sagesse, qui va nous permettre d’y parvenir.

De nos jours, pour réussir dans le monde du travail, il faut avoir un bon CV. Pour réussir dans le Bouddhisme il faut : chanda, viriya, citta et vīmamsā. Mais vous les avez ! Vous avez un bon CV.

QUESTION : J’ai le sentiment que plus on pratique, plus le karma s’accélère, plus on doit avoir confiance dans le Bouddha.

Etre prêt à supporter les situations quelles qu’elles soient, même l’insupportable. Il est certain qu’avec la pratique, quand on s’assoit et qu’on se pose, les choses nous rattrapent. Même si on ne s’arrête que cinq minutes, tous les derniers événements nous reviennent à l’esprit.

Ceci me rappelle l’histoire du bandit Angulimala. Un jour, il a vu le Bouddha devant lui et il a voulu l’attaquer. Etant très grand et très fort, il aurait pu le rattraper rapidement mais le Bouddha, en utilisant ses pouvoirs psychiques, l’en a empêché. Angulimala a fini par crier au Bouddha : « Arrête-toi ! » et le Bouddha a répondu : « Je me suis déjà arrêté. A toi de le faire maintenant ».

Cet « arrêt » permet de mettre un terme aux choses. Parfois, comme Ajahn Sumedho, on appelle cela de la compassion : permettre aux choses de cesser. En finir avec les choses a quelque chose d’apaisant.« Il n’y a plus rien à faire, j’ai vécu la vie sainte » — c’est ainsi que parlent les Etres Eveillés. A ce moment-là, toutes les questions métaphysiques, la réincarnation, etc., n’ont plus aucune importance.

Mais d’abord, il faut être prêt à supporter. La patience est l’austérité suprême, c’est la vertu par excellence qui permet de dépasser les empêchements et d’éliminer les souillures du mental. Il s’agit de trouver l’équilibre entre patience et sérénité. Upekkha, la sérénité, c’est aussi être prêt à accepter ses limites — « Voilà ce que je peux faire aujourd’hui, en cet instant » — et puis « donner » toute son attention. Si, en plus de cela, je peux agir et me comporter gentiment, c’est bien ; si je peux faire preuve de compassion, c’est bien ; si je peux ressentir de la joie, c’est bien ; mais si ce n’est pas le cas, je peux au moins être patient et serein et accepter mes limites du moment. Le Bouddha lui-même ne pouvait pas tout faire.

QUESTION : Devrions-nous avoir de la bienveillance pour tout le monde ?

Le mot « devoir » pose problème. Ce n’est pas ainsi que cela se passe. S’il s’agit d’un sentiment d’obligation, il y a déjà de l’aversion au départ. Prenez-en conscience.

Ayez de la bienveillance envers les personnes que vous aimez et arrêtez-vous là, dans un premier temps, plutôt que vous forcer et donc engendrer de l’aversion. Mais il faut comprendre que rayonner de la bienveillance envers soi et les autres ne signifie pas s’aimer ou aimer les autres. C’est être conscient qu’au plus profond de soi on souhaite être bien et, partageant ce souhait avec tous les êtres, on peut leur souhaiter la même chose. Avant tout, mettā signifie ne pas vivre dans l’aversion par rapport à soi et aux autres. Il peut y avoir des choses que je n’aime pas en moi mais, avec mettā, je choisis de ne pas les détester. Ce n’est pas agréable de vivre dans l’aversion, n’est-ce pas ?

QUESTION : Peut-on dire que la vision pénétrante de vipassanā se conjugue avec l’amour et la compassion pour nous diriger vers l’Eveil ?

Vipassanā c’est la vision claire et pénétrante, c’est-à-dire prendre la pleine mesure de l’incertitude — c’est le mot qu’emploie Ajahn Chah pour anicca, l’impermanence —, avoir une compréhension claire de dukkha, la souffrance et avoir une compréhension claire de anattā, le non-soi. La vision claire de ces trois caractéristiques de l’existence est une chose qui se révèle d’elle-même. Notre travail consiste à la cultiver, à la faire croître. C’est comme avec les plantes : on ne peut pas les faire pousser, cela se fait tout seul.

La clé de ce travail est sammāditthi, la vision juste, c’est-à-dire voir les choses telles qu’elles sont réellement. Quand cette vision est transcendée, on a la juste perception des Quatre Nobles Vérités. C’est la meilleure chose que vous puissiez souhaiter pour vous-mêmes et pour les autres.

QUESTION : Est-ce que cette vertu est liée à l’amour et la compassion ?

Cela se fait tout naturellement. Si on a sammāditthi, l’amour et la compassion sont présents. Mais il est vrai aussi que cultiver ces vertus de mettā, karunā, muditā et upekkhā aide à la croissance de sammāditthi.

QUESTION : La peur résulte-t-elle de l’aversion ?

La peur n’est pas mentionnée dans les trois « racines » des obstacles que sont l’avidité, la haine et l’illusion/ignorance. Par contre, elle est mentionnée dans le vinaya en tant que « moteur d’actions erronées ». Personnellement, j’ai beaucoup réfléchi à la question de la peur. C’est quelque chose qui est inextricablement lié à un sentiment de soi. Je la décris comme « de l’aversion projetée dans le futur » : je pense à une chose que je ne souhaite pas voir arriver dans l’avenir, une chose qui éveille de l’aversion en moi, alors j’éprouve de la peur maintenant. C’est ainsi que je vois la peur liée à l’aversion. La peur est une forme compliquée de l’aversion.

QUESTION : L’aversion vis-à-vis des autres résulte-t-elle d’une aversion vis-à-vis de soi ?

 Il est vrai qu’on ne se fait pas du bien en ressentant de l’aversion pour les autres !

QUESTION : La solution est-elle de s’offrir du mettā à soi-même ?

Oui, bien sûr ! Quand on ressent du mettā envers soi, on n’a pas d’aversion pour les autres et on n’a pas peur non plus. Pratiquer mettā est effectivement l’une des façons connues de se libérer de la peur. C’est même une protection. Si on pratique mettā et silā, la bienveillance envers soi et tous les êtres et la pratique des vertus morales, des Préceptes, on est parfaitement protégé !

QUESTION : Mettā est donc l’antidote à la peur mais n’est-il pas nécessaire de voir les causes et les événements qui ont créé ces peurs qui sont de véritables freins à la démarche sur la Voie ?

On ne fait pas nécessairement l’expérience des résultats de toutes ses actions passées. La pratique des quatre Brahma Vihara est une façon de dissoudre le karma. Si vous faites le travail dont vous parlez, vous pourrez peut-être résoudre le karma passé mais cela ne vous mènera pas à la Libération. Pour la Libération, on a besoin de la vision juste, sammāditthi.

Vous vous dites prêt à chercher les causes cachées de vos peurs, à travailler en profondeur. Dans ce cas, plutôt que comprendre l’origine de ces peurs sur le plan du vécu, ce qui mènerait simplement à une absence de peur, utilisez plutôt cette énergie d’investigation pour vraiment comprendre dukkha, en connaître les causes, en réaliser la cessation et pour pratiquer l’Octuple Sentier — alors, si vous avancez avec continuité sur cette voie, la Libération est assurée.

Il est inutile de compliquer les choses. Si on connaît vraiment, si on a pleinement conscience d’une seule respiration … tout est là ! « Toute chose naît de l’attention ».

 

Soirée du samedi 12 novembre 2005

Offrande de la méditation

L’une des choses que l’on peut offrir aux autres, c’est la méditation. S’il vous arrive de ne pas avoir envie de méditer pour vous-mêmes, vous pouvez toujours méditer une petite demi-heure et dédier cette méditation à quelqu’un. Ce n’est pas une astuce, comme on pourrait le croire, c’est réel. Toute méditation est une offrande.

Je crois que la méditation est très importante. C’est se donner le temps, dans la vie, de prendre conscience de ce qui se passe. On dit aussi que c’est une forme d’offrande au Bouddha. C’est aussi une façon de remercier les maîtres qui nous ont donné leur enseignement en pratiquant ce qu’ils ont proposé et en le leur offrant. Est-ce que cela vous paraît juste ? Nous allons maintenant partager le silence.

* * * * * *

Nous avons parlé de la différence entre les animaux humains et les êtres humains, les êtres humains étant ceux qui suivent les Cinq Préceptes et les animaux humains étant ceux qui n’essaient même pas de les suivre. Ce à quoi nous aspirons, c’est à être « normaux », c’est-à-dire libres de la confusion mentale, de la haine et de l’avidité. Tant que nous ne sommes pas libérés de ces fléaux, nous sommes, en quelque sorte, malades. C’est pourquoi on dit du Bouddha qu’il est le « médecin suprême ».

Ainsi quand quelqu’un vous irrite, quand vous le voyez manifester de la colère, de l’avidité ou faire preuve d’une mauvaise compréhension, dites-vous simplement qu’il est malade. Quand quelqu’un est malade, quand on sait qu’il n’est pas bien dans sa tête, on ne prend pas ce qu’il dit trop au sérieux, n’est-ce pas ? Cela peut être assez difficile quand la personne se trouve dans une position hiérarchique supérieure à la nôtre mais si notre bonheur dépend des autres, il n’est pas complet. Pour être complet, il doit être indépendant des autres, inconditionnel. Si votre bonheur dépend de la victoire de votre équipe préférée ou des décisions que prend George Bush … imaginez un peu ! Prenons conscience que ce que nous désirons vraiment, c’est un bonheur qui ne dépende pas des conditions extérieures. Si nous attendons, pour être heureux, que les personnes se comportent selon nos désirs, nous risquons d’attendre longtemps !

Je connais une histoire qui n’est peut-être pas bouddhiste mais que j’aime bien. Si on est dans une barque, à ramer sur un lac, par exemple, et que quelqu’un, dans une autre barque, nous heurte, que ressentons-nous ? Il y a de fortes chances pour que l’on soit en colère, agacé parce que la personne n’a pas été attentive. Mais si cette barque qui nous heurte est vide, nous nous contentons de la repousser. Eh bien, selon moi, notre vie consiste à vider notre propre barque … En cas de collision, les autres ne trouveront personne, ils n’auront personne contre qui se mettre en colère !

J’aime l’idée que l’état de l’Etre Eveillé, de libération complète, soit simplement considéré comme un état de bonne santé mentale. Cela nous évite de nous prendre trop au sérieux et de croire qu’il est trop difficile d’y parvenir. Mais l’idée de santé mentale est relative, bien sûr. Qu’est-ce qu’être en parfaite santé mentale ?

Il est très important pour nous de prendre conscience des moments où nous sommes effectivement en pleine santé mentale — c’est-à-dire quand nous sommes libres de toute confusion mentale, de toute avidité et de toute aversion — puis apprécier, vraiment aimer, ces moments-là. Nous avons tendance à nous appesantir sur les moments difficiles ou, au contraire, les grands moments d’exaltation, tandis que la paix passe facilement inaperçue. Combien de fois dans la journée êtes-vous libre de toute confusion mentale, de toute avidité et de toute aversion — ne serait-ce que pendant quelques secondes ? Simplement en être conscient et l’apprécier.

QUESTION : Pour en revenir à la question de la colère, par exemple vis-à-vis d’un supérieur hiérarchique, quand on ne peut pas faire ou dire grand-chose au risque de perdre son travail. J’ai eu un maître qui disait qu’il n’y a rien à changer, qu’il suffit d’envoyer à la personne de l’amour bienveillant et de considérer qu’elle est malade. C’est ce que j’ai fait mais le temps passe et rien ne change. Les situations se répètent. N’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire ?

Peut-être, effectivement, qu’il ne suffit pas de pratiquer mettā et de considérer que la personne est malade. Il faut aussi que quelque chose change en vous. Mettā doit s’accompagner de karunā et muditā. Contrairement à mettā, karunā se situe dans l’action ; il permet aux changements de se produire, tandis que mettā est plus passif, c’est simplement ne pas vivre dans l’aversion. Karunā étant plus actif, s’il y a la possibilité de soulager une souffrance, on peut effectivement agir. Par contre, on ne peut pas savoir à l’avance comment agir de façon juste dans une situation particulière, parce que l’attitude juste naît de la situation elle-même et dans l’instant.

Il est important, déjà, d’avoir de la compassion envers soi, d’être conscient de sa propre souffrance dans cette position de victime. Alors quand on est assis en méditation, on peut se poser la question : qu’est-ce qu’il serait juste de faire ? Vous n’obtiendrez pas forcément la réponse au cours de la méditation, mais peut-être que plus tard, quand vous serez dans la situation, vous trouverez les mots justes ou la chose à faire. A l’intérieur ou à l’extérieur, votre action témoignera de quelque chose et le cycle d’oppression pourra être brisé. Comme il s’agit d’une habitude, peut-être que le cycle ne se brisera pas immédiatement mais peut-être que les choses ne se répèteront pas aussi fort.

Rester dans un schéma d’habitudes est rarement une bonne chose. Quand on constate que l’on se retrouve toujours dans les mêmes situations, c’est signe que quelque chose qui devrait se produire ne se produit pas.

QUESTION : Vous avez parlé des Quatre Fondements de l’Attention : le corps, les sensations, l’esprit et les objets mentaux. Je ne suis pas sûr de bien comprendre la différence entre l’esprit et les objets mentaux. Est-ce que l’esprit représente les humeurs, les états d’esprit, les émotions, les pensées et les objets mentaux sont les phénomènes extérieurs que nous percevons ?

Cittānupassanā, l’attention au mental, c’est être conscient de la « tonalité » de l’esprit : s’il est lumineux ou sombre, contracté ou détendu. On parle aussi de la « couleur » de l’esprit — comme voir le monde à travers des lunettes roses ! Les gens font l’expérience des choses de différentes manières, certains sont plus visuels, d’autres plus auditifs. L’important est la prise de conscience de son état d’esprit, notamment quand il est libre de toute confusion, aversion et avidité.

Dhammānupassanā, l’attention aux objets mentaux, commence par prendre conscience de nos obstacles. On peut déjà pratiquer dhammānusati, la contemplation des objets mentaux, notamment les Cinq Empêchements. Le premier est la sensualité et puis l’agitation, la torpeur, la haine et le doute. Voir ces empêchements, c’est autre chose que les ressentir dans son cœur-mental. Il est important aussi de voir que ces objets mentaux bougent, évoluent, ils sont soumis à anicca, l’impermanence. On termine habituellement cette contemplation avec celle de bojjhanga, les Sept Facteurs d’Eveil : l’attention, l’étude approfondie du Dhamma, l’effort, la joie, la concentration, la tranquillité et l’équanimité. Contempler ces sept facteurs est très agréable ! Si on compare l’Eveil à un animal, on peut dire que anga, ou bojjhanga, correspond à ses quatre pattes. La contemplation des facteurs d’Eveil est comme un tremplin vers la Libération.

QUESTION : Où se situent les pensées et les émotions dans les Quatre Fondements de l’Attention ?

Sañña sankhara, perceptions et habitudes — c’est ce qui correspond à ce que nous appelons « émotions » en Occident, parce que c’est souvent comme cela que les émotions apparaissent : elles sont le fruit de la perception et des habitudes. Il y a un contact sensoriel et puis une perception et ensuite un schéma d’habitudes qui nous entraîne. Il y a un mouvement. Dans le mot « émotion » on retrouve « motion », « mouvement ». Je pense que certaines émotions nous entraînent aussi vers la maturité et la santé retrouvée, comme les Quatre Demeures Divines. Ces émotions-là doivent être encouragées parce qu’elles nous conduisent vers quelque chose de positif. Quant aux autres, il faut leur permettre d’arriver à une fin. N’essayez pas de vous en débarrasser parce que ce serait un mouvement dans l’aversion et non dans la direction de mettā, karunā, muditā et upekkhā. Essayez plutôt le lâcher-prise, l’abandon.

QUESTION : N’est-il pas utile d’observer une pensée ou une émotion, avant qu’elle disparaisse, pour en comprendre le mécanisme ? Pour y voir l’intervention de l’ego, par exemple ?

Il est utile de la voir comme un dhamma, un objet mental sujet aux trois caractéristiques de la souffrance, de l’impermanence et du non-soi, tant dans le passé que dans le présent et dans l’avenir, que ce soit grossier ou subtil, agréable ou désagréable.

Il est utile aussi de contempler les cinq khanda, les cinq agrégats qui constituent le corps et le mental — c’est un autre dhammānussati.

Tout cela a l’air compliqué mais, souvenez-vous : toute la connaissance est contenue dans une seule respiration ! Si vraiment on suit tout le chemin d’une respiration complète, c’est tellement utile ! Nous respirons et nous ne remarquons rien de tout ce que cela révèle. Quand l’air entre, des choses très étranges se produisent et puis quand il sort de notre système, il est complètement différent. Depuis des heures nous respirons l’air les uns des autres et nous ne l’avons même pas remarqué !

QUESTION : Comment savoir si nous progressons sur la voie spirituelle ?

Quand on ressent de la gratitude et de l’humilité, quand on ne se prend pas trop au sérieux … on est sur la bonne voie.

On ne peut pas faire pousser un arbre en tirant dessus. Mais on peut faire en sorte que le terrain sur lequel il pousse soit propice à sa croissance. Ensuite, on voit comment est son fruit et si les autres ont envie d’y goûter.