Le Dhamma de la Forêt


Le Dhamma d'ici et maintenant


Ajahn Chah


Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/ 

Extrait du livre Être ce qui est, éd. Sully


Nous pratiquons le dhamma parce que nous voyons qu’il a la valeur d’un noble trésor. Nous sommes attachés à la richesse matérielle mais maintenant nous essayons de l’échanger contre la richesse intérieure. Celle-ci n’aura rien à craindre des voleurs, pas plus que des catastrophes naturelles comme les inondations ou les incendies. C’est un bonheur de l’esprit que rien d’extérieur ne peut menacer. Faire des offrandes est source de cette forme de bonheur parce que nous dépassons nos tendances à l’avidité et à l’avarice. C’est ce que le Bouddha voulait dire quand il parlait du mérite.

Quelle que soit la forme de notre pratique du dhamma, que nous fassions des dons, suivions les préceptes moraux ou méditions pour rayonner une amitié bienveillante envers tous les êtres, le Bouddha a enseigné que toutes ces pratiques devaient mener à un point unique : la recherche de la paix.

Nous pratiquons diverses activités que nous appelons « dhamma » mais il est important que nous sachions exactement en quoi elles consistent. Se contenter de rechercher des mérites ne nous amènera pas au bouddhasasana, « l’enseignement du Bouddha ». Il est important de faire la distinction entre « mérite » et « intelligence ». Le mérite en soi manque d’une composante de sagesse or, sans sagesse, nous ne serons jamais libérés de la souffrance. Le mérite sans l’intelligence, c’est comme porter un fardeau et ne pas être capable de le poser ; le fardeau finit par être trop lourd et nous écrase. L’intelligence sait quand laisser aller les choses. Ensemble, ces deux vertus soutiennent le bouddhasasana.

Nous écoutons le dhamma pour développer notre intelligence et notre bonheur, et ensuite nous y réfléchissons pour en bénéficier et en faire bénéficier les autres. Nous apprenons à lâcher prise parce que s’accrocher aux choses ne mène qu’à la souffrance. Dukkha, cette « insatisfaction de la vie qui imprègne tout », n’est pas un passage obligé. Mais en connaissez-vous les causes ? La souffrance est dans le présent, donc n’allons pas les chercher dans le passé. Ainsi le paccupana dhamma, « la vérité de l’ici et maintenant », est un facteur très important. Tous les dhamma ont une cause, ils n’apparaissent pas par miracle du jour au lendemain. Il n’y a rien dans ce monde qui puisse faire souffrir les gens en dehors d’un manque de connaissance. Un rocher est-il lourd ? Si on se contente de passer à côté, où est la lourdeur ? Mais si on essaie de le soulever, c’est une autre histoire !

Ainsi, la naissance, la jeunesse, le vieillissement, la pauvreté, la richesse et tout le reste sont causes de souffrance si nous n’en avons pas la connaissance. Le Bouddha a dit que nous devions connaître dukkha ainsi que les trois autres Nobles Vérités : la cause de cette souffrance, sa cessation et la voie qui mène à la cessation. Si nous les connaissons vraiment, il n’y a rien qui puisse causer de la souffrance.

Certaines personnes disent que la souffrance fait partie de l’esprit, qu’elle a toujours été là. J’en parlais justement aujourd’hui avec quelqu’un. J’ai essayé d’expliquer que la souffrance n’est pas intrinsèque à l’esprit ; elle apparaît dans l’instant présent. Si vous avez un sentiment d’aversion qui apparaît dans l’esprit, vous ressentez de la souffrance dans cet instant. Pensez à un citron : si vous le laissez tranquille, est-il acide ? Où se trouve donc l’acidité? Elle n’apparaît que quand le citron entre en contact avec la langue mais si vous ne la ressentez pas maintenant, c’est comme si elle n’existait pas. Quand il y a contact du citron avec la langue, l’acidité apparaît dans l’instant et de là naissent rejet et souffrance. Cette souffrance n’est pas intrinsèque à l’esprit, elle apparaît dans l’instant puis disparaît.

Quand l’esprit a atteint la paix, c’est la fin du chemin. C’est le but que le Bouddha souhaitait que tout le monde réalise. Mais avant d’être au bout du chemin, nous devons savoir comment pratiquer pour avoir l’esprit en paix. Notre esprit n’est pas paisible parce que nous n’avons pas réalisé le dhamma authentique. L’esprit manque encore d’intelligence et de stabilité, il n’a pas encore la sagesse qui connaît les choses telles qu’elles sont, qui voit la vérité de tous les phénomènes ou sabhava dhamma, « les conditions naturelles ». Sabhava signifie « exister tel quel », exister comme cela. Qu’un Bouddha apparaisse ou pas dans le monde, les phénomènes existent tels quels, ils ne passent pas dans un autre mode d’existence.

On nous enseigne à commencer par la compréhension juste. A partir de là, il y a la pensée juste, l’action juste, la parole juste, la manière juste de gagner sa vie, l’effort juste, l’attention juste et la méditation juste. Nous disons qu’il y a huit étapes sur l’Octuple Sentier mais en réalité ce sont des facteurs sur l’unique sentier que tout individu doit parcourir. Quand la compréhension est correcte, la pensée sera juste, de même que la parole et tous les autres facteurs. Quand l’esprit est établi dans ce qui est correct, toute la progression sur le chemin est inévitablement correcte également. Rien n’ira de travers et avancer sur ce chemin conduira à la paix.

Le Bouddha a enseigné le lâcher-prise. Quand nous vivons quelque chose de plaisant, il nous recommande de voir qu’il ne s’agit que de plaisir. Quand le vécu est douloureux, il nous recommande de voir qu’il ne s’agit que de douleur. Il n’y a personne qui fasse l’expérience du plaisir ou de la douleur, du bonheur ou de la souffrance. Ces choses apparaissent en tant que résultat de causes antérieures mais, quand on pratique correctement, on constate qu’elles n’appartiennent à personne. Le Bouddha nous a enseigné qu’il y a seulement le bonheur, seulement la souffrance, et non un moi, un être, une personne ou une entité individuelle. Voilà ce qu’est la vision juste : il n’y a pas de « moi » qui détienne un droit de propriété sur les situations de l’existence.

En général, quand nous pensons, c’est en termes de « ma » jambe, « mon » bras, « mes » amis — et ainsi nous voyons un « soi ». Mais, selon le dhamma, ceci n’est pas voir un soi. Voir vraiment le soi, c’est comprendre que ces choses-là ne sont pas soi : vous le voyez mais vous ne le portez pas comme un poids. Si vous voyez un serpent et que vous ne le ramassez pas, il n’y aura pas de morsure venimeuse — c’est bien un serpent mais son poison ne vous atteint pas. De la même manière, le Bouddha recommande de voir le « soi ». C’est difficile d’entendre et de comprendre cela. Le monde a ses conventions. Quand les leçons du monde arrivent à l’esprit du Bouddha, elles sonnent complètement faux et quand les enseignements des êtres éveillés arrivent à l’esprit des gens du monde, ils sonnent faux pour eux.

Quand les gens ont le sentiment de posséder des choses — bonnes ou mauvaises — ou croient que ces choses leur arrivent à « eux », ils sont à la merci de l’impermanence. Du fait que tout est soumis au changement, l’attachement ne peut qu’engendrer un sentiment d’insatisfaction. Parfois ils seront contents et parfois ennuyés quand les situations se produiront puis passeront et continueront de changer. Ces perturbations viennent du fait que la vision erronée a envahi leur esprit et leur a mis en tête des idées fausses. Au final, ils se retrouvent à porter sur leurs épaules bonheur et souffrance et ce poids devient trop lourd pour eux.

Si notre vision des choses est correcte, alors un sentiment est simplement un sentiment ; le plaisir est simplement plaisir et la douleur simplement douleur. Il n’y a personne qui possède plaisir ou douleur. Le Bouddha voulait que nous contemplions les choses de cette manière. Si nous contemplons ainsi pendant un certain temps, apparaît cette qualité du dhamma qui appelle l’esprit à « venir voir ce qui se passe ». Qu’est-ce exactement que ce bonheur que nous ressentons ? Qu’est-ce que cette souffrance que nous avons ? Sont-ils quelque chose de stable ou de permanent ? Et si ce n’est pas le cas, comment sont-ils exactement ? Nous sommes certainement capables d’observer des choses que nous avons déjà vécues, n’est-ce pas ? Nous avons déjà vécu le bonheur — a-t-il eu une fin ? Nous avons déjà connu le malheur — a-t-il duré toujours ? Quand on arrive à connaître les phénomènes et que l’on cesse de se laisser enfermer par eux, l’esprit trouve la paix parce qu’on n’essaie plus de posséder quoi que ce soit. Cela n’empêche pas d’apprécier la vie et de faire usage des choses du monde. Nous avons des ustensiles de cuisine, des meubles, etc. mais ils ne sont pas vraiment nôtres. Nous les utilisons mais c’est dans le but de réaliser qu’ils ne sont pas nôtres. Nous pouvons les utiliser librement et confortablement sans avoir à en souffrir car nous le faisons avec une compréhension globale des choses qui transcende les manières habituelles. Si nous ne sommes pas capables de dominer toutes ces choses, ce sont elles qui nous dominent car nous les portons avec tout le poids de l’attachement qui dit : « Ceci est à moi ». Cette vision erronée ne peut qu’engendrer la souffrance parce que les choses ne se produiront jamais exactement comme nous le souhaiterions.

Pourquoi les choses se cassent-elles ? Parce qu’elles existent. Si vous voyez les choses comme étant déjà cassées, vous ne pleurez pas quand elles se cassent. Si la tasse n’est pas à moi, du fait de cette non implication, qu’elle se casse ou pas, il n’y a pas de problème. Vous avez des choses chez vous, alors tâchez de réfléchir à tout cela ! Ceci n’empêche pas d’apprendre à vos enfants à prendre soin des choses. Si vous vous dites : « Bah, ce n’est pas à nous ! » vous finirez pas ne plus avoir d’assiettes pour manger. Voyez d’une certaine manière, mais parlez d’une autre manière ; si vous utilisez des concepts d’adultes pour les enfants, personne ne va laver la vaisselle !

Tant que l’on vit dans le monde, il y aura des choses à faire mais on peut les faire en lâchant prise. Alors l’esprit est paisible, sans détresse et on peut travailler tout à son aise. C’est la manière juste de gagner sa vie. Et même si le travail à accomplir est dur et déplaisant, c’est acceptable.

Le Bouddha veut que nous échappions à la naissance mais nous, nous voulons la naissance. Qu’allons-nous obtenir ? Nous ne voyons encore ce que cela implique, nous ne voyons les choses comme les voit le Bouddha. Dans son enseignement, il parle de l’orgueil qui consiste à dire : « Je suis meilleur que les autres ; je suis l’égal des autres ; je suis pire que les autres. » Voir les choses de n’importe laquelle de ces façons est inexact. Par contre si on est libre de cet orgueil, il n’y a aucun obstacle.

Les gens veulent le bonheur, la richesse et tout le reste. Ils sont attachés au mérite mais ils n’en attendent que des bienfaits tangibles en retour, sans faire de véritable progrès spirituel. En arithmétique il y a l’addition, la soustraction, la multiplication et la division mais nous ne voulons que l’addition et la multiplication — c’est la recherche du bien-être pour soi-même. Dans la réalité, les gens ont des activités méritoires mais ils souffrent aussi de la maladie et d’autres problèmes, alors ils commencent à se poser des questions : « Pourquoi cela arrive-t-il ? Où est le mérite ? » Mais ce n’est pas le sens qu’il faut donner à la pratique méritoire et à la conduite vertueuse. Ne recherchez pas des mérites pour faire qu’un chat se transforme en chien — le mérite ne va pas changer la nature des sankhara ou phénomènes conditionnés. Par nature, ceux-ci sont en fluctuation permanente donc, quoi qu’il arrive, n’en soyez pas exagérément préoccupé ou perturbé.

Ce que nous appelons les « moyens habiles » ou les « actions bénéfiques » se traduit dans notre langage comme une forme d’intelligence, une qualité de circonspection qui nous permet de vivre notre vie dans le monde. Il est nécessaire que le mérite et les moyens habiles fonctionnent ensemble. Le mérite est comme de la viande crue qui va s’abîmer au bout d’un certain temps ; la sagesse est le sel qui va permettre de le conserver — ou le réfrigérateur ! Il est dit qu’il n’y a pas de lumière comparable à la sagesse et pas de rivière comparable à tanha, la convoitise. C’est pourquoi le Bouddha a conseillé de ne pas laisser l’action, le fait de manger ou de voir, se transformer en convoitise. Vivez dans le monde mais voyez clairement le monde tel qu’il est, sans permettre à votre cœur d’être submergé par l’avidité — en d’autres termes, lâchez prise encore et encore.

L’enseignement du Bouddha a pour but d’aider tous les êtres à échapper à la ronde du samsara. Mais nous, qui sommes affligés de grossiers obscurcissements mentaux et qui manquons de sagesse, voyons les choses autrement. Quand nous entendons le Dhamma qui dit que rien n’est nôtre, nous craignons de ne rien obtenir et cela nous met mal à l’aise.

En fait il est possible de dire que ceci est nous et que ces choses sont nôtres mais il s’agit d’une réalité conventionnelle, ce n’est pas au niveau de la Libération. Il nous faut apprendre la façon dont nous utilisons les conventions dans tous les aspects de notre vie. Nos noms, par exemple : nous ne sommes pas nés avec un nom ; c’est après notre venue au monde que l’on nous a donné un nom. Il n’y avait pas un vieux nom à remplacer, la place était vide. Dans un espace est vide, on peut y mettre quelque chose. Les gens naissent ainsi, vides et on leur attribue un nom, une manière de les désigner pendant cette vie. On va donc appeler la personne Jacques, Monique ou ce que l’on voudra, et cette personne va devenir cela sur un plan conventionnel. En réalité ils ne sont pas Jean ou Monique ; on les appelle comme cela mais en vérité ils ne sont pas vraiment un Jacques ou une Monique. En vérité il n’y a personne, seulement des conditions naturelles qui se manifestent. Par contre, si nous voulons que Jacques vienne, nous devons l’appeler : « Jacques ! » Si nous voulons appeler Monique, nous devons utiliser le nom qui lui a été donné. C’est un moyen pratique de communiquer et de fonctionner dans ce monde, c’est tout.

Les choses étant nées, elles disparaissent. Ayant disparu, elles naissent à nouveau. Naissance et disparition : toutes les conditions évoluent sur ce même schéma. Quand nous y regarderons de près, nous réaliserons que ce que le Bouddha a enseigné est la vérité. Et quand on en verra la réalité, cela ne nous apportera aucune souffrance ou privation. Voir qu’il n’y a pas de soi et que rien ne nous appartient nous rendra beaucoup plus détendus qu’avant. Nous serons en mesure de faire usage des choses à notre aise et nous vivrons dans le monde à notre aise.

Certaines personnes réfléchiront à cela et en perdront tout désir de faire quoi que ce soit. Elles se disent que, si elles ne peuvent acquérir qui leur appartiennent vraiment, à quoi bon ? En fait, ce sont ceux qui ont une relation de possessivité avec le fruit de leur travail qui souffrent le plus. Mieux vaut travailler pour accomplir sa tâche, en étant toujours conscient qu’aucun « soi » n’est engagé dans l’activité, que rien ne nous appartient et en entraînant notre esprit à lâcher prise. Ainsi en travaillant et dans toutes nos activités, nous serons dans le lâcher prise et l’abandon, en accord avec la réalité des choses.

C’est ce que l’on appelle la vision juste ou la compréhension juste : voir la réalité conventionnelle comme une réalité conventionnelle, voir la façon dont les choses nous apparaissent et comment nous les désignons conventionnellement comme étant ceci ou cela. Le Bouddha a dit que toutes ces désignations sont vides. Quand il a donné un enseignement au brahmine Magharaja, il a dit : « Mogharaja ! Tu dois voir ce monde comme étant vide. Quand tu verras ce monde comme étant vide, la mort ne pourra pas te suivre ; elle ne te verra pas. » De telles paroles peuvent décourager une personne ordinaire mais c’est ainsi que le Bouddha formait ses disciples.

Dire que ce monde est vide peut nous faire croire qu’il n’y a rien dans le monde. Mais quand nous voyons un bol ou un vase, ces choses existent bel et bien. Ce n’est pas qu’elles n’existent pas mais elles existent dans un espace de vacuité. Elles existent mais elles sont vides. Nous pouvons toujours appeler un certain objet « vase » — c’est une convention que nous créons par le mot qui le désigne. Ou bien nous pouvons utiliser une autre convention et l’appeler « un pot ». En réalité, l’objet, quant à lui, est vide de ces noms mais nous le considérons d’une certaine manière et puis nous nous attachons à cette façon de le voir.

Imaginons deux hommes, l’un assez intelligent et l’autre plutôt niais. Le second achète un pot de chambre au marché et, sans trop savoir de quoi il s’agit, le rapporte chez lui et l’utilise pour y servir son riz. Il est assez satisfait de l’utilisation qu’il en a fait, sans savoir comment les autres l’utilisent. Quand l’autre homme arrive et voit cela, il est stupéfait et n’y comprend rien. « Mais que fait-il ? C’est dégoûtant d’utiliser un pot de chambre pour servir le riz ! »

L’un est considéré comme niais et l’autre intelligent. Pourquoi le second est-il dégoûté ? Le pot est neuf, il n’a jamais été utilisé comme pot de chambre, il est propre. Alors pourquoi s’en formaliser autant ? C’est simplement dû à notre attachement à une idée et cet attachement engendre de la répulsion, voire même de la colère. « Regarde un peu cet idiot ! Il se sert d’un pot de chambre pour mettre son riz ! » Mais de ces deux personnes, lequel est vraiment l’idiot ?

Le pot de chambre n’est rien en soi. Un pot ordinaire n’est rien en réalité. Nous désignons un certain objet par le mot « pot de chambre » et si quelqu’un s’en sert pour y mettre du riz ou de la soupe, les autres vont trouver cela répugnant. Que signifient ces sentiments négatifs ? Ils sont le résultat de l’attachement au nom, à la convention selon laquelle « ceci est un pot de chambre ». Ce n’est pas vraiment un pot de chambre dans un sens absolu et inaltérable ; cela dépend de notre perception et de comment nous souhaitons l’utiliser. S’il est propre, nous pouvons l’utiliser pour toutes sortes de choses.

Si nous comprenons la vérité de cette manière, il n’y a vraiment aucune raison de s’embarrasser comme cela. Nous ne possédons rien. Nous pouvons utiliser des plats de service, des pots de chambre et des pots ordinaires sans le moindre problème. Ces objets ne se donnent pas eux-mêmes un nom ; nous pourrions leur en donner plusieurs ; n’importe quelle convention adéquate fera l’affaire.

C’est pourquoi il est dit qu’il y a d’une part, les mots qui désignent les choses et, d’autre part, l’esprit. Si les autres appellent cela un vase, nous pouvons en faire autant ; s’ils appellent un certain objet « pot de chambre », nous pouvons le faire aussi. Cela s’appelle s’adapter aux modes d’expression du monde, se mettre en harmonie avec le monde dans lequel nous vivons. Le Bouddha et ses disciples vivaient au sein d’une société. Ils côtoyaient toutes sortes de personnes, bonnes et mauvaises, sages et stupides. Ils pouvaient s’adapter partout parce qu’ils comprenaient la différence entre la réalité ultime et la réalité relative. Quand on a cette compréhension des choses, l’esprit est détendu et en paix. Il n’y a ni attachement ni saisie ; c’est la conséquence naturelle de la vision juste. On sait ce qu’est la convention et ce qu’est la libération, et l’esprit est libre de toute perturbation, laissant toute chose aller.

Le Bouddha voulait que nous pratiquions le dhamma. Mais qu’est-ce que pratiquer le dhamma ? Le mot « dhamma »  désigne tout : les formes que les yeux voient, les sons que les oreilles entendent, tout cela est dhamma car « dhamma » signifie les conditions dont l’existence est maintenue ; étant apparues, elles disparaissent. Nous ne pouvons pas en attendre grand-chose parce qu’elles sont ainsi, éphémères. Il faut que nous intégrions cette vérité et que nous la voyions clairement dans notre corps comme dans notre esprit — inutile d’aller chercher bien loin ! Les éléments qui composent le corps et l’esprit ne sont ni stables ni permanents, ils n’ont aucune réalité intrinsèque. Le Bouddha nous a prévenus de ne pas les considérer comme réels. Pourquoi vouloir considérer quelque chose qui n’a pas de réalité intrinsèque comme réel ? Les choses apparaissent et disparaissent, dans un état de changement constant — où est la réalité là-dedans ? La seule réalité c’est précisément cette insubstantialité. Le Bouddha voulait que nous voyions cette vérité : les choses sont impermanentes, insatisfaisantes par nature et sans essence personnelle. Ne pas voir cela et, par conséquent, se saisir des choses comme si elles étaient substantielles et réelles, ne peut aboutir qu’à la souffrance. Le voir et lâcher prise mène à la liberté.

Ceux qui pratiquent sincèrement sont respectueux. Pourquoi ? Parce qu’ils voient le Bouddha. Quand ils s’assoient pour méditer, c’est comme si le Bouddha était face à eux ; et c’est la même chose quand ils marchent, quand ils sont debout ou couchés, ils ne peuvent pas y échapper ! Ils voient cela en esprit, alors ils respectent le Bouddha, le Dhamma et le Sangha. Le bouddhasasana — l’ensemble des enseignements du Bouddha — ne s’affaiblit pas, n’est pas dilué ; il n’est pas abandonné et ne peut pas être perdu parce qu’il existe dans leur esprit. Où qu’ils soient, ils entendent le dhamma du Bouddha.

Ce concept a failli me faire exploser la tête quand je l’ai entendu pour la première fois. J’étais allé écouter les enseignements d’Ajahn Mun et il m’a interpellé : « Toi ! Continue à pratiquer et écoute le dhamma du Bouddha. Quand tu t’assois sous un arbre, écoute l’enseignement du Bouddha ; quand tu marches, écoute le dhamma du Bouddha ; quand tu dors, écoute le dhamma du Bouddha ! » Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il voulait dire. Je n’y comprenais rien parce que cela ne relève pas de la conjecture et de la pensée ; c’est quelque chose qui doit venir d’un esprit pur. Je ne parvenais pas à contempler correctement ces paroles parce qu’elles parlent de voir véritablement le dhamma. Pourtant ce n’est pas très loin de nous non plus car ce qui n’est pas dhamma n’existe pas.

Nous pensons que le Bouddha a atteint le nirvana ultime ou parinibbana il y a très longtemps mais, en vérité, celui qui voit le dhamma voit le Bouddha. Il est difficile de bien comprendre cette idée. Quand on voit le Bouddha, on voit le dhamma et quand on voit le Bouddha et le dhamma, on voit le sangha. Ils existent dans l’esprit. Mais il faut les voir clairement, pas se contenter de jouer avec les concepts, sinon des gens qui ne pratiquent jamais ou qui n’ont rien réalisé de ce que le Bouddha a voulu transmettre, diront que le Bouddha est dans leur esprit mais leur comportement les trahira.

Ce qui connaît le dhamma c’est l’esprit, et ce qui connaît est Bouddha. Le Bouddha a enseigné le dhamma, il a été éveillé au dhamma mais il n’a pas emporté le dhamma avec lui. Imaginons que vous soyez professeur. Vous n’êtes pas né professeur : vous avez étudié pour accumuler des connaissances, acquis une certaine expérience pédagogique, travaillé plusieurs années et puis un jour vous prendrez votre retraite et vous mourrez. Pourtant nous pouvons dire que le professeur ne meurt pas parce que les vertus qui ont fait de vous un professeur n’ont pas disparu. Le dhamma de la réalité ultime, la vérité qui fait d’un être un Bouddha, ne disparaît pas, de sorte que nous pouvons dire qu’il y a deux bouddhas, celui qui a une forme physique et celui qui est dans l’esprit. Le Bouddha a dit : « Ananda, pratique bien, développe-toi bien ; ti t’épanouiras dans les enseignements. Quiconque voit le dhamma me voit et qui me voit, voit le dhamma. »

Nous entendons les mots mais nous ne savons pas vraiment ce qu’ils signifient. Cela paraît confus — le dhamma est le Bouddha, le Bouddha est le dhamma — et pourtant c’est l’exacte vérité. Au départ, il n’y avait pas de Bouddha mais un prince, Siddhattha Gotama ; c’est quand il a réalisé le dhamma qu’on lui a donné le titre de Bouddha. C’est pareil pour nous. On nous appelle Georges ou Annie ou peut-être le prince Untel, mais si nous réalisons le dhamma, nous sommes nous aussi Bouddha, pas différents de lui. Comprenez donc que le Bouddha vit toujours.

Où est le Bouddha ? Quoi que nous fassions, la vérité est là. Nous pensons que nous pouvons mal agir et que c’est sans importance parce que personne ne nous voit. Méfiez-vous ! Le Bouddha voit. Le Bouddha existe encore pour nous soutenir et nous aider à avancer sur la Voie correctement et continuellement, mais nous ne le voyons pas et nous ne le savons pas. Ceux qui pratiquent ne douteront pas entre le bien et le mal, ils sont leur propre témoin. Mais nous croyons que nous pouvons nous comporter mal sans que personne ne le voie — c’est impossible ! Nous, nous voyons ! Où que nous soyons, quoi que nous fassions de bien ou de mal, nous ne pouvons pas y échapper. C’est ce que l’on appelle kamma. La vérité dans les actes existe. Le Bouddha a enseigné selon ce principe. Si tous les habitants de ce monde pratiquaient et réalisaient la vérité, ils se transformeraient tous et deviendraient Bouddha, celui qui enseigne la voie de la vertu.

Donc le Bouddha existe encore. Vous devriez vous en réjouir ! Ce n’est pas quelque chose qui doit vous attrister. Pourtant certaines personnes se sentent frustrées et disent : « Oh, si seulement le Bouddha était encore ici, j’aurais déjà réussi à atteindre l’Eveil ! » Mais en réalité il est vraiment ici, sur la voie de la pratique, la norme du bien et du mal.

Le Bouddha appelait les humains des « êtres spéciaux », ceux qui sont capables de réaliser le dhamma. Contrairement aux animaux, par exemple, nous pouvons comprendre les concepts. Quand nous sommes entraînés par un maître qualifié, nous pouvons pratiquer et réaliser la vérité. C’est beaucoup plus facile pour nous que pour les autres espèces.

Les enseignements disent qu’il est difficile de naître humain mais nous avons du mal à le comprendre. Nous nous disons : « Comment est-ce possible ? Des gens naissent constamment, parfois même il en naît deux à la fois. » Nous ne comprenons pas bien parce que nous ne savons pas ce qu’est un véritable être humain. Nous regardons autour de nous et nous voyons beaucoup de monde mais, par exemple, une personne sans vertu est à peine humaine. C’est une sorte d’animal qui n’a d’humain que le nom.

Nous naissons dans ce monde et, en tant qu’enfants, nous ne comprenons pas ces choses. Nous ne savons pas quoi pratiquer, nous ignorons ce que sont la véritable richesse et la véritable vertu de l’existence humaine. En grandissant, nous apprenons de nos parents et de nos maîtres, nous développons des vertus et devenons des êtres humains à part entière. C’est alors seulement que l’on peut dire qu’un être humain est né.

En tant qu’humains, nous avons un potentiel plus grand que les animaux. Je donne souvent l’exemple du chien qui dort sur un tas de riz non battu et qui, quand il a faim, va chercher de la nourriture. Quelle que soit la taille du tas de riz, il ne peut pas en faire usage parce qu’un chien ne sait ni battre le riz ni le faire cuire. Il va peut-être déambuler partout à la recherche de nourriture et revenir bredouille sur son tas de riz. Couché là, le ventre vide gargouillant, il est à la source même de la nourriture mais il pourrait mourir de faim.

Les humains ont donc un plus grand potentiel qu’ils peuvent utiliser pour faire le bien ou pour faire le mal. Une personne mauvaise, que l’on pourrait appeler un animal humain, peut même détruire toute une nation, alors que nous n’entendons jamais parlé d’un chien qui aurait détruit un pays. D’un autre côté, si un être humain s’intéresse au dhamma et pratique sincèrement, il ou elle peut accomplir des choses qui sont impossibles pour un animal.

En vérité, pratiquer le dhamma de la vertu n’est pas facile ; c’est juste mais difficile à faire. Prenons un exemple simple : les cinq préceptes. Nous les suivons tout le temps. Ils permettent de mesurer la valeur d’un véritable être humain. S’abstenir de tuer ou de nuire à tout être vivant, ainsi que rayonner de bienveillance pour tous ; ne pas voler, respecter les droits des autres ; connaître la modération et la retenue, et savoir ce qui est juste dans les relations sexuelles ; parler honnêtement ; et s’abstenir de prendre toute forme d’intoxicants. Si tout le monde suivait ces préceptes, il n’y aurait pas beaucoup de problèmes dans le monde. Même sans réaliser le dhamma, il y aurait peu de conflits et notre monde serait vraiment humain. Il ne faut pas grand-chose mais ceux qui respecteront ces cinq préceptes connaîtront le bien-être. En pensant au passé, ils se sentiront bien parce qu’ils n’auront fait aucun mal et, quand la mort viendra, il s n’auront aucun regret. Nous étudions donc dans le but de devenir de véritables êtres humains.


Soutenir l’arbre du bouddhisme en faisant des offrandes méritoires est bien. Cela correspond à l’écorce et aux feuilles mais c’est déjà bien. Un arbre a besoin d’écorce, n’est-ce pas ? Quand vous faites des offrandes et que vous participez à des cérémonies, faites-le dans un bon esprit, sans avidité ni ignorance mais comme un bouddhiste qui croit en la cause et l’effet. Quand vous rentrez à la maison et que l’on vous demande : « Tu es allé au monastère ; as-tu gagné des mérites ? », vous pouvez expliquer ce qu’est réellement le mérite. Ainsi cette forme d’activité devient upaya, c’est-à-dire « un moyen habile ». Enseigner est aussi un moyen habile. Comprenez cela ! C’est la convention. Le vrai dhamma est quelque chose que nous ne pouvons pas voir avec les yeux ou entendre avec les oreilles.

Quand une institutrice enseigne à ses élèves, elle prend des exemples comme « Monsieur A. a tant d’argent ». En réalité, il n’y a pas de monsieur A. L’institutrice utilise de la craie pour créer ce personnage sur le tableau. Est-ce Monsieur A. ? Oui, en tant que supposition, en tant que convention, mais il ne peut pas se mettre à courir et à s’activer. Nous pouvons parler de ce Monsieur A. dans le but d’apprendre quelque chose mais il ne peut pas sortir du tableau et se mettre à bouger. C’est upaya, un moyen habile. Il n’y a pas de monsieur A. Nous ne faisons qu’utiliser la lettre A et nous imaginons que cette personne existe dans un but précis.

Si nous avons simplement l’attention à nous-mêmes et la claire compréhension, nous pouvons pratiquer correctement. Certains se disent : « Je n’ai pas le temps de méditer, il faut que je vende des marchandises. » Mais dites-moi, pendant que vous faites des affaires, respirez-vous ? Si vous avez le temps de respirer, vous avez le temps de pratiquer le dhamma. La méditation n’est rien d’autre que cette attention, cette sensibilité à l’instant présent. Mais si je vous dit de méditer pendant que vous vendez vos marchandises, vous allez croire que je vous suggère de vous asseoir sur la place du marché les yeux fermés ! Etre attentif, c’est être conscient de ce que vous faites au moment où vous le faites. Aujourd’hui, avez-vous parlé, agi ou pensé mal ? Si vous avez été attentif, vous devez le savoir.

Alors n’allez pas croire que pratiquer le dhamma signifie qu’il faut devenir moine ou nonne et vivre dans un monastère. Quand vous faites des affaires, que vous rangez la maison ou que vous écrivez, peu importe, c’est comme avec la respiration : vous ne réservez pas une période de temps particulière juste pour cela. Même en dormant on respire. Pourquoi ? Parce que la respiration est indispensable à la vie ; en fait c’est un nutriment extrêmement fin dont on ne peut se passer plus de deux minutes. On peut se passer des aliments les plus raffinés pendant deux heures ou deux semaines mais combien de temps peut-on se passer de respirer ? C’est pour cette raison que le Bouddha nous a recommandé de contempler la respiration en associant à l’air qui entre et qui sort les syllabes « boud- » et « -dho ». Toutes les parties du corps dépendent de la respiration, c’est la nourriture suprême. Quand on l’observe de près, on voit à quel point elle est précieuse — plus que l’argent, l’or ou les diamants. Si l’air est là mais ne pénètre pas vos poumons, votre vie s’arrête là ; si vos poumons s’ouvrent mais l’air manque, vous êtes mort.

Voir la fragilité de la vie grâce à l’observation de la respiration, c’est méditer sur le rappel de la mort. Réaliser ce simple fait — que si l’air entre mais ne sort pas ou bien si l’air sort mais n’entre pas la vie s’arrête — suffit à ébranler l’esprit et cette secousse vous réveille. Votre point de vue sera transformé et votre comportement changera en conséquence. Vous n’oserez plus commettre de mauvaises actions et vous regretterez sincèrement d’en avoir commis ; vous ne serez plus aussi enclin à suivre vos réactions de désir ou d’aversion ; votre degré d’attention grandira naturellement et la sagesse arrivera en renfort et vous enseignera beaucoup de choses.

Intéressez-vous à votre souffle, accordez-lui votre attention et toutes formes de sagesse vont apparaître. C’est facile parce que nous avons tous une respiration. Quand vous vous allongez, vous pouvez fixer votre attention dessus jusqu’à ce que vous vous endormiez. C’est vraiment facile et, que vous soyez moine, nonne ou laïc, votre esprit en sera purifié et pacifié.

La méditation est là pour nous aider à dépasser la souffrance. Nous sommes capables de distinguer le juste du faux mais si on ne pratique pas on ne voit pas les choses clairement. Quoi que nous fassions, nous devons le faire avec la connaissance. C’est ainsi que le Bouddha voulait que ses disciples vivent.